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À « La Bourse » du Square Port Saïd (ALGER)

dimanche 13 juin 2004, par Hassiba

Alger, rue de la Liberté au square Port Saïd. Sur cette place bien connue de la capitale, en face d’un café maure et à quelques enjambées du Palais de justice, s’érige à ciel ouvert un marché de change informel.

Au vu et au su des autorités, dollar, euro, livre sterling et autres devises fortes y sont librement convertibles. Téléphones portables et liasses de billets à la main, de jeunes cambistes clandestins déambulent çà et là, à l’affût d’un moindre regard intéressé. « Esarf (change) ! », proposent-ils aux passants. En cette chaude matinée de juin, l’euro, monnaie-vedette au square, entame comme à l’accoutumée sa tendance baissière par rapport à la monnaie nationale. Cent euros valent 11 600 dinars à l’achat et 11 500 DA à la vente. Il y a peine deux mois, la parité entre les deux monnaies tournait autour de 11 700 DA pour cent euros. Comme à chaque saison estivale, une affluence de cohortes d’Algériens d’outre-mer au pays. Les flux d’émigrés s’accompagnent ordinairement de nouveaux flux de devises fortes, presque immanquablement canalisés vers le marché parallèle. Orthodoxie des plus-values oblige, les détenteurs de monnaies fortes sont naturellement captivés par les taux de change alléchants que leur offrent les circuits illégaux. Au taux en vigueur sur le marché officiel, 1000 euros valent quelque 86 000 DA. Cédé aux cambistes clandestins, le même montant en monnaie européenne rapporte jusqu’à 116 000 DA. De ce simple arbitrage, porteur de gains faciles, procède pour ainsi dire la forte attractivité du change informel. Côté Square comme sur l’ensemble des marchés informels, la parité des cours fluctue au gré de la sacro-sainte loi de l’offre et de la demande. S’inclinant pendant l’été en raison d’une offre additionnelle de devises, les monnaies fortes retrouvent en revanche toute leur vigueur avec les traditionnelles poussées de demandes qui marquent l’approche des périodes de pèlerinage à La Mecque.

Laisser faire, laisser passer

Sensible aux humeurs du marché, la cotation de la valeur externe du dinar par rapport aux devises fortes s’effectue en continu sur la place Port Saïd. Hormis les jours de fêtes religieuses, et parfois les vendredis, les cambistes clandestins s’adonnent quotidiennement au négoce des devises. Les autorités laissent faire et ne bronchent point. « Ce n’est pas notre affaire », nous réplique un des nombreux policiers postés sur la place. L’air désabusé, il nous indiquera que « ces vendeurs ont toujours été là » et que son rôle à lui se limite à réguler la circulation. Vaquant pleinement à leur commerce, les cambistes ne semblent pas, non plus, faire grand cas de la présence des agents en uniforme. Information prise auprès de certains commerçants à la rue de la Liberté, l’on apprend qu’ hormis quelques vendeurs d’Alger et de Kabylie, la plupart des autres courtiers du square viennent de Sétif et de Jijel. Sétif, nous précise-t-on, est l’une des régions qui comptent le plus d’émigrés. En Kabylie comme à Alger et à l’est du pays, ils sont, susurre-t-on, une poignée de « gros fournisseurs » à avoir la mainmise sur le marché parallèle de change. « Des barons de la devise » comme on aime à les qualifier. Les cambistes du square ne seraient quant à eux que de simples petits vendeurs gagnant des marges de 2 à 5 % sur les montants échangés. L’un d’entre eux nous affirmera que les montants qu’il échange au quotidien dépassent rarement les 1000 euros. « Les gros montants, nous dit-il, ne s’échangent pas ici... ». Mais rien n’indique en retour que les préposés à la vente de ces devises soient de « petits porteurs ». La place affecte à vrai dire une ambiance digne d’un authentique marché boursier. Un mouvement de va-et-vient accapare le regard. Les cambistes s’agitent et ne tiennent pas en place. L’air averti, un quadragénaire exhibant quelques billets verts, nous indique qu’en cette période, le cours de la monnaie américaine est de 9 800 DA pour les cents dollars. S’il s’agit de sommes importantes, s’est-il ravisé, « on peut proposer des taux plus intéressants à l’achat comme à la vente ».

Prolifération du change informel

Tenant un magasin de confection du côté du square Port Saïd, un commerçant nous fait part de son désagrément face à l’ampleur que prend le phénomène du change informel en ces lieux de la capitale. « Ce marché de la devise existe depuis le milieu des années 1980 et ces petits jeunes sont une troisième génération de revendeurs », nous a-t-il signifié. « Ils sont plus protégés que vous et moi. Même pendant les évènements de la décennie noire, ils n’ont jamais eu de problèmes. Ni vols ni attaques terroristes. Cela fait plusieurs années que je tiens mon magasin dans ce quartier et je n’ai jamais pu y garer ma voiture car les places sont toujours prises », a-t-il confié. « C’est leur fief », a-t-il martelé.Stationnés ça et là, les véhicules des cambistes semblent leur tenir lieu de petits bureaux discrets où ils viennent peaufiner leurs comptes à l’abri des regards. Les coffres de ces voitures, nous dit-on, sont bourrés de liquidités, toutes monnaies confondues. Ici comme ailleurs, le change informel est accessible à tous. Du côté du Sénat, à Belcourt ou dans d’autres quartiers d’Alger, nombre de petites boutiques ordinaires font office de bureaux de change clandestins.A la rue Tanger, un magasin de vêtements pour hommes sert, à qui le connaît bien, de comptoir pour l’achat et la vente des devises. Très accueillant, le vendeur nous assure que chez lui les faux billets n’ont jamais cours. Comme pour nous prouver sa bonne foi, il procède à la vérification des petites coupures d’ euros à l’aide d’une petite lampe ultraviolet.

Un marché librement accessible

A l’image de la capitale, différentes localités de la Kabylie connaissent également une prolifération des bureaux de change clandestins. On peut librement y acheter et vendre des devises. Emigrés et retraités affiliés aux Caisses de retraite françaises alimentent régulièrement le marché. A chaque fin de mois, les pensions en devises sont retirées des comptes bancaires pour atterrir aussitôt après chez les cambistes informels. Le marché parallèle brasse ainsi des capitaux colossaux en monnaies fortes. Au square, affirme t-on, personne ne peut savoir combien d’argent, en devises comme en dinars, circule exactement. « Enormément d’espèces et peut-être même davantage que l’on puisse en trouver dans les agences bancaires avoisinantes », nous lancera un commerçant de la place Port Saïd. Petits et grands affairistes, avancera-t-il, « viennent s’alimenter en devises auprès de ces cambistes ». D’après lui, « les revendeurs d’alcools clandestins sont particulièrement attentifs à l’évolution des taux. Ils s’approvisionnent en marchandises au port et à l’aéroport. Si les cours des devises baissent avant qu’ils aient pu écouler leurs bouteilles, ils peuvent perdre énormément ». « C’est la logique du marché », aiment à répéter un peu trop à l’ envie ces cambistes du square. En bonimenteurs qu’ils sont, ils ne se hâtent jamais de fixer les cours avant de savoir quelles sommes exactement souhaite-t-on échanger. S’il s’agit d’importantes traites, ils préfèrent recourir aux effets de commerce. Les chèques, ordres de virement et autres moyens de paiement scripturaux sont ici monnaie courante, nous confient certains habitués de la place. Et c’est via les banques, nous précise-t-on, que s’effectuent de pareilles transactions. Telle une véritable corporation, décrivent nos interlocuteurs, les cambistes clandestins sont « très organisés et solidaires ». « Ils se protègent les uns les autres et s’entraident pour pallier d’éventuels manques de liquidités », nous dit-on. Même s’il s’enrichissent presque à tous les coups, nous explique un de leurs clients, « ils courent toujours le risque de faire de très mauvaises affaires si les taux viennent à baisser soudainement ». C’est là, souligne-t-il, « le principal écueil qu’ils semblent redouter... ».

Par A.Rezouali, El Watan