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Agroalimentaire et privatisations : Le jeu trouble des lobbies en Algérie

jeudi 16 septembre 2004, par Hassiba

Phénomène nouveau ou simple apparition ? En Algérie,les lobbies font leur entrée dans les médias ces derniers mois par différents canaux pour atteindre leurs objectifs.

Les menaces de grève et de marches de corporations, comme celles des boulangers ou alors des travailleurs de la Fédération de l’agroalimentaire, suscitent moult interrogations sur les tenants et les aboutissants de ces demandes d’augmentation du prix du pain au moment où les intervenants privés dans la filière farine connaissent des difficultés, tout comme la menace d’une grève nationale et d’une marche des travailleurs affiliés à la fédération UGTA de l’agroalimentaire, prévues pour le 20 septembre, survient en pleine négociation pour la privatisation des plus importantes entreprises du secteur.

Les arguments pour et contre
Les positions des uns et des autres sont établies sur la base d’argumentaires très bien étudiés, poussant même certains ministres à donner « raison » aux revendications et autres demandes émises par les « syndicats » sans tenir compte de la vue d’ensemble que leur proposent leurs pairs du gouvernement. Noureddine Boukrouh n’a-t-il pas affirmé que la revendication des boulangers était légitime au vu des différentes augmentations des prix des intrants dans la fabrication du pain. Une déclaration qui sera vite contredite par le chef du gouvernement et par son conseil. Les boulangers n’étaient pas réellement pour une augmentation du prix du pain mais c’est la filière de la farine panifiable qui connaissait ses premières difficultés en raison d’une surcapacité installée et du refus au milieu des années 1990 de la privatisation de deux des Eriad par les travailleurs de l’UGTA. Ce refus et les difficultés financières que connaissait le pays, à cette période, ont permis l’ouverture de la filière au capital privé et la multiplication de meuneries. Ces opérateurs privés, ne possédant pas nécessairement les techniques d’achat du blé sur les marchés de Chicago contrairement à l’Office interprofessionnel des céréales, se sont retrouvés dans un cas de figure classique d’acquisition de quantités de blé à un coût supérieur à celui des Eriad et dans un contexte de très forte concurrence.Cette situation a abouti à la menace de grève des boulangers et à une demande d’augmentation du prix du pain. Une solution qui aurait bien arrangé les importateurs malheureux de farine mais dont les impacts sur le consommateur et sur la société sont, heureusement, restés inconnus. Ces derniers jours, ce sont d’autres filières du secteur qui sont mises en avant par certains médias. Les filières sucre et corps gras qui relèvent du secteur public ne devront leur salut qu’à la privatisation.

Juge et partie ?
Premier argument, l’endettement, jugé par le ministère en charge de la privatisation comme étant énorme. Second argument, l’Etat ne peut renflouer les caisses de ces entreprises car il prévoit de forts investissements dans les secteurs des travaux publics et des ressources en eau. Donc, l’actionnaire ne peut opter pour une démarche de sauvetage de ses entreprises et le salut pour plus de 70 000 travailleurs ne peut survenir que d’une privatisation rapide et totale. Ces arguments que les lobbies en place donnent à l’opinion publique semblent acceptables et la démarche correspond à celle des pouvoirs publics qui ont décidé que toutes les entreprises non stratégiques sont éligibles à la privatisation.

Le seul ennui réside dans le fait que ces « analyses » surviennent en pleine négociation entre des entreprises privées activant dans le secteur de l’agroalimentaire et le ministère de la Participation sans que l’on sache quelles sont les offres faites et pourquoi les travailleurs de l’agroalimentaire veulent se mettre en grève au moment où leur hiérarchie est dans une position plutôt conciliante vis-à-vis de la démarche du gouvernement. Les deux partenaires étant à la recherche de termes consensuels du « pacte économique et social ».Mais cette montée au créneau des différents « partenaires » est-elle due à la personnalité du nouveau ministre en charge de la privatisation ? En effet, Yahia Hamlaoui est considéré comme le « père spirituel » du secteur de l’agroalimentaire public. Il fut un cadre dirigeant dans des entreprises du secteur et président du fonds de participation. Son parcours en a fait un interlocuteur privilégié des syndicalistes de l’UGTA ainsi que des opérateurs privés.Son parcours dans le secteur lui permet donc d’avoir une connaissance quasi-complète de ce qu’il est « urgent » de céder au capital privé et à quel prix. Cependant, c’est ce même avantage qui peut être pris comme argument à son encontre.Le secteur de l’agroalimentaire « végétait » dans de confortables découverts depuis quelques années sans que cela inquiète les travailleurs ou suscite un intérêt particulier pour d’éventuels acquéreurs soucieux de préserver des postes de travail.

Le parcours du ministre a, semble-t-il, eu un effet non négligeable sur la multiplication des offres pour des entrées dans le capital de ces EPE et le fait que le secrétaire général du syndicat le connaisse bien permet à ce dernier d’« aller au charbon » pour afficher son opposition à la démarche des représentants de l’actionnaire.Une opposition, au vu des chiffres et des pertes de marchés de ces entreprises publiques, qui ne peut s’expliquer que par la volonté de préserver des « acquis » rentiers.Le chiffre d’affaires du secteur de l’agroalimentaire, toutes filières confondues, est évalué à 7 milliards de dollars par an. La volonté de maintenir des entreprises publiques dans une position de sous-traitance et de désinvestissement ne peut que renforcer les parts de marché des opérateurs privés et de réduire ces EPE à un foncier dont la cession se fait rarement à la valeur du marché mais fixée, par une aberration légale, au prix domanial. Un prix qui ne permet point de connaître la valeur réelle du patrimoine de l’entreprise et à ses gestionnaires de procéder à des négociations normalisées avec leur banque.Ainsi, la démarche des éventuels repreneurs et des syndicalistes converge bizarrement sur un renforcement des parts de marché des entreprises privées du secteur.Une situation qui rappelle étrangement celle de l’éventuel partenariat entre Savola, le saoudien, et l’ENCG. L’échec des négociations a permis un renforcement des positions des importateurs et des producteurs privés au détriment de cette entreprise qui, maintenant moribonde, fait l’objet de différentes offres de rachat et dont la privatisation est, pour le MPPI, la seule manière de lui « éviter le pire ».

Privatisations : échecs à répétition ?
Chaque fois que les pouvoirs publics ont tenté une opération de privatisation, une levée de boucliers est attendue. Cimenteries, unités de transformation, briqueteries, textiles, etc., tous les secteurs ont eu leurs heures de grève. Sus au capital privé, le privé est exploiteur et autres rappels aux origines du « socialisme spécifique » de l’Algérie révolutionnaire sont les mots d’ordre pour s’opposer à la privatisation.Une démarche honorable si elle n’avait permis à des intervenants de s’enrichir de manière éhontée dans un contexte de plan d’ajustement structurel.

Le refus de la privatisation des cimenteries algériennes à un moment où les deux géants mondiaux du secteur se faisaient une guerre sans merci n’a pas permis d’augmenter la production de celles-ci ni de préserver des emplois mais a abouti à une augmentation des importations par le secteur privé dans un contexte de pénurie qui favorisait le marché noir des matériaux de construction. Et si la production de l’une d’entre elles avait un impact sur les prix, par une étrange coïncidence, une panne bloquait la cimenterie.Des situations qui sont légion et dont la plus visible est la destruction par les trabendistes et autres importateurs légaux du secteur textile. Ce dernier reste, dans les pays voisins, un important pourvoyeur d’emplois et de devises.Autre échec, la privatisation de GBA. La proposition du groupe Castel était prometteuse.

Mais encore une fois, des lobbies ont fait « capoter » les négociations. L’offre de Castel portait sur une entreprise en possession de la quasi-totalité des parts de marché. Depuis, la situation du Groupe boissons d’Algérie ne s’est pas améliorée. Au contraire, l’entreprise se retrouve avec une part minoritaire du marché et des intervenants à capitaux privés renforcent, jour après jour, leurs positions. Mais le secteur de l’agroalimentaire ne se limite pas au sucre, à l’huile et à la farine. Pour un expert, fin connaisseur des rouages de l’Etat et de l’industrie algérienne, cette focalisation sur l’Enasucre et l’ENCG n’est pas fortuite. « Pourquoi ne nous parle-t-on que des ‘‘cadavres’’ ? » s’interroge-t-il. Une interrogation en rapport avec d’autres filières comme celle de l’aliment pour bétail dans laquelle les entreprises publiques gardent de grosses parts de marché et ont une influence directe sur la filière viande. Cette apparition des lobbies d’intérêts pose la problématique du système de privatisations et des mécanismes y afférents. Car si l’un des soucis du gouvernement est de réussir ses privatisations dans le cadre des réformes initiées depuis plus d’une décennie, un autre ne doit pas être perdu de vue. Il s’agit de la préservation des intérêts du Trésor public. Les mécanismes mis en place par la loi ne prévoient pas le cas d’une proximité entre vendeurs et acheteurs et éventuellement des « délits d’initiés » supposés ou réels. La responsabilité de régulation de l’Etat est aussi interpellée. La transformation d’ex-monopole public en monopole privé ne peut être admise particulièrement dans des secteurs où l’impact prix est quasi quotidien sur le « consommateur contribuable ». Une réflexion doit être entamée sur la séparation éventuelle entre l’entité qui doit évaluer le prix de l’entreprise et celle qui est censée la vendre. Un mécanisme qui permettra de préserver les intérêts du Trésor s’avère de plus en plus nécessaire car la rente, finalement, n’est pas que pétrolière.

Par Amine Echikr, La Tribune