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Alan Wolfe : "L’Amérique ne veut pas d’une théocratie chrétienne"

jeudi 28 octobre 2004, par Stanislas

Alan Wolfe, le meilleur sociologue américain des religions décrit un pays éloigné de l’image de Bush, infiniment moins puritain que ne le supposent les Français.

Alan Wolfe est l’un des meilleurs sociologues américains,

Alan Wolfe.

spécialisé dans l’étude des phénomènes religieux. Il dirige le Boisi Center for Religion and American Public Life de l’université de Boston. Son dernier ouvrage est consacré aux pratiques religieuses aux Etats-Unis (1). Il a contribué à faire venir des universitaires musulmans outre-Atlantique afin qu’ils étudient la séparation des Eglises et de l’Etat. Il a aussi aidé le président Clinton à préparer son discours sur l’état de l’Union en 1995. Pour lui, les Français se font des idées fausses sur l’Amérique. Il conteste notamment la thèse d’une Amérique redevenue puritaine.

Les Européens ont le sentiment que, sous Bush, l’Amérique a plus changé que durant les décennies précédentes. Avez-vous cette impression ?

 En partie. Ce qui est vrai, c’est que le président Bush avait l’intention de changer l’Amérique de manière bien plus radicale que tous ses prédécesseurs. Bush junior est sans doute le président le plus radical que l’Amérique ait connu durant ces cent dernières années. Il a tenté de tout révolutionner : la politique étrangère et la sécurité intérieure, certes, mais pas seulement. Sur des sujets domestiques aussi, il a voulu appliquer un programme extrémiste. Il a décrété des baisses d’impôts massives. Il n’a jamais caché son intention de privatiser le système de protection sociale et de retraite. Mais il n’a pas vraiment réussi à appliquer ce programme. D’une part, parce qu’il souffrait d’un manque de légitimité dès l’origine. D’autre part, parce que le pays est beaucoup moins radical que lui, et aurait refusé une politique aussi extrémiste.

Dans votre livre « One Nation, After All », paru en 1998, vous décriviez une Amérique modérée, tolérante, mûre. Est-ce toujours le cas ?

 Oui, le pays est bien plus modéré que Bush et son équipe. L’Amérique ne veut pas d’une théocratie chrétienne. Même les protestants ultraconservateurs de la Convention baptiste du Sud [la plus grande Eglise actuellement, dont 20 % des Américains sont membres] prônent la séparation des Eglises et de l’Etat (en grande partie pour des raisons historiques, car leur ennemi originel était le catholicisme, qu’ils considèrent comme la religion d’Etat à ne pas imiter). Même modération dans l’environnement : l’Amérique ne veut pas transformer ses parcs nationaux en des terrains où les sociétés pétrolières pourraient venir forer comme bon leur semble dans leur seul intérêt particulier.

En dehors de la capacité de Bush à faire face au terrorisme, sur tous les sujets (économie, religion, environnement, prise en charge des personnes âgées, etc.), les Américains ont constamment montré leurs désaccords dans tous les sondages préélectoraux. Dans One Nation, After All, j’avais interrogé des retraités vivant dans des communautés fermées de haute sécurité à Rancho Bernardo (Californie), des policiers et des pompiers de Bedford (Massachusetts), des chrétiens de la Bible Belt, cette région du sud des Etats-Unis très religieuse. J’ai été étonné de m’apercevoir que tous, malgré leurs différences, partagent les mêmes valeurs modérées. Ils se méfient des prêcheurs d’extrême droite comme des gauchistes et préfèrent une voie médiane, au centre de l’échiquier politique. Les Américains sont des pragmatiques allergiques aux idéologies, qui n’aiment pas porter des jugements définitifs sur autrui. « Foi tranquille », « patriotisme mature » et « multiculturalisme modéré » sont les expressions qui les définissent le mieux.

Pourtant, en Europe, on a eu l’impression d’un retour à l’ordre moral et d’un pays très divisé...

 Je ne partage pas la thèse des deux Amérique antagonistes. La nation est bien moins divisée que durant la guerre du Vietnam, par exemple, même si le conflit en Irak a contribué à rouvrir certaines plaies. Il y a un consensus général sur les valeurs et les évolutions de la société américaine. On dit souvent que l’équipe Bush-Cheney a voulu revenir à l’ordre moral antérieur à la révolution culturelle des années 60, que l’ultraconservatisme de l’administration Bush a été une réaction à cette période « gauchiste » et permissive. Je ne le pense pas. Bush est un produit des années 60, comme nous tous. Il n’a pas envisagé de remettre les femmes au foyer, ce que personne aux Etats-Unis ne souhaiterait, pas même les fondamentalistes chrétiens. Il n’y a aucune chance de retour en arrière, quel que soit l’hôte de la Maison-Blanche. Dans quatre ans, je suis prêt à le parier, l’avortement continuera d’être légal aux Etats-Unis, même s’il pourrait être rendu plus difficile. La consommation de drogues continuera, quelle que soit l’administration. L’influence des années 60 est telle qu’elle transcende les clivages partisans et s’exerce jusqu’à aujourd’hui.

C’est très différent de l’idée que nous, Européens, nous faisons souvent d’une Amérique bigote, puritaine, ultraconservatrice...

 Je suis marié avec une Européenne, je voyage beaucoup en Europe, et, à chaque fois, je suis frappé par votre méconnaissance quand vous parlez de la religion aux Etats-Unis. J’ai parfois l’impression que vous pensez que le président du pays s’appelle Pat Robertson [télé-évangéliste] et que le vice-président n’est autre que Jerry Falwell [fondamentaliste chrétien qui a vu dans le 11 septembre une punition divine pour les péchés de l’Amérique]. Or ces ultraconservateurs sont très impopulaires ici même. Ce n’est pas un hasard si Bush a laissé le vice-président Dick Cheney, qui a une fille lesbienne, se prononcer à titre personnel pour le mariage homosexuel. Il est faux de penser que tous les Américains sont des zélotes férus de la Bible. Dans The Transformation of American Religion, paru en 2003, j’ai noté que 58 % des personnes que j’ai interrogées sont incapables de citer cinq des dix commandements. Dieu n’est pas mort, en Amérique, mais la vieille religion de papa, oui. Les Américains croient en Dieu, respectent les traditions, mais ont aussi appris à se montrer assez critiques vis-à-vis des autorités morales, en partie parce qu’ils estiment que certaines d’entre elles (l’Etat, les écoles, parfois les Eglises) ont trahi leur confiance. De plus, il y a ici dans la religion une dimension de liberté morale que vous n’arrivez pas à comprendre en Europe. Vous voyez toujours notre religion comme autoritaire. Mais, en réalité, même dans les milieux les plus conservateurs, elle est très individualiste. C’est une sorte de thérapie et d’outil de réalisation personnelle. Même dans les groupes d’études bibliques, on parle souvent de développement de carrière ou de la manière d’élever un enfant à problèmes. Dans notre pays, la religion ne remplit pas une fonction sociologique mais psychologique. Elle n’est pas vraiment le ciment de l’unité sociale, mais plutôt une ancre qui apporte une certaine stabilité personnelle aux croyants dans un monde vécu comme complexe

Les Américains seraient donc devenus plus tolérants ?

 C’est incontestable. Prenez le cas des athées. Jusqu’à récemment, on ne pouvait pas se dire athée dans ce pays. Comme l’avait dit le président Eisenhower, « ici, peu importe votre religion à condition que vous en ayez une ». C’était une formule qui permettait d’inclure toutes les confessions. Elle avait l’avantage de ménager les protestants, les catholiques et les juifs, mais elle excluait les athées. Aujourd’hui, des pans entiers de la société avouent ne pas croire en Dieu sans être exclus du corps social. Les athées ne sont plus considérés comme une tribu exotique qui peuple l’Upper West Side de Manhattan [l’un des quartiers les plus bobos de New York]. Ils sont bien acceptés parce que, à force de rencontrer des gens différents d’eux-mêmes, les Américains sont devenus plus ouverts...

Outre le terrorisme, nombre d’Américains s’inquiètent de l’afflux de nouveaux immigrés...

 Nous avons déjà eu des périodes où les vagues d’immigration étaient plus importantes. La différence, c’est que les immigrants d’aujourd’hui ne sont plus nos bons vieux Irlandais anglophones. Ce sont des Asiatiques, des Latinos ou des gens du Moyen-Orient qui ne parlent pas notre langue et n’ont pas notre religion. Certains considèrent que leur arrivée constitue une menace pour notre identité, y compris dans les milieux intellectuels. Ainsi le célèbre professeur de Harvard Samuel Huntington a-t-il publié cette année un livre très polémique, Qui sommes-nous ?, où il affirme que l’identité américaine est en péril car les nouveaux arrivants ne sont pas des anglo-protestants. Je ne crois pas que l’anglo-protestantisme des origines soit le fondement de notre identité. Pour moi, l’identité est fondée non sur la culture, comme le croit Huntington, mais sur un credo commun. La question de ce qui constitue le fondement de l’identité américaine taraude les observateurs depuis toujours. Même nos premiers visiteurs européens, comme Tocqueville, se la posaient déjà, et ils répondaient que les Américains étaient américains parce qu’ils partageaient les mêmes idées. Je le crois aussi. Les immigrants ne sont donc pas une menace, à condition qu’ils partagent notre credo. Nous devons les éduquer pour qu’ils adhèrent à nos valeurs, à la démocratie. Comme vous le faites en France en insistant sur les lois de la République, même parfois avec excès...

Trois ans plus tard, qu’évoque pour vous le 11 septembre ?

 C’est une immense opportunité gâchée. Quand j’y pense, j’en ai presque les larmes aux yeux, tant je trouve triste que rien de noble ne soit sorti du mal et de la tragédie. Même si le sentiment que nous étions attaqués nous a unis, les divisions ont refait surface depuis la guerre en Irak. Ainsi, on se bat pour savoir qui est patriote et qui ne l’est pas. Plus généralement, le 11 septembre a conduit à un nouvel isolement de l’Amérique. Tout aurait pu être différent avec un autre leadership. Imaginez un président qui aurait dit : « L’Amérique est attaquée, les terroristes sont partout, ils ont préparé les attentats depuis Hambourg, en Allemagne. Il est donc plus important que jamais de resserrer les liens avec l’Europe pour répondre de manière multilatérale aux nouvelles menaces. » Au contraire, Bush a joué sur la vieille haine antieuropéenne, récurrente dans l’histoire des Etats-Unis.

Ces tensions dans les relations transatlantiques ne sont donc pas nouvelles ?

 Non, elles sont même la règle. L’Amérique s’est créée sur la haine de l’Europe, et notre coopération est une exception. Ce n’est qu’avec Roosevelt, qui a développé les liens avec la Grande-Bretagne dans les années 30, que nous avons renoncé à notre isolationnisme et à notre antieuropéanisme. Cela a donné l’Alliance atlantique pendant et après la Seconde Guerre mondiale. La guerre froide a ensuite conduit à une période de multilatéralisme éphémère. Bush n’a fait que revenir à un vieux schéma, bien ancré dans la culture collective, en jouant sur les ressentiments contre l’Europe.

(1) « The Transformation of American Religion : How We Actually Live Our Faith », Free Press, 2003.

SON INTERVIEW
Nous avons rencontré Alan Wolfe sur le campus de l’université de Boston, à Chestnut Hill (Massachusetts), dans la jolie petite maison typique des riches banlieues américaines qui sert de siège au Boisi Center.

Par Isabelle Lesniak, lexpansion.fr