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Charm El Cheikh ou la « reddition » finale des « anti-guerre »

mardi 30 novembre 2004, par Hassiba

Hormis la Turquie, le Koweït et le Qatar, tous les Etats de la région étaient, officiellement, contre l’intervention américaine en Irak. Moins de deux ans après le déclenchement de cette guerre et tout officiellement, tous les pays voisins de ce pays ont renouvelé de façon solennelle leurs engagements à participer à la stabilisation de l’Irak occupé.

Lundi, l’Iran a annoncé qu’il accueillerait la réunion des ministres de l’Intérieur des pays voisins de l’Irak. L’engagement des Syriens et des Saoudiens s’est manifesté dans leur décision de participer aux commissions mixtes de surveillance des frontières.

L’étrange consensus régional

La position des pays de la région n’est pas sans rappeler la situation de « schizophrénie » dans laquelle ces pays sont souvent accusés de tomber quand ils agissent de façon contradictoire. Riyad et Amman ont approuvé le calendrier des élections alors que Saoudiens et Jordaniens s’inquiètent des risques d’une trop faible participation sunnite aux élections, d’autant que les Etats-Unis continuent leurs assauts sur des bastions sunnites tels que Falloudjah. Mais les combats ne sont pas les seuls motifs dissuasifs pour les électeurs sunnites. Le 18 novembre, le groupe islamiste Ansar Al Sunna avait menacé de s’en prendre aux candidats aux élections du 30 janvier et aux bureaux de vote. Le même jour, des assaillants avaient attaqué et incendié, à Mossoul, des dépôts où étaient stockés des formulaires d’inscription aux élections. En revanche, le grand dignitaire chiite, l’ayatollah Ali Al Sistani, prône une participation massive aux élections. En tant qu’ennemi traditionnel de l’Irak baasiste, l’Iran s’est engagé à ouvrir une dynamique sécuritaire avec le « nouvel » Irak. Cette position peut s’inscrire dans le cadre de deux lectures. Favorable à Téhéran, la première voit dans cette position des dividendes qui pourront peut-être compenser la concession relative à la décision de suspendre l’enrichissement de l’uranium. La seconde est défavorable à l’Iran et assimile la coopération avec les Etats-Unis dans la gestion du dossier irakien à une mise au pied du mur. Rappelons que Washington menace de recourir au Conseil de sécurité dans le dossier du programme nucléaire iranien. La décision de suspension de l’enrichissement de l’uranium visait alors à éviter, au mieux, des pressions supplémentaires, au pire, le scénario irakien. Si, comme à son habitude, Téhéran joue la carte du pragmatisme, l’opinion publique iranienne s’est, quant à elle, cantonnée dans une opposition farouche aux Etats-Unis. Ceux-ci ont été accusés de commettre un génocide après avoir menti sur les armes de destruction massive.

Relevons par ailleurs que les motivations des Etats voisins ne sont pas seulement politiques ou sécuritaires. Rappelons, en effet, que les pays arabes les plus proches, comme la Syrie, l’Egypte, la Jordanie, le Yémen, le Liban, l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, la Turquie et les Emirats arabes unis ont tous été des partenaires économiques privilégiés de l’Irak soumis au programme « pétrole contre nourriture ». Les Etats voisins, notamment, avaient un statut particulier au point que, en août 2001, quatre d’entre eux (l’Egypte, la Jordanie, la Syrie et les Emirats arabes unis) se partageaient 40% du marché irakien. Rappelons également la présence en force du « frère ennemi » syrien, de la Turquie et de la Jordanie. Ainsi les parts de marché de la Syrie en Irak étaient-elles en constante progression au moment même où Damas avait voté la résolution 1441, autorisant la communauté internationale à user des « moyens nécessaires » pour contraindre l’Irak à respecter ses engagements.

Ce que la France dit avoir obtenu

« Chacun connaît les vues des pays représentés ici sur les circonstances qui ont conduit à la situation dont nous débattons [...] C’est aujourd’hui vers l’avenir que nous devons nous tourner [...] La France, l’Europe y sont prêtes. La France est déterminée à appuyer ce processus et à soutenir les Irakiens dans leurs efforts de reconstruction. » (Dixit Michel Barnier). Elle ne pouvait être plus claire. La France ne veut plus « se contenter d’un rôle de spectateur », considéré, dans le Monde arabe notamment, comme de l’opposition à l’hégémonisme américain. Critiqué pour avoir « cédé » aux exigences américaines, Paris estime avoir obtenu des réponses positives à certaines de ses exigences. Sont compris un encouragement à la tenue d’une réunion de l’opposition irakienne avant l’élection de l’Assemblée constituante, le 30 janvier 2005, et l’« inclusion » de toutes les forces politiques dans le champ électoral irakien, « à condition qu’elles aient renoncé à la violence ». En revanche, aucun changement n’a été accordé concernant la date des élections. De nombreux pays pourtant la jugent irréaliste au regard de la situation chaotique. De plus, contrairement à leurs souhaits, les forces politiques irakiennes n’ont pas été conviées à cette conférence strictement inter-gouvernementale. Concernant la question du retrait des troupes, la conférence s’est contentée de rappeler son caractère temporaire sans fixer de calendrier précis.

Mais le geste le plus spectaculaire de la France avait été effectué la veille lorsqu’elle a accepté, dans le cadre du Club de Paris, d’annuler la dette irakienne à hauteur de 80%. Cette annulation se fera en trois étapes : un allégement immédiat de 30% de la dette, suivi d’une deuxième étape de 30% liée à un programme du Fonds monétaire international (FMI) et d’une dernière étape de 20% liée au succès de ce programme. La dette irakienne atteint, selon des estimations du FMI, quelque 120 milliards de dollars, dont environ un tiers entre les mains des 19 principaux pays industrialisés créanciers rassemblés dans le Club de Paris. L’Irak aurait aussi contracté des dettes d’environ 60 milliards de dollars auprès d’autres pays, en particulier ses voisins du Golfe, et des pays de l’ancien bloc soviétique. Le reste serait dû à des créanciers privés, notamment des banques et des fournisseurs d’infrastructures.Ce taux apparaît très important dans l’absolu mais également au regard de la position initiale de la France qui s’était déclarée opposée à une réduction des créances supérieure à 50%. Faisant fi de ce plafonnement largement dépassé, Paris a appelé les pays créanciers de l’Irak non membres du Club de Paris à lui consentir le même traitement. Pour mieux cerner l’importance de ce geste, rappelons les circonstances dans lesquelles l’effacement de la dette a été « suggéré » par les Américains. Il s’agissait de Paul Wolfowitz, évoquant, devant la commission des forces armées du Sénat, la chute récente du régime irakien.

La France devra « payer un prix » pour son opposition à l’intervention militaire américaine en Irak et particulièrement pour son veto à une assistance de l’OTAN à la Turquie, avait-il commencé par avertir. Offensif, le secrétaire américain adjoint à la Défense avait également appelé Français, Allemands et Russes à reconstruire l’Irak en effaçant une partie ou toute la dette contractée « pour acheter des armes, des instruments de répression et bâtir des palais » par Saddam Hussein... La contrepartie à laquelle la France s’attend est (et a toujours été) économique. Michel Barnier, le chef de la diplomatie, a été clair en exprimant la volonté de son pays de contribuer au relèvement de l’Irak. Dans le cas présent, relèvement signifie reconstruction, contrats, marchés, investissements... D’où sa déclaration soulignant la nécessité que « l’action des opérateurs économiques s’effectue dans des conditions d’équité et de transparence pour tous », allusion explicite à l’octroi controversé de contrats en priorité aux compagnies américaines. Le geste français s’inscrit également dans la cadre de l’amélioration des relations avec le gouvernement pro-américain en Irak. Rappelons que, après le double enlèvement des journalistes français, fin août, le Premier ministre irakien avait estimé qu’« il n’y a pas de neutralité possible » en Irak et que ceux qui ne combattent pas aux côtés du gouvernement n’échappent pas au terrorisme. Une visite prévue à Paris du président irakien Ghazi Al Yaouar, en septembre 2004, avait été annulée par la France. La raison avancée était le contexte lié à la prise d’otages. Al Yaouar devait finalement effectuer sa visite officielle en France les 22 et 23 novembre, en même temps que la conférence de Charm El Cheikh. Il a finalement préféré la reporter « en raison de la situation intérieure ».

Ce que la France tente de récupérer

Pourquoi la France a-t-elle consenti un tel rapprochement avec les positions américaines. D’ordre conjoncturel, la première raison vient de l’évaporation progressive des « anti-guerre ». Sur le dossier de la dette irakienne, par exemple, notons que l’Allemagne n’a pas appuyé la position française et que Joschka Fischer, ministre allemand des Affaires étrangères, est favorable à un rapprochement avec les Etats-Unis. Du côté de la Russie, le soutien apporté par Vladimir Poutine à George Bush a confirmé le pragmatisme et les priorités du Kremlin. D’ordre structurel, la seconde raison tient aux intérêts économiques et commerciaux, perdus avec la chute du régime baasiste, et que la France espère reconquérir. Pour se remettre dans le contexte, rappelons que, durant les dernières années de son règne, Saddam Hussein avait soumis le business à la politique. Ainsi a-t-il donné la priorité aux Etats soutenant la levée de l’embargo, signé et mis effectivement à exécution des contrats avec ses partenaires privilégiés : la Russie, l’Inde, la Chine et la France. La Russie, notamment, détenait plus de 8% de parts de marché à l’issue de la phase IX du programme « pétrole contre nourriture ». Malheureusement pour elle, Moscou détenait aussi le record improductif des contrats en attente au comité des sanctions. Cela explique donc le pragmatisme de Vladimir Poutine.

En 2001, la France n’apparaissait qu’en 11ème position (précédant tous les autres pays européens), avec environ 3% du marché irakien. Cependant, si l’on prend comme critère d’analyse l’ensemble des contrats conclus et non encore mis en application -en raison notamment des entraves du comité des sanctions- les investisseurs français remontent, ainsi que l’explique le rapport effectué par une délégation française du groupe sénatorial d’amitié France-Irak qui avait effectué une mission à Baghdad entre le 18 et le 23 juin 2001. Ainsi apprend-on que, malgré l’embargo imposé au lendemain de l’invasion du Koweït, la France a su tirer profit de la résolution 1986 « pétrole contre nourriture et médicaments ». Durant les sept premières phases de ce programme (1996-2000), elle a même obtenu un montant cumulé de contrats de plus de 3,5 milliards de dollars. Pour plus de précision, il est nécessaire de souligner les nuances qui ont marqué l’évolution d’une coopération économique, intimement liée aux positions politiques de la France vis-à-vis de l’Irak. Ainsi, il apparaît que, de décembre 1996 à juin 2000 (de la phase I à la phase VII de l’application de la résolution 1986), les entreprises françaises détenaient à elles seules environ 15% du marché irakien. Rappelons qu’en 1997, la médiation de la France a pu éviter une intervention militaire américaine qui a finalement eu lieu en décembre 1998. Une période de turbulences a freiné cet élan.

En septembre 2001, les autorités irakiennes avaient même lancé une mise en garde. Par la voix de son ministre des Affaires étrangères, Sabri Al Hadithi, Baghdad avertissait qu’il « ne fermait pas la porte aux entreprises françaises, mais qu’il était illogique de leur accorder la priorité, dans la mesure où la position française sur l’Irak à l’ONU avait évolué ». Concrètement, la France est tombée, durant la phase VIII, à la sixième position avec un montant de 500 millions de dollars, puis à 153 millions dans la phase IX, soit 6% du marché irakien. Pour juguler ce recul, les rédacteurs de ce rapport avaient préconisé une solution consistant à présenter des soumissions françaises par l’intermédiaire de filiales implantées dans les pays arabes. En termes de partenaires commerciaux dominants, la France figurait en tête de liste (voir tableau 1). La concurrence à laquelle la France faisait face au niveau des investissements effectués en Irak était bien moins importante au niveau des échanges commerciaux. En termes de flux commerciaux, elle demeurait le premier fournisseur de l’Irak en 2000 et 2001 avec 14% de parts de marché.

Encore plus avantageux, la structure des échanges franco-irakiens montrait une certaine variété d’échanges avec toutefois une concentration sur trois secteurs : biens d’équipement 39%, agroalimentaire 30% et industrie automobile 15%. Le tableau 2 montre l’excédent commercial que réalisait la France avec son partenaire irakien (durant une période délicate) dans la mesure où les exportations totales continuent de croître (+79,3%), tandis que les importations en provenance de ce pays reculent (-27,6%). Quant aux exportations irakiennes, elles étaient quasi exclusivement constituées des produits pétroliers (brut et raffiné). La France arrivait en troisième position avec des importations d’une valeur de 1,2 milliard de dollars.

Ironie de l’histoire, le principal client de l’Irak n’était autre que les Etats-Unis qui absorbaient 41% du pétrole exporté. Les ambitions françaises brassaient de larges secteurs allant des entreprises du secteur pétrolier et para-pétrolier, à l’agriculture en passant par l’industrie agroalimentaire, la mécanique, les transports (routiers, terrestres, ferroviaires), la signalisation, la communication, les télécommunications, l’électricité, les infrastructures, le traitement de l’eau, les travaux publics, les biens d’équipement. De grosses entreprises (automobiles Peugeot, Schneider Industries, TotalFinaElf, Renault V.I., Thermodyn, Nestlé France), aussi bien que des entreprises de taille plus modeste avaient clairement affiché leurs objectifs.

Par Louisa Aït Hamadouche, latribune-online.com