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Christian de Boissieu :« Benachenhou n’est pas dogmatique mais pragmatique »

dimanche 16 janvier 2005, par Hassiba

Président du Conseil d’analyse économique auprès du Premier ministre (France) et professeur d’économie à l’université Sorbonne Panthéon, Christian de Boissieu est un monétariste connu et reconnu. Il est aussi l’auteur de nombreux livres sur la finance, les banques et la monnaie.

Dans cet entretien exclusif accordé au Quotidien d’Oran, l’économiste qu’il est livre son expertise sur l’état de l’économie mondiale, les pays du Maghreb (Tunisie, Maroc) et esquisse quelques recommandations sur les réformes économiques en Algérie, en s’appuyant sur son expérience dans ce domaine. Entretien.

Le Quotidien d’Oran : Vous présidez le Conseil d’analyse économique (CAE), organisme consultatif placé sous l’autorité du Premier ministre. En quoi consiste votre travail au sein de cette institution ? Est-ce une sorte de « boîte à idées » ?
Christian de Boissieu : Le Conseil d’analyse économique a été effectivement créé par Lionel Jospin en 1997. Il a été maintenu par le Premier ministre actuel, Jean-Pierre Raffarin. J’ai été membre, j’allais dire ordinaire, depuis 1997 et j’ai été sollicité pour prendre la présidence en janvier 2003. Le CAE est là pour « éclairer les choix économiques du gouvernement ».

Q.O. : Vous êtes aussi un universitaire, professeur d’économie à Paris Panthéon Sorbonne. D’abord, on a envie de vous dire quelle analyse faites-vous de l’état de l’économie mondiale en ce début d’année 2005 ?
C.d.B. : 2004 a été un très bon cru pour l’économie mondiale, puisqu’on aura fait une croissance de 4,5 à 5%, d’après les derniers chiffres du Fonds monétaire international. Cela faisait vingt-cinq ans ou trente ans qu’on n’avait pas eu une telle croissance. En 2004, il y a eu un écart entre la bonne croissance mondiale et la psychologie qui a été prudente, comme les bourses. En outre, la croissance a été très inégalement répartie sur la surface de la planète. La croissance américaine en 2004 a été à 4/4,5% pour l’année. Le Japon en 2004 est à 3%. Les grands pays émergents : la Chine à 9%, l’Inde à 7%, la Russie à 7% de croissance. Malheureusement, dans ce contexte-là, l’Europe continentale et en particulier la zone euro sont un peu à la traîne, parce qu’on aura eu, en 2004, dans la zone euro une croissance légèrement inférieure à 2% en moyenne (la France a été en 2004 à 2,1 ou 2,2% de croissance).

Q.O. : Il n’empêche qu’aujour-d’hui, avec un dollar faible, les signes de fragilité de l’économie mondiale existent...
C.d.B. : Je considère que 2005 devrait être un moins bon cru au plan de la croissance mondiale. Cependant, on va observer un ralentissement modéré aux Etats-Unis, qui est en train de s’amorcer suite aux hausses des taux d’intérêt par A. Greenspan et au fait que Bush, réélu, ne pourra pas faire toutes les baisses d’impôt qu’il veut, parce qu’il faut, à un moment ou un autre, réduire un peu le déficit budgétaire américain, etc. Le Japon et la Chine sont en train, eux aussi, d’amorcer un ralentissement. Tout cela aura forcément un impact sur l’Europe. Pour 2005, je suis moins inquiet du pétrole que du dollar.

Q.O. : Pensez-vous que la baisse du dollar va se poursuivre avec, en parallèle, l’augmentation du prix de pétrole ? Quelles sont les scénarios imaginés par les prévisionnistes ?
C.d.B. : Sur le pétrole, mon analyse est que les prix du baril vont se stabiliser entre 30 et 40 dollars. Ces prix ne vont pas baisser beaucoup plus parce que la Chine, par exemple, continue à peser assez lourdement sur les prix du pétrole, les prix de l’acier et les prix des autres grandes matières premières. Même si la Chine ralentit un peu, elle va exercer une pression sur les prix. En même temps, je pense que les pays producteurs, membres de l’OPEP ou non, n’ont pas intérêt non plus à installer durablement l’économie mondiale dans une fourchette du prix du baril allant de 50 à 55 dollars. Parce que s’ils font cela, on verra le même phénomène que celui qui s’est produit après les deux chocs pétroliers des années soixante-dix, c’est-à-dire que cela découragera la consommation et incitera un certain nombre de pays et de consommateurs de pétrole à se tourner vers d’autres sources d’énergie. On est de fait sur une fourchette qui n’est pas officielle, mais qui est entre 30 et 40 dollars.

Q.O. : Il y a quelques années, vous étiez expert pour la Banque mondiale en travaillant sur le système financier de la Tunisie et du Maroc. Quelles sont les recommandations essentielles à faire concernant les restructurations financières en cours dans ces pays ?
C.d.B. : D’abord, quand je parle du Maghreb, j’intègre aussi l’Algérie, même si j’ai plus d’expérience sur le Maroc ou la Tunisie. L’expérience que j’ai tirée de vingt ans d’interventions dans les pays du Maghreb sur ces problèmes monétaires, bancaires et financiers, c’est que tout prend du temps. Il faut essayer d’accélérer un peu la musique, de brûler quelques étapes dans la séquence. Au Maroc et en Tunisie, j’ai travaillé sur les nouveaux instruments financiers. Des progrès sont intervenus, mais parfois un peu lentement. Une remarque au passage : je rencontre souvent une certaine frilosité devant la réforme. De ce point de vue, la France n’est pas toujours la mieux placée... Partout, il faut arriver à surmonter la défense des intérêts constitués.

Q.O. : C’est-à-dire...
C.d.B. : Il y a la question de la souveraineté économique, monétaire et financière nationale, mais le débat se situe aussi au niveau des groupes de pression. L’impression prévaut que si l’on ouvre le système en libéralisant, on va remettre en cause un certain nombre de rentes et d’avantages constitués. Quand, il y a vingt ans, je commençais à travailler sur les pays du Maghreb et que je discutais avec la Banque centrale et l’administration sur la manière de faire émerger une bourse, je trouvais les banques un peu trop frileuses, car craignant de voir leur rôle réduit dans les financements du fait de l’essor des marchés. J’ai toujours pensé que c’était un raisonnement à court terme, parce que l’expérience mondiale montre que tout le monde a intérêt à ce qu’un système bancaire et financier se modernise, se libéralise et s’ouvre. Chacun y gagne. Prenons le cas des banques françaises : elles n’ont pas été mises à plat par le développement de la Bourse de Paris, mais plutôt, il y a dix ans, par la crise immobilière ! Par conséquent, le message que je donnerai, c’est qu’il faut faire la pédagogie de la réforme et bien montrer que, à terme, tout le monde, ou presque, peut être gagnant. Les entreprises doivent trouver à mieux financer leurs projets, les banques et les banquiers doivent s’en trouver mieux et les marchés également. C’est ainsi que l’image du pays s’améliore, en attirant des capitaux de l’étranger plus facilement. Ce faisant, il n’y a pas, à terme, de perdant dans cette affaire. C’est une phase de transition. Le rôle de la politique économique - et des politiques - est de gérer ces moments, et de faire en sorte que les perdants potentiels soient indemnisés ou, en tout cas, pris en charge, d’une manière ou d’une autre. C’est une première leçon que j’ai tirée à la suite de cette expérience de vingt ans.

Q.O. : Depuis lors, les choses ont bien évolué en termes géopolitiques : élargissement de l’Europe, mondialisation des échanges, etc. Le monde a changé. Et les inquiétudes se sont avivées aussi. Comment s’y retrouver dans tout cela ?
C.d.B. : L’Europe s’est en effet élargie vers l’Est depuis mai 2004. Quand je me rends au Maroc ou en Tunisie - mais cela doit être vrai en Algérie -, j’ai en face de moi des amis qui me disent : « Vous allez nous oublier parce que vous vous occupez de l’Europe de l’Est, donc vous n’allez pas pouvoir vous occuper du sud de la Méditerranée ». C’est pour cette raison que je fais partie d’un petit groupe d’économistes ayant pris des positions très en flèche à ce sujet pour dire : « Il faut saisir l’occasion de l’anniversaire du ‘processus de Barcelone’ pour relancer et donner enfin un contenu concret à ce que l’on appelle l’association renforcée ». Romano Prodi, l’ancien président de la Commission européenne, avait fait à Alger et à Tunis des déclarations pour proposer aux pays du Maghreb cette association renforcée. En décembre 2003, des économistes français sont intervenus à Tunis, en marge du Sommet 5+5, pour faire des propositions concrètes. L’association renforcée veut dire qu’aucun domaine ne doit être a priori exclu. Je vise en particulier l’agriculture et la filière agroalimentaire. Le « processus de Barcelone » a écarté l’agriculture de la coopération entre le nord et le sud de la Méditerranée ; il est temps de la remettre dans la corbeille. Autre point : trouver de nouveaux financements pour aider le développement des pays du sud de la Méditerranée.

Je pense qu’il faut donner plus de fonds publics aux pays du Maghreb, quitte à accepter de relever le budget communautaire, puisque nous avons en Europe, aujourd’hui, un vrai débat sur sa taille. Il nous faut à la fois, à travers les fonds structurels et d’autres soutiens, financer le rattrapage des pays de l’Europe de l’Est et aider les pays du sud de la Méditerranée à attirer plus d’investissements directs étrangers. Last but not least, nous avons proposé de donner un contenu plus concret à l’Euromed, en proposant des forums sectoriels (Forum textile, par exemple). Le textile est fondamental pour les pays du Maghreb. Au Maroc ou en Tunisie, cela représente 40 à 50% des exportations industrielles. Au moment où les produits chinois vont - c’est le cas depuis le 1er janvier 2005 - pouvoir se répandre sans aucun contingentement sur la surface de la planète, nous devons, nous pays européens, avec les pays du Maghreb, définir une zone de libre-échange ou une union sur un certain nombre de produits comme le textile. Voilà quelques exemples qui montrent un message fort d’association renforcée vers les pays du Maghreb. Je vois bien les raisons politiques pour lesquelles l’UMA a quelques difficultés à décoller. Il ne s’agit pas de dire aux pays du Maghreb : « Mettez vous d’accord entre vous avant qu’on vous aide ». Non, il faut faire les deux en même temps.

Q.O. : Pour vous, il est urgent de relancer des relations euro-méditerranéennes afin d’intégrer tous les éléments que vous venez d’évoquer. Mais, pour le moment, rien ne bouge concrètement...
C.d.B. : 2005 est l’occasion de relancer l’Euromed et de lui donner un contenu plus ambitieux et plus concret. Il faut vraiment dégager les moyens économiques, politiques, financiers pour les dix ans de Barcelone. J’en ai assez des conférences et des communiqués qui ne débouchent sur rien. En matière de sécurité et de défense, un sommet 5+5 vient de se tenir, il y a quelques semaines à Paris, qui a débouché sur des conclusions concrètes. S’il faut une démarche sectorielle, ayons-la...

Q.O. : Comment expliquez-vous que l’Algérie soit restée jusqu’ici hors de votre champ d’expertise. Et pourquoi ?
C.d.B. : Je ne connais pas bien l’Algérie. En revanche, j’y ai beaucoup d’amis, des collègues économistes, beaucoup d’anciens élèves qui maintenant exercent des responsabilités. J’avais été sollicité il y a quelques années pour travailler sur les questions bancaires et financières par les autorités algériennes de l’époque. Mais cela ne s’est pas concrétisé.

Q.O. : Aujourd’hui, l’Algérie est engagée dans des réformes économiques et financières, avec de très nombreux chantiers. Que conseillez-vous aux dirigeants algériens dans la phase de transition actuelle, à la lumière de votre expérience dans les autres pays de la région ?
C.d.B. : Premièrement, un pays, pour réussir ses réformes, doit pouvoir s’appuyer sur ses classes moyennes. Par conséquent, il faut faire attention à l’évolution des inégalités. Deuxièmement, je pense qu’il est important de s’interroger sur la séquence et le rythme des réformes. Le fait que l’Algérie prenne le train des réformes en retard par rapport à ses voisins est à la fois un avantage et un inconvénient. C’est un avantage parce que cela permet d’éviter certaines erreurs qui ont été commises ailleurs. C’est un avantage aussi parce que cela permet peut-être de sauter certaines étapes. Mais c’est aussi un inconvénient, en ce sens que l’ampleur du rattrapage est plus forte. On est dans un monde globalisé où la concurrence est plus forte. Quand on s’ouvre, on ne peut pas dire à ses voisins : « Laissez-moi le temps que je sorte de l’adolescence ». Je veux dire que la concurrence internationale est sans pitié d’une certaine façon.

Il faut donc aller assez vite dans les réformes et intéresser tout le monde à celles-ci. Il ne faut surtout pas donner le sentiment que les réformes ne profitent qu’à quelques-uns, et qu’à court terme, tous les autres en pâtiront. Il y a des transitions à gérer, des coûts à court terme à supporter. Et c’est le rôle de la politique économique de les prendre en compte. Le seul conseil que je me permettrais de donner à un pays comme l’Algérie, c’est de trouver un rythme et une séquence de réformes qui, à l’intérieur, ne remettent jamais en cause la variable confiance. Et c’est ici que le soutien des classes moyennes revêt son importance. Les élites, bien sûr, jouent aussi un rôle non négligeable pour faire tourner un pays, concevoir et appliquer des réformes.

Q.O. : Comment hiérarchiser les priorités, et selon quels critères ?
C.d.B. : Il faut accélérer les privatisations et essayer de clarifier la question des droits de propriété. Consolider le système bancaire, avoir donc des banques qui respectent les standards internationaux du point de vue prudentiel (ratios de solvabilité, etc.). Il faut mener tout cela en même temps, et puis, c’est très important, développer l’esprit d’entreprise. Qu’est-ce qui crée la richesse au départ ? Ce n’est pas l’Etat, c’est l’entreprise. Il faut développer, habiliter et réhabiliter la fonction d’entrepreneur et la prise de risques. Et accorder une attention particulière aux PME. Dans les pays du Maghreb, comme d’ailleurs en France, les PME jouent un rôle moteur dans le tissu productif. En Algérie, il n’y a pas que les entreprises d’hydrocarbure, même si le pétrole est très important. Celui-ci est à la fois une chance et un piège. Regardez la Russie : en ce moment, avec les prix du baril autour de 40 dollars, elle n’a pas de problème. Le budget russe est en excédent et la balance extérieure également. A court terme, le pétrole est une chance, mais, en même temps, cela peut être un piège si l’on organise l’économie trop exclusivement autour de cette filière. Un pays comme l’Algérie doit « mettre le paquet » sur des politiques de diversification industrielle et dans les services. L’une des priorités est de ne pas organiser le développement algérien trop autour de la rente pétrolière et gazière, parce que personne ne sait ce que sera le prix du baril dans cinq ans. En revanche, dans cinq ans, l’Algérie, elle, aura toujours besoin de vivre !

Q.O. : Sur un autre plan, vous avez un souvenir particulier avec le ministre actuel des Finances, Abdelatif Benachenhou. Quelles sont les circonstances de cette relation ?
C.d.B. : Comment je l’ai connu ? J’étais jeune étudiant à la faculté de droit et de sciences économiques de Paris (je remue des souvenirs lointains, ça devait être dans les années 1966-1967), j’étais en troisième année de sciences économiques. J’ai vu arriver un jeune assistant qui faisait des travaux dirigés sur « l’histoire de la pensée économique ».

Il avait un brio assez exceptionnel par rapport à nombre d’enseignants et comme je n’étais pas trop mauvais étudiant dans le groupe, cette amitié est née. Il n’est pas dogmatique mais pragmatique ; il est totalement dévoué aux intérêts de son pays. Et en même temps, il a une bonne expérience internationale. Aujourd’hui, il voit bien ce qui a marché et ce qui n’a pas marché à l’extérieur, même s’il ne s’agit pas pour l’Algérie d’imiter tel ou tel pays.

Par Hichem Ben Yaïche, Le Quotidien d’Oran