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Explosion du suicide en Kabylie

jeudi 16 septembre 2004, par nassim

La terre continue de tourner, mais la Kabylie fait face à un nouveau phénomène qui est venu se greffer sur la liste déjà longue des maux qu’elle endure : le suicide.

On peut, en effet, sans risque de se tromper parler de phénomène tant les chiffres sont éloquents. Tizi Ouzou et Béjaïa occupent respectivement la première et la deuxième places au peloton des wilayas où l’on se suicide le plus. Avec une très bonne longueur d’avance, si on ose dire. Il y a quelques jours, le colonel Deramchia du groupement de gendarmerie de Béjaïa, et qui chapeaute toutes les brigades de la wilaya, tirait la sonnette d’alarme au cours d’une conférence de presse. 41 cas de suicide pour 2004. Et l’année est loin d’être finie.

Pour en savoir davantage, nous l’avons rencontré dans son bureau, et l’homme semble réellement préoccupé par cette situation. Il confirme que c’est un phénomène propre à la Kabylie d’autant plus que dans les secteurs qu’il a dirigés avant sa mutation dans la capitale des Hammadites, il avoue n’avoir rencontré que deux ou trois cas de suicide durant toute sa carrière. Ces 41 cas, il faut les relativiser car ils ne concernent que les statistiques propres à la gendarmerie, et celle-ci ne couvre que les zones rurales indépendamment des centres urbains. La Protection civile elle, par contre, est présente à chaque cas en zone rurale aussi bien qu’en zone urbaine, et les chiffres de cette comptabilité macabre sont donc exhaustifs à son niveau.

Au service des statistiques, le chargé de la communication nous reçoit avec beaucoup d’amabilité et nous livre de bonne grâce toutes les informations que nous lui réclamons. De janvier 2004 au 31 août de la même année, 44 suicides avérés ont été recensés avec des pics de 10 cas au mois de mai et au mois d’août. Contrairement à ce qui se passe ailleurs dans le vaste monde où la saison du suicide est plutôt l’automne avec sa tristesse et son spleen, chez nous, c’est plutôt à la belle saison, au mois de mai, juin et août que l’on décide de se mettre une corde autour du cou. Un rapide coup d’œil à ces statistiques permet également de faire ressortir que le candidat au suicide est, en général, un homme autour de la trentaine et qui habite un village plutôt que la ville. Le moyen utilisé est neuf fois sur dix la pendaison. Peu de femmes parmi les victimes, une demi-douzaine en tout, et la même propension de personnes âgées et d’adolescents.

LES HOMMES PLUS TOUCHÉS QUE LES FEMMES
Pour 2003, 34 suicides ont été signalés pour 51 tentatives. En 2002 une quarantaine de cas, en 2001 44 cas, en 2000 55, en 1999 44. Une moyenne de 45 cas est enregistrée chaque année rien que dans la wilaya de Béjaïa.
Si l’on prend le phénomène par les chiffres bruts, il peut paraître banal, voire insignifiant. Que peuvent peser une cinquantaine ou une centaine de suicidés à côté de l’hécatombe provoquée par les accidents de la route, de surcroît dans un pays habitué aux comptabilités macabres hallucinantes ? Rien.

À peine un cri d’alarme ici ou là, vite noyé dans l’indifférence générale. Mais si l’on prend le phénomène comme un indice probant sur la santé mentale des Algériens, il y a en effet de quoi s’inquiéter. Suicide, dépression et folie riment souvent avec Kabylie. Les services de la gendarmerie ne s’occupent que des questions techniques. Faire les premiers constats sur le terrain, amasser les indices, les preuves, s’assurer qu’il ne s’agit pas d’un crime maquillé en suicide et autres procédures d’enquête routinière. Ils ne sont pas habilités à mettre des mots sur ces maux afin d’expliquer ou d’avancer des hypothèses. Cela n’empêche pas le colonel Deramchia de hasarder, à titre personnel, quelques pistes pour tenter de comprendre ce phénomène. Il y voit deux causes principales : le manque de communication dans la cellule familiale et les exigences de réussite d’une société aux critères figés. Une société qui pardonne rarement l’échec ou la défaillance.

La preuve, ce jeune marié qui se suicide le lendemain même de sa nuit de noces pour n’avoir pu exhiber le fameux linge sanglant, gage de virilité. Sur ces deux causes, viennent se greffer tous les problèmes d’une société en mutation perpétuelle, le recul de la foi qui, quoi qu’en en dise, était un garde-fou pour le suicide considéré comme un péché majeur, la disparition de la fameuse solidarité villageoise et le matérialisme débridé qui a remplacé bon nombre des valeurs ancestrales.

Quelles sont donc les véritables raisons qui font qu’autant de personnes en arrivent à des solutions extrêmes ? En dehors d’une étude médicale et sociologique digne de ce nom, personne ne peut être affirmatif à cent pour cent.
En octobre 2002, une journée d’information sur le thème “Suicide et prévention” a eu lieu à l’université Abderrahmane-Mira de Béjaïa en présence, outre des spécialistes algériens de la question, des psychiatres de la ville française de Brest. Une initiative, hélas, orpheline, car il en va du suicide comme des accidents de la route : les autorités se contentent de tenir la comptabilité à jour.

En dehors des institutions étatiques que nous avons visitées et qui ont bien voulu mettre à notre disposition leurs informations, il est bien difficile d’enquêter sur le terrain, en Kabylie, sur le phénomène du suicide. Pour la bonne raison que c’est un sujet des plus tabous.
L’évoquer devant les parents d’une victime, pour en savoir un peu plus sur le geste fatal, revient à parler de corde dans la maison du pendu.

Dans un petit village enclavé, un homme brisé a bien voulu se livrer à nous. Amirouche a 34 ans et des désillusions plein la tête. A l’âge où la plupart de ses copains de promo ont enfin trouvé femme et travail, lui végète dans un coin perdu de montagne qui compte quelques vieux retraités qui n’ont plus rien à attendre de la vie, une cohorte de jeunes chômeurs qui ne savent que faire de leur temps et une demi-douzaine de malades mentaux, tous aussi excentriques les uns que les autres. Son diplôme d’ingénieur en électromécanique ne lui a ouvert aucune porte si ce n’est celle d’une petite école primaire pour un contrat de six mois afin de remplacer une enseignante en congé de maternité.

ÉCHEC, DÉPRIME, SUICIDE
La galère. Des années de sacrifice et de travail ardu pour revenir à la case départ et ruiner les espoirs d’une famille nombreuse et pauvre qui voyait en lui leur seule planche de salut. Le blues qui s’installe tout doucement, le vague à l’âme continuel et une première dépression qu’il n’a pas le temps de voir venir. C’est bientôt le cercle infernal des calmants, des psychotropes, de courtes périodes de rémission et de rechute fatale. Amirouche n’en peut plus, il fait une première tentative de suicide en se bourrant de barbituriques. Son petit frère le trouve avant qu’il ne soit trop tard et il est sauvé in extremis.
La deuxième tentative arrive six mois plus tard lorsque la famille le croyant guéri relâche sa vigilance autour de lui. Il se taillade les veines mais maman veille au grain. Il est de nouveau sauvé à deux doigts de la mort. Aujourd’hui, si l’on se fie aux apparences, il est presque guéri mais son allure pataude et apathique trahit encore la présence d’une profonde blessure.

De violentes pulsions d’autodestruction viennent encore de temps à autre l’aiguillonner, et il sait qu’un jour ou l’autre il tentera d’en finir une bonne fois pour toutes. “Tu vois, dit-il, je suis un raté. J’ai raté même ma propre mort.” Il ne le dit pas à haute et intelligible voix, mais son regard qui se perd dans le vide le suggère clairement. Amirouche est, cette fois-ci, déterminé à réussir sa sortie. Des Amirouche, malheureusement, il y en a beaucoup en Kabylie. Et à défaut d’écoute et d’aide psychologique, ils ne feront un jour que grossir les statistiques.

Par Djamel Alilat, Liberté