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Google, le nouvel ogre de la littérature

mercredi 23 mars 2005, par nassim

Google, le moteur américain de recherche sur l’Internet ambitionne de numériser 15 millions de titres de livres dans le monde et de les mettre gratuitement en ligne.

Google n’a pas de stand au Salon du livre de Paris. Pas encore. Le géant américain s’est en revanche largement montré le week-end dernier à la London Book Fair, la Foire du livre de Londres. Car le nouveau défi de Google concerne à la fois le livre et le vieux rêve de la bibliothèque universelle. Un nouveau pas dans la mission que la firme s’est donnée : « Organiser l’information à l’échelle mondiale et la rendre universellement accessible et utile », argument choc qui passerait presque pour philanthropique. Rendez-vous compte : « 90 % des livres ne sont pas accessibles » en ligne, avance Adam Smith, un des responsables de la société californienne.

Pour réaliser ce dessein presque divin, le moteur de recherche américain a lancé une double offensive (éditeurs et bibliothèques) sous l’appellation Google Print. L’idée est de convaincre propriétaires et dépositaires de contenus de lui céder une copie numérique. Il a d’abord fait un appel du pied aux éditeurs de la planète en octobre 2004 à la Foire de Francfort, puis s’est adressé aux bibliothèques. L’annonce de partenariats avec le gotha des établissements américains et anglais (universités de Stanford, Michigan et Harvard, New York Public Library et université d’Oxford) pour numériser 15 millions de titres d’ici à dix ans a été claironnée le 14 décembre.

Emissaire. En France, Google en est juste au stade des premiers contacts avec les maisons d’édition. Un émissaire de la firme de Mountain View (Californie) est récemment venu quelques jours à Paris pour rencontrer une poignée d’éditeurs. La proposition est alléchante. Le premier moteur de recherche au monde propose de numériser leurs fonds à ses frais. Son argumentaire, que Libération s’est procuré, liste les avantages à collaborer. L’éditeur expédie en Californie les livres qu’il souhaite numériser (les frais du premier envoi pourraient même être couverts par le destinataire, autant de volumes envoyés gratuitement). Google s’engage ensuite à numériser et à héberger le contenu des ouvrages sur des serveurs sécurisés.

Anticopie. Les garanties anticopies sont nombreuses : après avoir tapé un mot clé dans le moteur, l’utilisateur ne peut visualiser que 20 % de chaque ouvrage par mois, et ne consulter que deux pages en avant et deux pages en arrière. Et il est dans l’impossibilité d’imprimer. Bien sûr, Google contrôlera les éventuelles attaques de pirates. Cerise sur le gâteau, il fait miroiter aux éditeurs de nouvelles sources de revenus en proposant le partage des bénéfices générés par la publicité sur le site. Autre atout de taille, Google assure que la majorité des visites effectuées sur les librairies en ligne à partir de moteurs de recherche viennent de chez lui. Enfin, des éditeurs anglo-saxons - et pas des moindres - ont déjà accepté de figurer dans Google Print : Penguin, Houghton Mifflin, Oxford University Press, Springer ou McGrawHill. Dans son argumentaire, le moteur de recherche explique comment il est censé tirer son épingle du jeu : plus de livres mis en ligne équivaut à plus de contenu indexé, donc plus de ressources publicitaires potentielles, soit un avantage supplémentaire sur la concurrence.

Cinq ans après la tentative avortée du livre électronique, les éditeurs se trouvent donc une nouvelle fois courtisés. Et leur préoccupation est la même qu’au moment où des start-up fabriquant des gadgets susceptibles de révolutionner la lecture tentaient de leur arracher des livres pour leurs tablettes magiques : la sacro-sainte protection du copyright. On reste prudent sur le sujet, même si certains, en coulisses, s’avouent plutôt séduits par les propositions de Google, dont les arguments sont autrement plus convaincants que ceux du livre électronique. « Cela ne nous coûtera rien, peut générer des revenus supplémentaires et donner une seconde vie à des livres, confie un éditeur. Nous, on a plutôt envie d’y aller. »

Cousin. Mais le discours officiel, généralement frileux en matière de nouvelles technologies, est plus négatif. Les membres du Syndicat national de l’édition (SNE), principal syndicat du secteur, ont décidé, pour l’instant, de ne pas donner leurs livres à Google (lire page 4). Il y a quelques mois, ils tenaient la même position face à Amazon. Le libraire en ligne a lancé en octobre 2003 un procédé cousin de celui de Google, baptisé Search Inside The Book (« Recherche à l’intérieur du livre »), qui propose de feuilleter plus de 120 000 livres de 190 éditeurs. Certains ont finalement décidé de se lancer. « Editis a fait une étude juridique serrée du projet Amazon. Plusieurs éditeurs du groupe vont sans doute y aller, annonce François Gèze, patron de la Découverte. La Découverte a signé la semaine dernière. Ce qu’ils nous proposent est intéressant : pouvoir feuilleter en ligne comme chez un libraire. »

Mais c’est le caractère hégémonique de Google qui inquiète. En France, le président de la Bibliothèque nationale, Jean-Noël Jeanneney, s’est mis en travers du chemin. Exaspéré par l’annonce du projet de numérisation des bibliothèques anglo-saxonnes, il a lancé un vibrant appel à l’Europe dès le mois de janvier pour que « le monde ne soit pas un miroir américain ». Le message a fini par arriver sur le terrain politique, à l’Elysée. Après avoir reçu le patron de la BNF et le ministre de la Culture, Renaud Donnedieu de Vabres, Jacques Chirac a annoncé mercredi qu’il ferait prochainement des propositions aux pays de l’Union européenne pour accélérer la numérisation des grandes bibliothèques du Vieux Continent. Google aura peut-être servi d’électrochoc pour secouer une Europe numérique encore quasiment inexistante.

Découpage. Ce débat masque peut-être les vrais enjeux : peut-on accepter de voir une multinationale contrôler le patrimoine littéraire numérique de l’humanité ? Peut-on accepter que Stendhal voisine avec de la publicité pour tout et n’importe quoi ? Et ce n’est pas qu’une affaire d’antagonisme franco-américain, puisque le président de l’American Library Association, Michael Gorman, a lui-même écrit une tribune dans le Los Angeles Times pour soulever les questions fondamentales que pose l’initiative de Google : « Les livres des grandes bibliothèques représentent beaucoup plus que la totalité de leurs parties. » Autrement dit, l’accumulation ne suffit pas, encore faut-il l’organiser. « Le projet de Google, c’est finalement découper le livre en pages, découper la connaissance en informations », estime Hervé Le Crosnier, enseignant et partisan de la numérisation, qui a créé il y a dix ans une liste de discussion de bibliothécaires, biblio.fr. « Car si on va trouver aisément de l’information, on va perdre ce qui fait la construction de la pensée. »

Par Frédérique ROUSSEL, liberation.fr