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Idir : “Être universel ouvre les portes !”

dimanche 26 décembre 2004, par Hassiba

Idir, l’artiste connu et reconnu, nous parle de ses débuts dans la musique.

Liberté : Comment et dans quel contexte êtes-vous arrivé sur la scène musicale ?
Idir : À défaut de lycée en Kabylie, j’étais obligé de venir jusqu’à Alger pour suivre mes cours. Je me sentais déjà exilé dans mon propre pays tant que je me suis retrouvé dans un univers qui n’était pas le mien. Une fois, pour anecdote, j’ai dû me bagarrer à cause de l’incompréhension linguistique. On se tenait par les colles avec un jeune qui me lançait : “Nahi yadak !” (enlève tes mains !). Je ne comprenais pas ce qu’il me disait tant que je ne connaissais pas l’arabe. Le temps que mon cousin me fasse la traduction en kabyle, le jeune m’avait déjà donné un coup de tête sur mon crâne. Je vous laisse imaginer ma colère... J’ai vécu dans le paradoxe. L’euphorie de l’indépendance drainait des icônes de la liberté des peuples tels que Fidel Castro et Che Guevara à Alger, devenue pour l’occasion la mecque des peuples opprimés, alors que ma langue et ma culture, le tamazight, se retrouvaient opprimées. On nous demandait de nous identifier aux peuples qui luttent pour leur liberté alors qu’on nous ordonnait, aussi paradoxal que cela puisse paraître, de taire notre propre identité et de céder notre liberté. C’est un peu ce contexte qui m’a forgé et poussé, ainsi que les jeunes de ma génération, à m’affirmer, notamment dans le domaine artistique. Moi, j’étais quelque peu poussé à chanter alors que les autres se sont exprimés dans d’autres domaines.

Beaucoup pensent que vous êtes diplômé de quelque grande école musicale. Où avez-vous vraiment appris à “gratter” la guitare et à jouer la flûte que vous affectionnez tant ?
Au village. À l’époque, tous les jeunes de mon âge aidaient la famille en devenant occasionnellement, après l’école, berger. Tandis que les bêtes broutaient l’herbe, on passait notre temps à protéger nos troupeaux des chacals, nombreux dans la région, et à s’initier à des instruments que nous fabriquons nous-mêmes. Des flûtes avec des roseaux, des tambours avec des peaux d’animaux et des guitares avec des jerricans d’essence en plastique. (Fou rire !). Je me souviens avoir confectionné une guitare avec un jerrican qui porte la marque de son fabricant BP... et des fils en nylon !

Qu’en est-il de la poésie ?
Je n’écris pas beaucoup. J’ai la chance d’avoir une grand-mère chez qui je puise mes poèmes qu’elle a appris, elle-même, de la bouche de sa mère. Ce savoir est transmis par voie orale d’une génération à une autre. Ma grand-mère nous gratifiait avec des veillées d’hiver autour de la cheminée. C’est cette magie que j’exprime notamment dans la chanson Avava Inouva que tout le monde connaît.

En fait, qui est l’auteur de cette mythique chanson ?
La musique a été composée par moi et le texte par Ben Mohamed Hammadouche. Avava Inouva est le titre d’un conte que les vieilles racontent avec une musicalité propre. J’ai composé une autre musique avant de suggérer à Ben Mohamed de composer un texte qui puisse aller avec. Il a fait deux couplets tout en gardant le refrain du conte, à savoir le dialogue entre la fille et son père. La chanson est née, en somme, de ma vie, de celle de Ben Mohamed et de celle des nôtres. Je m’étonne toujours, par ailleurs, de son succès. Certains vieux me prenaient même pour un sage auprès de qui on vient demander des conseils !

Avez-vous une explication à cela ?
Je crois que ce succès est dû au fait qu’elle rappelle, aux vieux, l’ancien temps et donne, aux jeunes déchirés entre l’Orient et l’Occident, des repères authentiques. Durant plusieurs années, les gens avaient honte de s’afficher Kabyles à Alger. Tout ce qui était kabyle était connoté, en plus de la répression politique, péjorativement. Avec cet élan moderniste, même ceux qui se prenaient pour des “Arabes” avaient commencé à se chercher des origines kabyles. Il y a eu vraiment une transformation des mentalités en profondeur. C’est vous dire la force et le pouvoir de la musique. Avant le changement, ce contexte de négation avait certainement pesé lourdement sur vous.

Comment l’avez-vous vécu ?
Oui. J’ai beaucoup souffert de cette hantise qui entoure mes origines, même si je n’ai jamais eu vraiment honte de cela. Je me souviens des jeunes qui venaient chanter, en groupe, sur les places algéroises, des chansons des Beatles, des Rolling Stones. Mais, nous, lycéens kabyles, on ne connaissait pas autre chose que les chansons de Lounis Aït Menguellet. Mes amis m’incitaient à prendre la guitare, mais sitôt que je la prenais, un autre venait me la reprendre sous prétexte que ce que j’avais à chanter n’avait pas de valeur. Vous ne pouvez pas imaginer l’humiliation, surtout devant les filles, qu’on nous faisait vivre ! Tout cela a été refoulé jusqu’à ce que l’heure de la revanche sonne.

Justement, avant les honneurs, à l’université, l’humiliation a continué et la répression politique a redoublé de férocité. Quel souvenir en gardez-vous ?
Très difficiles étaient ces moments. Nous avions à l’époque un seul parti, un seul gouvernement, un seul peuple, un seul journal et un seul président. Tout était tranquille. En dehors de cela, on n’existait pas.
Le pouvoir avait les moyens de faire disparaître incognito tous les téméraires. Mes problèmes ont commencé le jour où je passais dans une émission à la Chaîne II, radio d’expression kabyle, animée par Mohamed Guerfi, Boukahlfa et Abdelkader, quand j’ai chanté une chanson patriotique Mugragh tamurt umazigh (j’ai regardé le pays berbère !).

Après les félicitations des animateurs, à la fin de la chanson que j’avais chantée en direct, j’avais eu droit à la visite de deux jeunes hommes en costard noir, dont un Kabyle qui me demandait des explications sur la chanson avant de me donner des leçons du genre : “Tu parles des Berbères et de Jugurtha... Tu ne sais pas que l’histoire de l’Algérie a changé ! Mieux vaut que tu ne chantes plus !” Ce jour-là, j’ai eu vraiment peur car ils étaient impressionnants ! Peu à peu, j’ai compris que la chanson peut être une arme redoutable.

Votre mère a mis du temps à connaître le vrai Idir...
En effet, comme vous le savez, j’ai dû remplacer Nouara au pied levé, à qui j’ai composé Rsed rsed ayides (viens, viens sommeil !). Je n’ai pas décliné mon identité. J’ai dû m’inventer sur le champ Idir car je ne voulais pas que cela se sache tant que l’artiste est associé, à ce moment-là, chez les Kabyles, à la honte, à la débauche et à la perversité. Une fois à la maison, ma mère m’a demandé si je connaissais le jeune qu’elle avait entendu chanter si bien à la radio. Vu que ma réponse a été affirmative, même si elle était aussi évasive, elle me demandait incessamment de le ramener manger avec nous étant donné qu’il est dans le même lycée que moi à Alger. Et moi, je rigolais intérieurement en me le répétant silencieusement : “Si tu savais que tous les soirs, il est avec toi !” (Rires). Ce manège a duré neuf mois. Incroyable était son mécontentement le jour où elle apprit qu’Idir est son fils.
Le poids de la société est tellement pesant que les gens vivent en fonction de ce que pensent les voisins d’eux. “Tu as vendu ta voix et dévoilé les secrets de la famille !” m’a-t-elle dit. En réalité, elle avait surtout peur de voir son fils s’éloigner du chemin menant aux professions prestigieuses tels que la médecine, la pharmacie, l’ingéniorat. Le métier d’artiste, pour elle, est abstrait. Elle est restée inquiète jusqu’au jour où elle a vu mes diplômes. Depuis, elle ne cesse de demander : “À quand le nouvel album ?” (Rires).

Quand et pourquoi avez-vous quitté l’Algérie ?
Je n’ai pas non plus choisi. Après mon bac, j’ai loué une chambre à la cité universitaire où le gardien est venu m’informer qu’un Français me cherchait. C’était le représentant de la maison EMI, Pathé Marconi, qui venait me proposer un contrat pour faire un disque. J’ai signé un contrat de 7 ans.

Une fois en France, le 8 septembre 1976, j’ai découvert tout un métier. Je me suis retrouvé à faire des promotions radiophoniques, des galas promotionnels... Au début, je partais souvent au pays, mais les contraintes du métier ont fait de moi un immigré à l’instar de milliers de mes frères.

Idir est resté silencieux très longtemps avant de revenir avec un album en 1993. Pourquoi ce long silence ?
En 1976, j’ai fait mon premier 33 tours. En 1979, j’ai fait un autre : Ayarach negh. Depuis, je me suis tu car je n’avais rien à dire. C’est vrai que pour quelqu’un qui veut faire carrière, un disque au moins tous les deux ans est nécessaire. Mais moi je ne parle que lorsque j’ai quelque chose à dire. Par contre, je n’ai jamais cessé de tourner et faire des choses variées. J’ai dû m’introduire dans une boîte italienne, chapeautée par Ennio Morriconne, spécialisée dans les musiques de films, qui fait appel, parfois, à moi pour créer des ambiances maghrébines ou pour donner des conseils. Et puis, j’ai profité pour passer mon doctorat. En 1993, j’ai fait Chasseurs de lumières qui fait allusion aux artistes, intellectuels et journalistes assassinés en Algérie et ensuite Identités.

Après 3 ans de contestation citoyenne en Kabylie, quelle analyse faites-vous de la situation actuelle dans la région ?
Les informations qui nous parviennent de la Kabylie sont désolantes et tristes. Le pouvoir a massacré la région et les luttes fratricides s’apprêtent à l’achever. Cela fait vraiment de la peine. Les uns sont manipulés et les autres se sont vendus. Il faut que tout le monde comprenne qu’une Algérie forte passe par une Kabylie forte laquelle passe, à son tour, par une fraternité forte. Si on n’arrive pas à faire cela, c’est que le pouvoir nous connaît bien et sait dealer avec nous. Frantz Fanon disait : “Si un peuple est colonisé, c’est qu’il est colonisable.”

Est-ce que les nouvelles productions de la chanson kabyle vous satisfont ?
Je ne les écoute pas. L’art est la victoire lente et progressive du profane sur le sacré au sens large du terme. L’art donne des coups de butoir aux normes sociales et religieuses pour enclencher une dynamique de progrès. Il doit être aussi divertissant. Les chanteurs kabyles font beaucoup d’efforts, mais ils restent loin de la chanson universelle. Le conformisme et l’imitation prédominent.
La force des anciens textes réside dans la sincérité qui manque à la chanson d’aujourd’hui. J’ai beaucoup travaillé pour rehausser le niveau, notamment en quittant la maison EMI-Pathé Marconi pour créer avec un ami l’édition Azwaw, qui a lancé plusieurs chanteurs, dont Matoub Lounès, paix à son âme, et Hamidouche.

Mais, j’ai vu que je ne pouvais pas aller plus loin tant que cela créait une forme de ghettoïsation. C’est pour cette raison que j’ai quitté Azwaw en 1982. Je prends à témoins tous les chanteurs kabyles qui m’ont sollicité et à qui je n’ai jamais refusé mon aide.

Vous avez initié une tendance moderniste dès les années 1970. Une fois de plus, vous avez choisi la voix de la modernité, notamment en vous ouvrant aux musiques du monde. N’êtes-vous pas en train de surfer sur la vague de la mode ?
Nous sommes à une époque où les cultures se mélangent. Moi, cela m’a apporté la reconnaissance de l’autre. Tant qu’on ne reconnaît pas les autres, ces derniers ne vont pas nous reconnaître.

Quand des gens célèbres viennent vous dire : “On vous aime et on veut chanter avec vous en kabyle”, il y a de quoi sauter de joie. Cela ouvre les portes de l’universel à la culture berbère. Pour moi, tout minoritaire que je suis, je suis en mesure de transmettre des sensations et des choses et faire aimer cela à des gens qui ne parlent pas ma langue et ne savent même pas où est située, peut être, ma région.
C’est extraordinaire ! De plus, le fait qu’eux viennent faire cela avec moi, c’est une sorte de reconnaissance directe de ma culture et de ma langue que les gens les plus proches de moi s’entêtent à nier. En dehors de la qualité des chansons, politiquement et sociologiquement, cela est un grand acquis pour nous. Être universel, ouvre les portes !

Avec votre guitare, vous prêchez en quelque sorte la conscience et vous grossissez les rangs des défenseurs de l’identité berbère...
C’est le pouvoir de la musique. Au Maroc, j’avais eu devant moi plus de 25 mille spectateurs, assis derrière le prince héritier, qui montraient des pancartes de Matoub, de Ferhat en criant : “Ulac smah ulac !”, “Nous ne sommes pas des Arabes ! Révisez l’histoire !” En Tunisie également, j’ai eu des milliers de Libyens venus avec des pancartes représentant des icônes de la culture berbère. Juste pour vous donner une idée de l’impact de la chanson et le bénéfice de s’ouvrir aux autres.

Avez-vous vécu des tentatives de manipulation ?
Quand j’ai chanté en Belgique, il y avait Ahmed Zaoui qui, après ses félicitations, m’a demandé de chanter sur l’islam ! J’ai répondu que je ne connais pas la religion et que je n’ai pas envie de m’immiscer entre le Créateur et ses créatures. J’ai également ajouté qu’il y avait beaucoup de chanteurs qui le faisaient si bien, à l’époque. Il me répondit qu’ils ne l’intéressaient pas tant que leurs discours est aussi politiques qu’éphémères.
Ce jour-là, j’ai eu peur. Je me suis rendu compte qu’on s’intéressait à moi bizarrement. Et puis, du bled, des proches m’expliquaient gentiment de ne pas leur rendre visite. Aussi, quand j’ai refusé de participer à l’Année de l’Algérie en France, pour des raisons personnelles, on a dû me coller beaucoup de choses.

Les uns me présentaient comme un farouche opposant pendant que les autres comme un chaud partisan !
Même la presse française m’avait présenté comme un partisan de Benflis avec qui je me suis prétendument entretenu durant 3 quarts d’heure alors que je ne l’ai jamais rencontré dans ma vie. J’ai dû faire une mise au point à la télévision et dire que je ne suis pas contre, mais je ne participe pas pour des raisons personnelles.

Cela fait longtemps que vous n’avez pas chanté en Algérie. Pourquoi ?
Ceux qui voulaient faire des choses au pays étaient du pouvoir et je n’avais pas confiance en eux. Je ne les déteste point tant que j’ai des amis au sein de ce même pouvoir. Toutefois, je n’ai pas envie d’être manipulé ou de servir une quelconque cause autre que la mienne se résumant à la justice sociale, à l’équité et à la reconnaissance des gens au sens large du terme. À chaque fois, il y a des empêchements.

Par Tahar Houchi, Liberté