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Irak, au coeur du « triangle de la mort »

lundi 29 novembre 2004, par Hassiba

Rapts, tortures, vols... Pour la première fois, des témoins racontent comment opère l’Armée islamique en Irak, qui tient cette zone de tous les dangers.

C’est l’endroit le plus dangereux d’Irak que les forces américaines, britanniques et irakiennes cherchent depuis quelques jours à pacifier et à reconquérir dans la perspective des élections de janvier. Il l’est pour les Irakiens comme pour les étrangers, pour les policiers comme pour les voyageurs ou les pèlerins. Même les ambulances du Croissant-Rouge irakien, peu suspectes de sympathie pour l’occupant américain, y sont attaquées. Difficile, pourtant, de ne pas passer un jour ou l’autre dans ce que les Irakiens appellent le « triangle de la mort », qui réunit les localités de Latifiya, Mahmoudiya et Youssoufiya, à une trentaine de kilomètres au sud de Bagdad. Cette enclave sunnite de la province de Babylone est un point de passage obligé sur la grande route qui conduit aux cités saintes chiites de Najaf et de Kerbela et à tout le sud du pays. Soit pas moins de sept provinces sur les dix-huit que compte l’Irak.

Chaque semaine, des dizaines de milliers d’automobilistes l’empruntent au risque d’être dévalisés, battus, enlevés, torturés, assassinés, voire défigurés ou démembrés. C’est une loterie terrifiante où gagner signifie conserver sa vie. Ceux qui font tourner la roue sont un groupe de sunnites salafistes, partisans d’un retour à l’islam des origines, utopique et puritain : l’Armée islamique en Irak.

C’est à Latifiya que l’Armée islamique a kidnappé, le 20 août, Christian Chesnot et Georges Malbrunot. Avant eux, elle avait enlevé, puis égorgé le journaliste italien Enzo Baldoni. Quelques mois plus tôt, elle avait exécuté, au bord de la route, deux reporters polonais.

Membre de l’Armée islamique mais, depuis peu en délicatesse avec elle, Moktar connaît bien la façon de procéder des tueurs salafistes. Tout commence à Mahmoudiya, si l’on arrive de Bagdad, et à Assoua, si l’on vient du sud. Dans ces deux petites villes ­ c’est particulièrement facile dans la première qui est toujours embouteillée ­ planquent les guetteurs. Leur rôle est de choisir les proies et d’informer les kidnappeurs qui attendent sur la route une vingtaine de kilomètres plus loin. « Ils ont des portables, des Thuraya (une marque de téléphone satellitaire, ndlr) et des talkies-walkies. Ils sont très prudents et craignent d’être écoutés. Alors, ils font comme s’ils étaient sur le point d’acquérir une nouvelle voiture dans un garage ou chez un concessionnaire. Ils disent par exemple : on a trouvé une Peugeot ou une Toyota de tel modèle. Ils donnent aussi des précisions sur la couleur, l’état du véhicule ou même son immatriculation en prétendant trouver le numéro joli. Le signal, c’est : venez donc voir la voiture », explique-t-il. Aussitôt, les ravisseurs se mettent à l’affût.

La traque

Dès que la proie arrive près de Latifiya, une grosse bourgade à l’habitat très dispersé où la route est toute droite, la traque commence. Six véhicules s’y consacrent. « Deux se mettent derrière la voiture choisie pour bloquer la circulation, et deux devant elle pour servir d’avant-garde, regarder si la route est libre. Puis, les deux dernières viennent à sa hauteur. Par le toit ouvrant, un tireur ouvre le feu pour la contraindre à s’arrêter. Aussitôt après, les assaillants s’emparent du chauffeur. Ils le font monter dans une de leurs voitures et un des leurs prend sa place. Tous les véhicules prennent alors la direction d’une ancienne usine où l’on fabriquait des armes du temps de Saddam. L’endroit s’appelle Al-Qaeqa et ils l’ont rebaptisé Al-Saerab. Là, ils fouillent et interrogent les prisonniers. Si ceux-ci méritent d’être pris en otage, ils appellent les chefs de l’Armée islamique, toujours avec le même code : "La voiture est bonne. Envoyez quelqu’un pour la chercher." »

Plus un policier ni un garde national

Pendant longtemps, il a été possible pour les journalistes se rendant à Najaf ou dans le sud de l’Irak d’éviter les guetteurs du centre-ville de Mahmoudiya, en prenant à contresens le périphérique. Mais, depuis fin octobre, les fondamentalistes ont perfectionné leur piège. Ils ont dynamité l’un des deux ponts qui commandent l’entrée de la ville. Cela leur permet de filtrer les voyageurs qui n’ont d’autre choix que d’emprunter des routes de campagne désertique où patrouillent là encore les hors-la-loi islamistes. Ils dressent même des embuscades sur l’autre grande route qui va de Bagdad à Kut, lieu du jardin d’Eden où se dresse l’arbre mythique de la connaissance ­ aujourd’hui bien rabougri.

Dans toute la région de Latifiya, l’administration irakienne n’a plus de représentant. « Jusqu’en mars, il y avait un poste de police avec 25 hommes. Ils ont incendié eux-mêmes leurs bâtiments et vidé les chargeurs de leurs armes en tirant en l’air. Puis ils sont allés se réfugier dans une base américaine en prétendant avoir été attaqués et s’être battus jusqu’à leurs dernières cartouches », raconte encore Moktar. Depuis, il n’y a plus un policier, plus un garde national dans la région. Ceux qui ont déserté et sont restés sur place ont dû placarder des affiches de repentirs sur les murs des mosquées. Ceux qui ne l’ont pas fait ont été exécutés.

L’Armée islamique est née à Latifiya. « Dans un endroit nommé Al-Rachid, où le Baas (le parti au pouvoir sous Saddam Hussein, ndlr) avait des bureaux. C’est devenu un centre d’étude du Coran. Un jour, un cheikh salafiste a déclaré qu’il était haram (sacrilège, ndlr) de tuer les Américains. Tout le monde n’était pas d’accord. Il y a eu scission. De celle-ci est née l’Armée islamique », raconte Moktar. Depuis, celle-ci a essaimé pour gagner les faubourgs de Bagdad et même Fallouja.

Propriétaire avec son frère Jaffar d’un petit restaurant dans le quartier chiite de Karada à Bagdad, Ali s’est fait arrêter près de la localité de Suweira, sur une route qui contournait Latifiya. Il voyageait à bord d’un bus de pèlerins qui se rendait à Kerbela. « Ils étaient huit terroristes, à visage découvert, armés de kalachnikovs à canon coupé. Ils circulaient à bord de deux ou trois voitures. Ils arrêtaient tous les véhicules et contrôlaient les cartes d’identité. Ensuite, ils obligeaient les passagers chiites à insulter l’imam Ali (le premier des douze imams historiques du chiisme, ndlr) et l’ayatollah Ali Sistani (le principal leader spirituel des chiites irakiens et du golfe Persique, ndlr) », raconte-t-il. Il a eu la chance de ne pas être dépouillé, à la différence des femmes qui allaient à Najaf dans un second bus et ont dû remettre leurs bagues et leurs bracelets aux mêmes assaillants. Le frère d’Ali ajoute : « S’ils trouvent des médecins, ils les kidnappent pour obtenir une bonne rançon. Si ce sont des policiers, ils les tuent. Déjà, à l’époque de Saddam, sa police nous empêchait d’aller en pèlerinage. Ça recommence ! »

Malheur aux étrangers et aux chiites

L’Armée islamique est-elle, dès lors, tout autant un ramassis de bandits de grands chemins qu’une troupe de salafistes fanatiques ? « La résistance ne cherche pas d’argent. Ça entacherait sa réputation. Elle doit être honnête », répond Moktar. En fait, il semble bien que les sunnites, à condition de ne pas collaborer ouvertement avec les Américains, n’aient rien à craindre des hors-la-loi. Malheur en revanche aux étrangers, aux chrétiens et aux chiites, tous regardés comme des koufr (infidèles) et qu’il est légitime, parce qu’il y a guerre sainte, de piller, rançonner, battre, voire égorger. « Les résistants de Latifiya, insiste Moktar, ont un mufti. C’est lui qui donne les fatwas (décrets religieux) sur ce qu’il est permis de faire. Ils peuvent aussi s’adresser directement à lui. » Ibrahim Mohammed, un chiite qui voyageait avec des pèlerins de la même confession, rapporte qu’il a été le seul du groupe à n’avoir pas eu d’ennuis à Latifiya grâce à son nom qui laisse penser qu’il est sunnite. Il y a quelques semaines, un convoi funéraire se rendant à Najaf, où tout chiite rêve d’être enterré, n’a pas eu cette chance : plusieurs de ses membres ont été assassinés sur le bord de la route.

Cheikh Fakhri al-Quaissy, du Conseil consultatif des fatwas et de l’orientation islamique, qui se veut la vitrine politique de la guérilla sunnite, dément qu’une guerre civile ait commencé dans le « triangle de la mort ». « La résistance à Latifiya ne fait que réagir à tout ce que les sunnites ont subi depuis l’invasion américaine. C’est vrai qu’elle fait des contrôles mais c’est pour rechercher les hommes des brigades Al-Badr (branche armée de l’Assemblée suprême de la révolution islamique en Irak ­ parti islamiste chiite, proche de l’Iran mais membre du gouvernement intérimaire d’Iyad Allaoui, ndlr). Depuis le premier jour, ces brigades tuent les personnalités sunnites, comme le Dr Azzam, dans mon propre quartier à Bagdad. La résistance (sunnite, ndlr) a attendu dix-huit mois pour riposter », affirme le religieux qui, recherché par les Américains, est aujourd’hui en fuite.

Déjà, des dizaines de cadavres, certains défigurés, ont été découverts dans un charnier à quelques kilomètres à l’est de Latifiya. Beaucoup seraient des policiers de Hilla, chef-lieu de la province de Babylone (à 70 km plus au sud), une ville à 70 % chiite, lesquels, régulièrement, sont enlevés, puis exécutés. « Pendant trente-cinq ans, l’armée (sunnite, ndlr) de Saddam a massacré les chiites. Maintenant, c’est fini. Et on ne cherche pas pour autant la vengeance. Mais les sunnites, eux, quand ils se sont vus perdre leur suprématie, ont commencé à se révolter. Ils ne veulent que ça : continuer à nous exterminer », insiste Jaffar, le restaurateur. Mais, comme pour Fallouja, son frère et lui se garderont de manifester leur satisfaction devant la nouvelle offensive de la coalition. « La force est nécessaire, c’est vrai. Elle va nous aider. Mais on n’aime pas que les Américains tuent des Irakiens quels qu’ils soient », commente Ali.

La nouvelle attaque américaine ne sera pas facile en raison de la dispersion des villages. Elle prendra la forme de raids visant des cibles très précises, a précisé le commandement américain. Moktar est certain que les chefs de la guérilla sont déjà loin. « Prévenus avant, ils sont partis avec femmes et enfants. Comme ils l’avaient déjà fait lors de deux précédentes opérations américaines. »

Par Jean-Pierre PERRIN, liberation.fr