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L’Amérique indécise avant une élection historique

mardi 2 novembre 2004, par nassim

A la veille de l’élection présidentielle, l’Amérique est plongée dans une situation inédite : l’incertitude est totale sur le candidat qui pourrait l’emporter et même sur la date à laquelle sa victoire pourrait être proclamée.

Georges Bush et John Kerry sillonnent la dizaine d’Etats en balance, sans réussir à prendre une avance décisive. Les sondages sont souvent contradictoires ou font état d’intentions de vote qui ne s’éloignent pas des marges d’erreur. A cette quasi-égalité des deux candidats s’ajoute la confusion créée par l’organisation du scrutin. Electeurs inscrits dans deux Etats, bulletins de vote égarés, listes électorales contestées : les occasions de contentieux sont nombreuses. Chaque camp se prépare à des recours, s’il se confirmait que l’élection se jouera, mardi, dans un mouchoir de poche.

Dimanche

Les télévisions ont commencé à compter les heures, plus seulement les jours. Elles ont montré les plateaux qui serviront à la soirée électorale et promis qu’elles ne referaient pas les mêmes erreurs qu’il y a quatre ans, lorsque, dans la foulée de Fox News, elles ont donné prématurément la victoire à George Bush. Cette fois, les chaînes n’annonceront pas les résultats d’un Etat alors que, du fait du décalage horaire, tous les bureaux de vote ne sont pas fermés.

C’est la dernière ligne droite, répètent les commentateurs. C’est aussi la fête d’Halloween et l’ambiance n’est pas morose. L’élection 2004 est peut-être celle de "l’apocalypse", comme dit le sondeur John Zogby, pour les électeurs qui ne pensent pas pouvoir supporter l’élection de l’adversaire. Mais c’est aussi un événement jubilatoire.

La démocratie est réveillée, estime le New York Times, sous le titre "L’année de la passion". Le militantisme est de retour ; les intellectuels se réengagent, les artistes ne sont plus nihilistes. Les bloggers ont secoué la presse, avec leurs pamphlets sur l’Internet et certains ont maintenant 500 000 lecteurs (il y a 140 millions d’internautes aux Etats-Unis).

Les candidats terminent leur marathon dans les swing states. John Kerry aura fait 18 000 kilomètres en une semaine. Il a un côté force tranquille et toujours la même veste de campagne au col de velours. Son camp s’est mis à croire que la victoire "pourrait arriver", dit une journaliste qui suit tous les déplacements. George Bush prend des bains de foule en bras de chemise. Dimanche, il résume la situation pour NBC : "J’espère que mes électeurs se rendront aux urnes. S’ils le font, je l’emporte."

Le choc de la réapparition de Ben Laden a été vite absorbé. Les médias n’ont pas commenté, voire même pas mentionné la partie la plus cuisante de la cassette, où le chef d’Al-Qaida évoque l’histoire enfantine lue par George Bush dans une école de Floride le matin du 11 septembre 2001. Il n’y a eu aucun débat de fond. Pas plus qu’à l’habitude, les candidats n’ont abordé la question : "Pourquoi nous haïssent-ils ? Et que faudrait-il changer à notre politique au Proche-Orient ?", remarque Tucker Carlson sur CNN.

Un cinquième des électeurs se sont déjà prononcés. En Floride, on a fait la queue tout un dimanche pour voter. Les discours ne semblent plus avoir grande importance. John Kerry et George Bush essaient d’éviter les fautes de dernière minute. Les sondages sont toujours dans la marge d’erreur. On ne sait pas qui va gagner et on ne sait même pas quand. La situation est unique, historique. "J’ai participé à trois campagnes, dit George Stephanopoulos, l’ancien conseiller de Bill Clinton. D’habitude, le dimanche, on savait qui allait gagner." Six sondages nationaux ont été publiés pendant le week-end (qui donnent tous George Bush très légèrement en tête ou à égalité). Des dizaines de sondages sont effectués dans les Etats. Les équipes de campagne ont leurs enquêtes privées et leurs groupes témoins. Mais on retombe toujours sur le même résultat. "Indécision 2004", selon le titre de l’émission satirique de Jon Stewart.

Les experts en sont réduits à lire dans le marc de café. La légende électorale fourmille de signes prémonitoires. Tous annoncent une victoire de John Kerry. La semaine dernière, il y avait eu le base-ball et la victoire des Red Sox, l’équipe de Boston. Voici le football. Quand les Redskins, l’équipe de Washington, gagnent, le président sortant est réélu. Dimanche, les Redskins ont perdu (mais sur une faute à deux minutes de la fin).

On essaie aussi de décrypter les déplacements des candidats. Dick Cheney est à Hawaï, un Etat traditionnellement démocrate mais qui compte maintenant beaucoup de militaires et de retraités. Les démocrates y envoient précipitamment Al Gore et la fille de John Kerry.

Les politologues sont perplexes devant un autre phénomène. Le Parti républicain n’est plus automatiquement le parti des riches. Et le Parti démocrate n’est plus infailliblement celui des défavorisés. C’est à n’y rien comprendre, expliquait jeudi à la télévision publique le journaliste sociologue Thomas Franck : "Les électeurs sacrifient leur véritable intérêt économique pour des allégeances symboliques." Les classes sociales deviennent moins une affaire d’argent qu’une "affaire de goût".

Corine Lesnes, www.lemonde.fr