Accueil > INTERNATIONAL > L’obligation humanitaire et l’impératif stratégique

L’obligation humanitaire et l’impératif stratégique

mercredi 5 janvier 2005, par Hassiba

Evoquant les bonds faits par le Droit international humanitaire, Y. Boisvert écrit que désormais, les droits de l’Homme sont « la nouvelle religion laïque de notre temps ». Le choix de ces termes était peut-être bien plus juste qu’il ne le pensait mais sans doute pas dans le sens où il l’entendait.

Car, si la religion a un pouvoir de mobilisation supérieur à toute autre idée, elle divise aussi. Elle sépare et dessine des frontières que les hommes transforment au mieux en polémiques, au pire en champs de bataille. Les droits de l’Homme ne font pas exception et l’action humanitaire non plus. Le choix des causes à soutenir (la famine), des catastrophes à combattre (séismes), des urgences humanitaires à traiter (les conflits locaux) et des moyens à mobiliser (les donateurs) reflète moins des réponses objectives à des situations de crise que la gestion politique de celles-ci.

Les yeux du monde entier sont braqués, comme vissés, sur l’Asie du Sud-Est. Les images qui défilent, les chiffres qui grimpent, les commentaires qui se multiplient finissent par aboutir à un constat : une partie du monde est soumise à l’une des plus graves crises humanitaires jamais enregistrées.

Les Nations unies demandent une contribution record à hauteur de 1,6 milliard de dollars. Les Etats-Unis ont promis de donner 350 millions de dollars, la Grande-Bretagne 96 millions et la Suède 80 millions. Dans cette « unanime communion humanitaire », l’Inde fait exception. Ce pays n’est certes pas le plus touché mais le bilan s’élève déjà à 12 500 morts, 160 000 sans-abri et des milliers de disparus dont 4 000 victimes dans les îles Andaman et Nicobar, dans le golfe du Bengale et 4 500 dans l’Etat du Tamil Nadu, dans le sud de l’Inde. L’ancienne colonie française de Pondichéry compte 487 morts. Il y a encore quelque 150 morts dans l’Etat du Kerala et 96 autres en Andhra Pradesh. La principale inconnue restait le sort de milliers d’habitants des Andaman et Nicobar.

Les survivants protestent contre la lenteur des secours qui fait craindre les maladies. Les épidémies représentent une immense menace.L’Organisation mondiale de la santé (OMS) redoute qu’elles fassent encore plus de morts que les vagues géantes.Or, New Delhi a repoussé une aide extérieure. Elle affirme disposer à ce stade de ressources nécessaires pour aider les survivants. « Tous les pays amis ont proposé de l’aide mais nous pensons avoir les ressources suffisantes pour gérer la situation. Si nous pensons avoir besoin d’aide plus tard, nous n’hésiterons pas à en demander », a déclaré un responsable sous couvert de l’anonymat. Il est vrai que l’Inde a monté une vaste opération d’aide à ses voisins du Sri Lanka et des Maldives après les tsunamis. Il est tout aussi vrai que cette catastrophe n’a pas l’ampleur du tremblement de terre qui a fait 20 000 morts en janvier 2001 dans l’Etat du Gujara. Le gouvernement et les agences d’aide de l’ONU et nationales ont commencé à distribuer des kits de survie aux sans-abri le long de la côte sud où la demande en nourriture, eau et logements devrait croître. En plus des cinq milliards de roupies (114 millions de dollars) fournis lundi par le gouvernement pour les secours, deux autres milliards (46 millions de dollars) ont été ajoutés pour la reconstruction des habitations.

Pourquoi l’Inde réagit-elle de cette façon ? Premièrement et dans l’absolu, l’action humanitaire n’est pas toujours perçue comme une action neutre. A l’origine, force est de reconnaître qu’elle ne l’était pas. Considérée comme l’acte fondateur de « l’humanitaire moderne », la création de la Croix-Rouge, en 1863, marque le début d’une période qui s’étend de la fin du XIXème siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale. Or, comme son nom l’indique, la Croix-Rouge est l’expression d’une Europe chrétienne, se considérant comme la « patrie de la raison et la lumière des civilisations ». L’humanitaire moderne est donc l’héritier de « la charité chrétienne et de l’humanisme du siècle des lumières ». Il donnera naissance aux premières conventions diplomatiques internationales délimitant des espaces pacifiques à l’intérieur d’un espace violent. Ces conventions imposeront aux belligérants l’obligation de réserver des espaces protégés, neutres, pour soigner les soldats en Europe, pour les Européens.

C’est d’ailleurs dans le sillage de la Croix-Rouge que se créeront des associations humanitaires d’inspiration religieuse, essentiellement dans le monde anglo-saxon (Save The Children 1919, International Rescue Committee IRC, Catholic Relief Service CRS, Cooperative for American Remittancies Everywhere CARE aux Etats-Unis, et Oxford Committee for Famine Relief OXFAM en Grande-Bretagne). Ces associations visaient de façon prioritaire à venir en aide aux victimes européennes et américaines des deux guerres mondiales et des crises économiques.

Deuxièmement, l’humanitaire et le politique ont souvent fait bande commune même si, en apparence, la neutralité était le mot d’ordre. Pour s’en convaincre, inutile de chercher loin puisque la tragédie actuelle dans l’Asie méridionale fournit un exemple. Il s’agit, en effet, du président américain annonçant, le 29 décembre dernier, la création d’une « coalition internationale pour coordonner les secours et les efforts de reconstruction » dans les pays de la région sinistrée. Sans surprise aucune, cette coalition est composée des Etats-Unis, de l’Inde, de l’Australie et du Japon. Avec assurance, le secrétaire d’Etat Colin Powell a précisé que le noyau de la coalition « sera élargi et la communauté internationale tout entière sera concernée, dont l’Union européenne ».

A court terme, cette aide comprend des équipes chargées d’évaluer les dégâts et du personnel militaire, dont des marines, suivie, sur le long terme, d’autres pour une assistance à la reconstruction. Ivo Daalder, analyste à la Brookings Institution, confirme tout à fait cette démarche en affirmant que cette « tragédie nécessite une implication importante de l’armée américaine et de l’OTAN » car son pays ne doit pas gérer cet événement comme une catastrophe naturelle. Tous ces termes ne sont-ils pas familiers au discours américain expliquant ou présentant la politique américaine à l’égard d’une question donnée ?

« Coalition », « reconstruction », « marines » n’ont rien ou si peu à voir avec l’action humanitaire mais tout ou presque avec l’action politique d’un Etat puissant en quête de légitimité. A un niveau beaucoup moins élevé mais tout aussi politique, relevons l’appel lancé par le chef des Tigres tamouls. Ainsi Vellupillai Prabhakaran a-t-il demandé des dons internationaux pour venir en aide aux populations sinistrées par les raz-de-marée qui ont fait plus de 22 000 morts au Sri Lanka. « Les dégâts causés par ce raz-de-marée ont exacerbé les souffrances de notre peuple, déjà touché par une guerre qui dure depuis vingt ans et a déchiré notre nation. » Il a également fait part de ses condoléances auprès des pays d’Asie du Sud, « de l’Inde, et en particulier de l’Etat de Tamil Nadu ». Près de 55 millions de Tamouls vivent dans cette région. Quel sens donner à une réponse directe à ces appels ? Sachant que les Tigres tamouls ont pris les armes en 1983, qu’ils réclament un Etat indépendant dans le nord-est de l’île, qu’ils ont signé un cessez-le-feu en février 2002 après avoir causé la mort de 65 000 personnes, une réponse directe signifierait une reconnaissance de fait de ce mouvement.

Plus loin dans l’histoire, prenons l’exemple de MSF, née dans le sillage de la guerre du Biafra, à laquelle la fin du silence et de la neutralité est assimilée. Ce conflit est considéré comme le début de la deuxième phase de l’humanitaire moderne. Une phase dans laquelle le militaire se mélange à l’humanitaire et où la rhétorique de la victime basée sur l’affecte remplace allègrement l’analyse politique du conflit, permettant la responsabilisation objective des parties en présence. Ainsi les médecins français agissant pour la Croix-Rouge ou les organisations internationales ont-ils décidé de rompre le principe sacré de la neutralité. Ils rompent le silence et dénoncent ce qu’ils croient être un génocide. En dénonçant un génocide, les médecins sont devenus « les relais d’une propagande, d’un marketing politique de la Sécession biafraise ». Constat d’autant plus justifié que l’analyse historique a, a posteriori, montré qu’il s’agissait d’une guerre totale mais non d’un génocide.

Cette ambiguïté entre l’humanitaire et le politique s’est à nouveau confirmée à travers la scission de MSF et la création de Médecins du monde. Pour s’en convaincre, rappelons le contexte historique et politique dans lequel cette scission s’est produite. Il s’agissait de l’opération « Un bateau pour le Vietnam » déclenchée en 1979. Une partie des cadres dirigeants de MSF (une quinzaine en tout) voulaient affréter un bateau avec à son bord médecins et journalistes supposés témoigner des violations des droits de l’Homme sur le terrain.

Face au refus de politiser cette opération, ce groupe quitte l’association pour fonder, en mars 1980, Médecins du monde. Autre exemple de récupération politique de l’aide humanitaire, la famine qui a frappé l’Ethiopie en 1984 et 1985. Ainsi, sous le coup de l’émotion internationale, les humanitaires sont-ils massivement intervenus. Or, à travers cette intervention, ils ont également participé au déplacement forcé des victimes qu’ils venaient aider. De plus, l’aide humanitaire a été détournée par le gouvernement éthiopien pour mener à bien sa politique d’homogénéisation démographique dans laquelle les réfugiés ont été emmenés de force dans les régions du Sud. 200 000 personnes sont mortes au cours de ces déplacements. Seule l’organisation Médecins sans frontières refusera de cautionner les agissements du gouvernement et sera expulsée. Et la liste n’est pas terminée.

Le troisième exemple pouvant illustrer les dérives humanitaires demeure en mémoire et concerne le cas de la Somalie. « Restore Hope », l’intervention américaine, a été guidée et portée par des impératifs hautement médiatiques. Rappelons-nous le débarquement des marines effectué comme une mise en scène de réalisateurs cinématographiques : les soldats ont débarqué sur les plages de nuit, sous les projecteurs des télévisions qui les attendaient et, plus grave, les associations humanitaires avaient été complètement mêlées à la force de protection armée. Ainsi les Américains ont-ils commis des erreurs magistrales et terminé sur un fiasco sanglant. Au lieu de restaurer un minimum d’ordre, l’opération s’est achevée quelques mois plus tard sans que la situation de dénuement des Somaliens ait changé.

Au Rwanda, le plus horrible crime qu’un Etat puisse commettre, à savoir le génocide, est devenu une « crise humanitaire ». Et ce sont les organisations humanitaires qui sont, les premières et dans la solitude impuissante, intervenues dans les camps de réfugiés. Cinquième cas d’école, le Kosovo. L’humanitaire y a été clairement instrumentalisé dans la mesure où il s’est inscrit comme partie intégrante de la stratégie militaire de l’OTAN et de la communication politique des Etats-Unis. Certains diront même qu’à un moment donné, il y avait à Pristina plus d’humanitaires que de Kosovars. Pourquoi ? En plus du fait que cette intervention n’a pas été autorisée par les Nations unies, les humanitaires se sont déployés dans des camps de réfugiés établis pour deux objectifs. Le premier était le contrôle des réfugiés (éviter qu’ils se déversent en Europe occidentale), tandis que le second est purement militaire (les troupes alliées étant basées près de ces camps).

L’Afghanistan est le dernier exemple en date. Il est très ironiquement présenté comme le « bombardement humanitaire » avec d’une part les bombardements destinés aux ennemis taliban et les « bombardements humanitaires » destinés aux populations prisonnières de ces derniers. De plus, notent les analystes, l’humanitaire est de plus en plus assimilé aux guerres chirurgicales supposées limiter au maximum les dommages collatéraux. Dans la même perspective, l’hyper-médiatisation des actions des organisations humanitaires, couplée à l’intervention militaire, créé une confusion que les politiques apprécient tant elle justifie leurs décisions.

Par Louisa Aït Hamadouche, latribune-online.com