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La société palestinienne à la veille des élections du 9 janvier

jeudi 6 janvier 2005, par Hassiba

Ils étaient près de 100 000 à travailler en Israël au début des années 90, à peine 7 000 aujourd’hui. A Erez, seul point de sortie de Gaza, les Palestiniens ne passent plus qu’au compte-gouttes. Ce bouclage étouffe un territoire terrassé par le chômage.

Les travailleurs palestiniens qui l’empruntent pour aller travailler en Israël l’appellent entre eux al-halabat, l’étable. En fait, ça ressemble plutôt à un toril, destiné à canaliser la fougue des taureaux qui déboulent dans l’arène. C’est un corridor de quelque 400 mètres de long et 8 de large. Les hauts murs sont surmontés d’un grillage qui laisse circuler un peu d’air sous le toit de tôle ondulée. A intervalles réguliers, des projecteurs et de gros ventilateurs. Au bout, les ouvriers se heurtent à une cage en métal. Ils y entrent un par un en franchissant un lourd tourniquet. Il leur faut ensuite effectuer un petit parcours en lacet, sous l’oeil de plusieurs caméras. Une voix métallique sortant d’un haut-parleur leur ordonne de s’arrêter, de se tourner, bras écartés, de montrer leur ventre nu, de relever leur pantalon jusqu’aux cuisses. Ils ne voient jamais les soldats, abrités dans des tourelles de béton, qui leur donnent des ordres, tantôt en hébreu, tantôt dans un arabe sommaire.

Lorsqu’un groupe d’une dizaine de personnes est formé, une grille automatisée s’ouvre et l’on passe à la phase suivante : parfois, des chiens entraînés à détecter les explosifs circulent parmi le groupe, parfois ce sont des soldats qui passent des gants détecteurs de poudre sur tous les effets personnels, également soumis au scanner. Enfin, il faut exhiber un permis en bonne et due forme : une carte magnétique remplie d’informations personnelles avec photo d’identité et empreinte digitale.

Un dédale de béton et de barbelés

Pour pouvoir embaucher à l’heure, les travailleurs palestiniens dorment dans des cahutes abandonnées à l’entrée du tunnel, voire à l’intérieur du corridor, sur des bouts de carton. Il y a une petite salle de prière. L’eau déborde des toilettes bouchées. Un panneau rappelle : « La propreté est sacrée. » Un autre, ironique, proclame : « Watan jamil li chaab azim » (« Une belle patrie pour un grand peuple. ») Le passage d’Erez, à l’extrémité nord de la bande de Gaza, a tout d’un poste frontière. Il ne lui manque qu’un des deux pays, la Palestine. Face aux centaines de soldats israéliens suréquipés, deux douzaines de policiers palestiniens désarmés, gelant l’hiver et mijotant l’été dans des containers transformés en bureaux de fortune.

Il ne se passe pas un mois sans que l’armée israélienne consolide le poste d’Erez : là où il y avait une simple barrière il y a une quinzaine d’années, se dresse un gigantesque complexe, un dédale de béton et de barbelés. Chaque interstice est méticuleusement bouché afin de rendre la bande de Gaza totalement étanche. Plus les Israéliens renforcent leur dispositif, plus les activistes palestiniens rivalisent d’imagination pour faire passer des candidats à l’attentat-suicide. Il y a bientôt un an, une jeune femme affiliée au mouvement islamiste Hamas a fait exploser à Erez une fausse attelle attachée à sa jambe, tuant quatre soldats. Quelques mois plus tard, un homme s’est fait prendre avec des explosifs dans son caleçon, raconte un soldat israélien. Dans la nuit de mardi à mercredi, des soldats israéliens ont tué un Palestinien qui participait à une attaque dans le secteur. Souvent, les autorités israéliennes se félicitent du fait que presque aucun kamikaze ayant sévi en Israël ces dernières années ne soit sorti de Gaza. L’encerclement de la bande de territoire par un dense réseau de clôtures barbelées a d’ailleurs servi de modèle à la très controversée « barrière de sécurité » en cours d’édification en Cisjordanie.

Le point de passage d’Erez n’est ouvert aux travailleurs palestiniens qu’entre 2 et 7 heures du matin. C’est là que commence la cohue : sur quelque 14 000 travailleurs disposant d’un permis, 6 000 à 7 000 au mieux peuvent espérer passer. Les autres n’ont qu’à rentrer chez eux. A quatre reprises ces deux dernières années, des ouvriers sont morts étouffés ou piétinés par la foule. Abou Wafi a vu périr un travailleur sous ses yeux : « C’était l’été, il faisait une chaleur à crever. J’ai failli y passer », raconte ce grand gaillard de 55 ans spécialisé dans l’installation de frigos industriels. Cela fait vingt ans qu’il travaille à Ashdod, à une trentaine de kilomètres au nord de la bande de Gaza. Il n’y est plus allé depuis mars. « De toute façon, mon patron ne compte plus sur moi. Il a pris des Roumains pour me remplacer. » Désormais, il vend des falafels dans une échoppe du camp de réfugiés de Chati, où il loge avec sa femme et ses dix enfants.

« Une injuste punition collective »

Depuis une décennie, le nombre de travailleurs gazaouis se rendant en Israël n’a fait que diminuer : de 80 000 à 100 000 au début des années 90, il est tombé à 60 000 pendant la période d’application des accords d’Oslo. Mais c’est avec cette Intifada que l’arme du bouclage est devenue systématique. Dès le début des troubles, en septembre 2000, Israël a fermé les autres points de sortie de Gaza, obligeant tous les travailleurs, même ceux du sud de la bande de territoire, à 40 km, à passer par Erez. Le nombre de permis de travail a chuté à 14 000 : seuls les pères de famille d’un certain âge et ne comptant aucun activiste dans leur famille ont droit au précieux sésame. Et celui-ci n’est pas une garantie de travail : les fermetures du point de passage d’Erez sont devenues de plus en plus fréquentes, de plus en plus longues.

Depuis la mort du cheikh Ahmed Yassine, le fondateur du Hamas, en mars dernier, aucun travailleur de Gaza ne passe. Même la zone industrielle située sur le point de passage d’Erez a été fermée en juin à la suite d’un attentat commis par des activistes palestiniens : ils avaient creusé un tunnel pour accéder à ce sanctuaire protégé par de hauts murs de béton et des miradors, avant de tuer un soldat. 4 500 ouvriers palestiniens y travaillaient avant l’Intifada, 700 avant l’attentat. Une centaine de kiosques de vendeurs de boissons gazeuses et de cigarettes ont été rasés au bulldozer : l’un d’entre eux abritait l’entrée du tunnel. A cinq kilomètres à la ronde, les chars ont rasé vergers, routes et habitations, laissant derrière eux un paysage lunaire.

« A chaque attentat ou tir de roquette artisanale par des activistes (l’une d’entre elles, tombée sur le corridor d’Erez, a tué un travailleur palestinien, ndlr), les ouvriers sont les premiers à payer. Il s’agit d’une punition collective, injuste et inacceptable, déplore un haut fonctionnaire de l’ONU. Cela ne fait que renforcer la frustration, la misère et donc le terrorisme. » Après la mort de Yasser Arafat, le 11 novembre, 300 travailleurs agricoles ont été réautorisés à passer. Las, le 12 décembre, des activistes ont fait sauter le poste frontière israélien de Rafah, à l’extrémité sud de la bande de Gaza, tuant cinq soldats et en blessant onze. Depuis, la nasse s’est refermée. Côté égyptien, plus de 5 000 Palestiniens attendent depuis de regagner Gaza, dont 150 sont coincés dans le no man’s land. A Erez, seuls transitent quelques VIP, des responsables politiques triés sur le violet, les malades nécessitant un traitement en Israël et une trentaine de commerçants liés à de gros bonnets de l’Autorité palestinienne. « Des profiteurs de l’import-export, peste Abou Wafi. Comme ces ministres qui passent les checkpoints israéliens en Mercedes sans même nous regarder. » Il soupire : « Quatre ans d’Intifada, on n’en peut plus. »

Le soir, Abou Wafi retrouve d’autres travailleurs au chômage. « On est comme des vieux singes qui s’épouillent », rigole Aboul Abed, un électricien. Etrangers à leurs enfants après toutes ces années passées à travailler hors de Gaza, ils restent entre eux autour d’un interminable verre de thé. Abou Wafi ne s’habitue pas à ces longues soirées oisives à la maigre lueur d’une ampoule sans abat-jour : « Du temps où je travaillais, je rentrais chez moi à 5 heures l’après-midi, je mangeais, je dormais un peu et à 10 heures le soir, je retournais à Erez faire la queue et finir la nuit dans le couloir. » A l’évocation de leurs années de labeur en Israël, leur mémoire hésite entre « le bon vieux temps » et l’humiliation : « On n’avait pas le droit d’emmener nos téléphones, pas même un casse-croûte ou un paquet de cigarettes, rien. Même le permis d’entrée, il fallait le ranger dans un sac plastique transparent, pour raisons de sécurité. Nous devions porter des vêtements sans fermeture Eclair, des chaussures aux semelles fines. Parfois, on franchissait le point de passage mais le bus ne nous avait pas attendus. »

Aboul Abed se souvient aussi qu’il gagnait 2 000 shekels par mois, Abou Wafi le double. Aujourd’hui, s’ils font 700 shekels (120 euros), c’est un bon mois. Ils survivent de petits boulots, petites combines. Leur quartier est retourné à une vie prémonétaire : « On achète tout à crédit, même les cigarettes. » Tout le monde se doit de l’argent et personne ne le réclame. « A quoi bon, tout le monde se connaît. Si j’ai la chance de travailler deux jours, je vais immédiatement rembourser l’épicier. » Le chômage touche 40 à 60 % de la population de Gaza mais, à ce niveau-là, les statistiques n’ont plus grand sens. Plus de deux habitants sur trois vivent sous le seuil de pauvreté, fixé à 2 dollars par jour. « Nous, on a de la chance, il y a toujours un cousin fonctionnaire pour nous aider. Mais il y a des familles qui ne vivent plus que des dons humanitaires. » Aboul Abed doit 10 000 shekels (1 700 euros) de factures impayées d’eau et d’électricité à la municipalité. « Encore heureux, ils n’osent pas nous débrancher. »

Difficile d’imaginer que la situation puisse empirer, mais les deux hommes ne sont pas optimistes pour autant. « L’argent promis par la communauté internationale ira dans les poches des fonctionnaires de l’Autorité », assure Abou Wafi. « De toute façon, avec les Israéliens, la confiance est perdue, renchérit son compère. Des deux côtés. Pourtant, on n’a pas le choix, on doit continuer à vivre côte à côte. Qui a construit le Koweït ? Qui a bâti Israël ? Les Palestiniens ! Qu’ils nous laissent travailler ! » Un voeu pieux tant le retrait unilatéral de Gaza qu’Ariel Sharon compte réaliser cette année ressemble à une séparation définitive.

Certes, les 7 500 colons qui occupent 40 % de l’étroite bande de terre de 365 km2 où vivent 1,3 million de Palestiniens et qui consomment la moitié de son eau doivent être évacués. Mais le Premier ministre israélien a la ferme intention de conserver le contrôle des frontières terrestres, maritimes et aériennes, ainsi qu’un droit de poursuite de l’armée israélienne en cas d’attentat. « Gaza va devenir une immense prison, tonne Raji Sourani, directeur du Centre palestinien pour les droits de l’homme. Plus aucun travailleur palestinien de Gaza n’est censé travailler en Israël d’ici à 2008. Nous devrons prendre l’avion au Caire, nos marchandises arriveront par Port-Saïd. Et le clou, c’est que Sharon fait passer cela pour un sacrifice. »

Sans accès à Israël, Gaza n’a économiquement aucune raison d’être. Lorsque les plus jeunes de ses enfants ont découvert qu’Abou Wafi parlait l’hébreu, ils ont fait des yeux ronds comme des soucoupes. « C’est normal, explique-t-il. Pour eux, les Israéliens n’existent pas, ils n’ont pas de visage. Ce sont des avions, des tanks, des hélicoptères. » Ces derniers jours, l’armée a dressé à Erez un énorme corridor de béton de plus de 8 mètres de haut et autant de large : il est censé remplacer l’ancien, trop vétuste et pas assez « sûr ».

Par Christophe AYAD, liberation.fr