Accueil > CULTURE > Les beaux jours de Abdelkader Alloula

Les beaux jours de Abdelkader Alloula

dimanche 20 mars 2005, par Stanislas

En mars 1994, disparaissait l’un des monuments de la culture algérienne contemporaine. Abdelkader Alloula a toujours été un homme en avance sur son temps. Même ses détracteurs les plus patentés lui reconnaissaient son extraordinaire maîtrise des métiers du théâtre et sa grande pugnacité.

Avec Kateb Yacine, il était l’un des rares hommes de culture algériens à oser aller vers les gens et à tenter de leur communiquer un message d’amitié et d’espoir.

Abdelkader Alloula

Son théâtre s’articulait essentiellement autour de cette quête d’une Algérie à transformer et d’une société à nourrir de ces paroles humaines remplies d’amour et de ce verbe puisé dans la culture de l’ordinaire et dans les vers de ces paysages humains exceptionnels ayant pour noms Neruda, Hikmet, Aragon et Darwish. Alloula (1) était, comme ces poètes, un homme simple, d’une modestie à faire brûler de honte ses censeurs comme ce ministre obscur qui a, comble de la démesure et de la médiocrité, pris l’infâme décision de le dégommer du TNA, comme d’ailleurs l’ancien animateur de la fameuse troupe du FLN, Mustapha Kateb, qui a connu les foudres de cet ex-ministre de la Culture, aujourd’hui aux oubliettes alors que les étoiles de Alloula et de Kateb éclairent toujours les lieux de l’imaginaire et les espaces de la culture algérienne.

Alloula, Kateb Yacine et Mustapha Kateb n’avaient cure de ces reconnaissances officielles ou de ces hommages pour morts que l’on célèbre ici et là dans le silence mortel des cimetières et dans l’indifférence totale de ces petites gens qui investissent la représentation de ces auteurs et qui articulent leur intérêt politique. Alloula a pensé son théâtre en fonction du quotidien de la grande foule trop marginalisée à son goût et trop exclue des travées de la décision politique et sociale portée par un discours de clan et de zaouïa.

Alloula était ce géant qui réussissait la gageure de parler vrai avec ce paysan d’un coin reculé de l’Algérie profonde, de débattre de sujets hautement intellectuels avec des hommes de culture et de développer des thèses abstraites trop bien construites. Je me souviens de ces rencontres infinies avec le Turc Aziz Nesin, du Palestinien Mou’i Bsissou ou des Syriens Dorid Ellaham et Saadallah Wannous à Damas en 1982 où il n’arrêtait pas de parler de la nécessité des pratiques démocratiques et de la redéfinition de la fonction sociale et politique des formes artistiques et littéraires. L’auteur de Lejouad considérait l’art comme un moyen d’aider les gens à prendre conscience de leur embastillement et de les inciter à se libérer des carcans de la bureaucratie et du parti unique. Ce n’est pas sans raison qu’il ne refusait jamais d’apporter son aide à toutes les troupes et à tous ceux qui sollicitaient son soutien. Le grand auteur dramatique syrien, Wannous, nous a dit en 1997 qu’il a très rarement vu un homme aussi disponible et un artiste aussi complet qui pouvait facilement évoquer les lieux de la culture, les sentiers escarpés de la politique et les venelles trop étroites de l’idéologie. Abdelkader Alloula tentait dans ses pièces, surtout, après 1970, de donner à voir un théâtre à l’écoute du public, s’articulant essentiellement autour des préoccupations de ceux qu’on appelle avec un mépris mal dissimulé, les petites gens. Pour ce faire, il mit en oeuvre une autre manière de faire du théâtre, convoquant pour la circonstance les résidus de la culture populaire. Abdelkader Alloula s’intéressait, en premier lieu, aux formes populaires et aux performances de l’acteur. Le gouwal et la halqa étaient les deux structures autour desquelles s’articulaient la recherche et la réflexion de cet auteur qui tenta de transformer radicalement la structure théâtrale. L’intérêt porté pour le conteur n’est nullement une sorte de lecture archéologique de formes populaires dévalorisées et marginalisées, mais une tentative de mettre en oeuvre un théâtre total qui donnerait à la parole et au verbe une fonction essentielle, celle de théâtraliser les faits et les actions.

Le conteur investit toute la représentation, prend en charge les instances spatio-temporelles et répartit les différentes variétés de la parole qui structure les contours immédiats de la scène. Il délimite les lieux de la représentation et esquisse les traits pertinents des personnages. Sa fonction fondamentale est de narrer et de raconter à un public des histoires et des récits qui captivent son attention et qui l’incitent à être partie prenante du procès narratif. Il se confond avec le comédien ou plutôt engendre un double, un personnage syncrétique, ambivalent. Il est à la fois narrateur et acteur. Il raconte tout en jouant. C’est un double regard qu’il porte sur les faits et les choses, du dedans et du dehors.

Cette double entreprise suscite une sorte de distance entre le personnage et le comédien, le spectateur et le personnage, la scène et le public. Cette pratique était déterminée par les choix idéologiques et politiques de l’auteur qui ne dissimulait nullement ses options et ses idées.

Il nous expliquait ainsi en 1982 son entreprise esthétique dans un entretien qu’il nous avait accordé à l’époque : « Nous nous rapprochions graduellement du meddah.

Celui-ci est, dans la tradition, un personnage seul, solitaire qui raconte une épopée en utilisant la mimique, le geste, la phonation. On refaisait la jonction avec un type d’activité théâtrale interrompue par la colonisation. A partir de là, nous avons pu comprendre le type de théâtre dont a besoin notre peuple, et c’est une chose très importante ». Donc, ce sont les lieux de la réception qui orientaient son écriture. C’est le « peuple » qui est l’élément central autour duquel s’articulait la représentation. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il fait appel au conteur populaire. L’acteur qui devait, en quelque sorte, constituer le centre de la performance spectaculaire était obligé de se familiariser avec l’expérience du conteur populaire et de maîtriser les aspects essentiels du comédien classique. On avait affaire à un incessant va-et-vient entre deux univers dramatiques, deux expériences dramatiques et deux modes d’agencement narratif. Contrairement à certains metteurs en scène et dramaturges arabes et africains, Alloula n’était nullement séduit par un hypothétique retour aux sources, mais il tentait de développer une expression qui rassemblerait dans une seule attitude dramatique les attributs et les fonctions des deux expériences dramatiques.

L’expérience concrète de la fréquentation de différentes scènes et de plusieurs publics lui permit de mettre en forme un autre procès narratif et de se familiariser avec les techniques du conte. Ce qui tenait le plus cet auteur, c’était la « nécessaire rupture avec le théâtre aristotélicien » : « La halqa constituait une possibilité dramaturgique susceptible de contribuer à la création de nouveaux rapports représentation/public. Le théâtre amateur, en recourant à l’usage des tableaux dans ses pièces, tente de rompre avec le théâtre aristotélicien qui, d’ailleurs, correspond à un certain discours idéologique. Dans le théâtre, le travail sur la voix et sur le corps peut nous aider à accéder à un niveau supérieur d’abstraction. Dans Homk Selim, je décris à un moment donné du récit, un cafetier. Je suis persuadé que le spectateur le voit, le regarde d’une certaine manière ».

Lejouad, Legoual, El-Khobza, Litham et Laaleg fonctionnent par tableaux relativement autonomes, mais l’association de ces séquences donne à voir une unité discursive logique, un ensemble cohérent. Lejouad est une pièce construite autour de quatre micro-récits, de quatre histoires et de quatre destins exposant la lutte des petites gens contre l’arbitraire et l’exploitation.

C’est le personnage, Djelloul L’Fhaïmi (Djelloul l’intelligent), présent dans les quatre tableaux, qui contribue en quelque sorte à fournir une unité au récit.

Les quatre micro-récits concourent à déterminer les différentes instances discursives et idéologiques. On a l’impression d’être en présence de quatre petits cercles qui alimentent et nourrissent un grand cercle. Laaleg (Les sangsues), texte en quatre séquences, traite de la bureaucratie.

Les incursions du meddah (magistralement interprété par Azzedine Medjoubi) permettent d’assurer les nécessaires transitions entre les quatre tableaux.

La parole articulait toute la représentation et démultipliait les instances temporelles et spatiales. L’auteur disait dans un de ses entretiens que l’un de ses objectifs était « d’esthétiser le mot, d’induire la théâtralité dans le verbe, le dire ». Le verbe se muait en action.

Ce n’est nullement pour rien qu’une des pièces essentielles s’intitulait Legoual (Les dires).

Parler, dans ce théâtre, c’est dire. La parole, porteuse et productrice de sens, faisait corps avec l’acteur et mettait en oeuvre le dispositif scénique, le jeu des éclairages et les tensions des personnages. L’élément fondamental qui caractérisait les différentes recherches de Abdelkader Alloula était représenté par le public.

Ce fut d’ailleurs, une expérience concrète avec un public paysan lors de la présentation de sa pièce El-Meïda (La table basse) en 1972 dans un village du même nom dans l’Ouest algérien qui le poussa à repenser sa vision du théâtre et à entreprendre une réflexion, à l’origine de la réalisation de pièces comme Legoual, Lejouad et Litham. Il avait, à l’époque, constaté que le public entourait le plateau, ce qui incita les comédiens et les machinistes à supprimer graduellement les éléments du décor et à laisser l’espace vide.

El-Meïda constitua un sérieux tournant dans le travail de Abdelkader Alloula. Les spectateurs de ce village reculé de l’Ouest algérien, Aurès El-Meïda, démystifièrent en quelque sorte cet espace qui finit par étouffer toute nouvelle possibilité d’expression. On se sentait à l’étroit. Alloula était donc à la quête d’un lieu qui conviendrait à son public-cible et qui l’aiderait à poser les problèmes sociaux et politiques du moment. Le public populaire était l’élément central de la quête de Alloula. Il déterminait les lieux de la recherche et définissait les contours de l’univers scénique.

L’auteur cherchait donc à donner la possibilité à un public populaire de fréquenter le théâtre tout en se reconnaissant dans les images présentées.

Cette entreprise, certes peu aisée, marquait fondamentalement l’itinéraire de Abdelkader Alloula et inscrivait son théâtre dans une perspective militante.

Son esthétique est travaillée par les nécessités d’un combat qui n’en finissait pas de recommencer et de traverser les interstices d’une pratique artistique trop liée aux luttes politiques. Les personnages de ses pièces sont trop marqués socialement comme d’ailleurs le discours global correspondant à des choix idéologiques précis.

Alloula n’a jamais renié ses engagements ni ses positions. Ce qui provoquait l’ire de ses adversaires qui n’avaient, il faut le reconnaître, ni le panache ni l’aura de cet homme qui avait une extraordinaire maîtrise des jeux de la scène et de ses territoires diachroniques. Il n’arrêtait pas de déranger les fortunes amassées à l’ombre de discours hypocrites, globuleux, les responsables corrompus et les ministres bavards qui ne cessaient pas de ronronner dans d’interminables sermons visqueux alors que le « peuple » crevait la dalle. Ses pièces exposent le mal de vivre d’une société algérienne trahie par ses clercs et ses pouvoirs et mettent à nu les « bâtards des bâtardises » qui ont dépouillé le pays de ses innombrables richesses. « El-Khobza », « Laaleg » comme « Lejouad » ou « Homk Selim » mettent au jour l’ineffable Algérie toujours en sursis et ne supportant toujours pas le paternalisme abscons de dirigeants confortablement installés. Le personnage principal d’El-Kobza, l’écrivain public, Si Ali, raconte dans ses lettres le quotidien merveilleux de ces gens qui expriment simplement et sans artifices leur mal-être. Comme d’ailleurs Djelloul L’fhaïmi qui plonge le spectateur dans son univers boiteux et singulier.

Le comique et le rire deviennent les armes favorites de ce ces personnages populaires qui rient franchement des chefs du jour. Moh Zitoun, le Djeha des pièces de Kateb Yacine, dégonflait déjà en usant d’un humour caustique et sarcastique les baudruches vénales en décomposition avancée de ces messieurs bien placés, subitement riches. (2)

 1 Les Travaux De Alloula, Comme Ceux D’autres Hommes De Théâtre Algériens, Ne Sont Pas Encore Edités, Sauf Quelques Rares Textes De L’auteur. Il Faut Ajouter A Ce Problème L’absence D’un Centre De Documentation Artistique Et Théâtral Qui Centraliserait Tous Les Travaux De Et Sur Le Théâtre Et L’art. La Mémoire Du Peuple Se Perd Dans L’indifférence Totale Des Gouvernements Successifs De l’Algérie Indépendante Qui Voit Son Histoire S’égarer Dangereusement, Avec La Bénédiction De Ministres Trop Bien Dans Leur Peau. Il Est Temps De Mettre Un Terme A Cette Tragique Situation En Mobilisant Les Ressources Humaines Et Financières Pour Mettre En Oeuvre Ce Projet D’intérêt Hautement National Et Patriotique.

2- Un Colloque International Organisé Par La Fondation Alloula Est Prévu Les 1 Et 2 Mai 2005 A Oran. Cette Rencontre Interrogera L’homme, Son Parcours Artistique Et Intellectuel, Son Ciselage Des Mots, Son Esthétique Et Sa Conception Du Théâtre Dit « Syncrétique ». Des Spécialistes Et Des Hommes De Théâtre Arabe Seraient Attendus A Ce Grand Rendez-Vous Qui Ne Manquera Pas D’intéresser Ceux Qui Ont A Coeur L’éveil De La Culture Algérienne, Hors Les Oripeaux Idéologiques.

Ahmed Cheniki, www.quotidien-oran.com