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Sondage business

lundi 25 avril 2005, par nassim

Sofres, Ipsos, Ifop... Ces instituts de sondages sont surtout connus côté politique. Pourtant, les études d’opinions ne sont qu’une minuscule part du chiffre d’affaires de ces entreprises qui brassent des fortunes avec les études marketing et créent des succursales de Shanghai à São Paulo.

Comment convaincre les Allemands d’utiliser de l’eau de Javel ? Les Chinoises vont-elles aimer les gloss ? Les salariés de BNP Paribas sont-ils heureux ? Quels sont les meilleurs arguments pour inciter les Français à arrêter de fumer ? Comment vendre plus de cigarettes ? Et bien sûr : si le référendum avait lieu dimanche, voteriez-vous oui ou non à la Constitution européenne ?

Tous les jours, partout, sur tous les sujets, les instituts d’études et d’opinion auscultent la planète. En France, près de 400 sociétés se partagent le marché de tous ceux qui, vendeurs d’automobiles, président de la République, médias, ministères, fabricants d’électroménager, laboratoires pharmaceutiques, dirigeants d’hypermarché, inventeurs de téléphones portables, ont quelque chose à vendre, à mesurer, à comprendre. Parmi elles, certaines figurent au top 10 international, sont cotées en Bourse à New York, Londres ou Paris. La Sofres, fondée en 1963, appartient aujourd’hui au britannique TNS, deuxième groupe mondial, présent dans 70 pays. Ipsos, 30 ans, 6e mondial, 4 000 salariés, installé dans 40 pays, fait désormais son marché en Asie : sa dernière emplette est une société chinoise de 125 salariés.

« Personne n’est imprévisible »

« Nous vivons dans une société qui dépense chaque année, sur l’ensemble de la planète, 1 000 milliards de dollars pour vendre des produits, des services, des idées. L’enjeu de notre métier, c’est d’étudier les consommateurs, les clients, les citoyens pour maîtriser au mieux la dépense de ces 1 000 milliards », explique Didier Truchot, fondateur et coprésident du groupe Ipsos. Le sondeur sait qui préfère le beurre à l’huile d’olive, et réciproquement. Pourquoi, malgré ses professions de foi écologiques, le Français boude les produits d’entretien bio. Il mesure l’efficacité d’une pub pour chaussettes, l’indice de satisfaction des clients de La Poste, les chances de succès d’un surgelé, la fidélité à un parfum. « Nobody’s unpredictable » (« Personne n’est imprévisible »), proclame la devise d’Ipsos.

Des instituts d’études, on connaît surtout les sondages préélectoraux. Et de fait, à la politique, les sondages doivent l’essentiel : leur existence. En 1936, aux Etats-Unis, Roosevelt, président sortant, brigue un second mandat contre London. Quelques jours avant le scrutin, la presse organise un « vote de paille » auprès de ses lecteurs. Deux millions d’entre eux répondent. Leur verdict : London. Simultanément, un sociologue, George Gallup, interroge un échantillon de 4 000 électeurs. Son pronostic : Roosevelt. Ce fut Roosevelt qui l’emporta. Un métier au croisement des sciences humaines (psychologie, sociologie, économie) et des sciences dures (mathématiques, statistiques) était né. Deux ans plus tard, le sociologue Jean Stoetzel introduit les sondages en France et fonde l’Ifop (Institut français d’opinion publique). La première étude, publiée en 1938, révèle que 57 % des personnes interrogées approuvent les accords de Munich...

Ipsos, 5 000 clients dans le monde

Après la guerre, plus rien n’interrompra l’essor des instituts de sondage (1). La société de consommation prend son envol, les études avec. Les moeurs françaises sont passées au scanner. Les archives de l’Ifop révèlent que, en 1954, 60 % des consommateurs parisiens de « yoghourts » n’ont pas de réfrigérateur ; 36 % ne connaissent pas les yaourts aux fruits. En 1959, 54 % des femmes mariées estiment que leur mari a changé depuis le mariage : pour 16 % d’entre elles, il s’est « amélioré », pour 34 %, il a changé « en mal ». En 1965, les instituts annoncent l’impensable : la mise en ballottage du général de Gaulle. Si la politique constitue la part publique des sondages, leur porte-drapeau sur les plateaux de télévision les soirs d’élection, très vite elle devient marginale dans le chiffre d’affaires des sociétés d’études (2). Leur vraie vie est ailleurs, mais elle doit rester confidentielle. « Secret d’usinage », note Stéphane Marcel, directeur marketing et communication chez TNS Sofres. Peugeot ne doit pas savoir ce que mijote Renault.

Au fil des ans, alors que la mondialisation s’accélère, les sondeurs accompagnent leurs clients là où ils prospectent : Asie, Amérique latine, Russie... « Nous ne sommes pas dans une World Company, il n’est pas question de faire manger à tout le monde la même chose, mais un industriel qui veut lancer une voiture ou un yaourt a besoin de savoir comment les clients potentiels vont réagir. A chaque fois, c’est différent », fait valoir Denis Delmas, président de TNS Sofres. Résultat : une bonne partie de la planète boit des yaourts Danone, mais à chaque fois accommodés au goût local. C’est Bio à Boire en Espagne, Danimals Drinkable aux Etats-Unis, Danonino au Mexique, Petit Gervais à Boire ailleurs... A contrario, depuis des années, un fabricant de fromages américain dépense beaucoup d’argent pour comprendre pourquoi les Français, qui ont adopté le Coca-Cola, résistent à ses pâtes molles. Au final, Denis Delmas estime qu’environ 80 % du chariot d’un client de supermarché est passé au scanner des études de marché : « Ne pas en faire ? Beaucoup trop risqué. » Les multinationales sont plus gourmandes que les PME : « Ipsos compte 5 000 clients dans le monde, mais fait la moitié de son chiffre d’affaires avec 70 clients, et le quart avec 15 clients », remarque Didier Truchot.

Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’Allemagne restent, et de loin, les plus gros consommateurs d’études. Mais plus les seuls. La quasi-totalité des instituts, qui se partagent les mêmes clients (L’Oréal, Unilever, Procter et Gamble...), essaiment hors des frontières. Le français Ifop (200 salariés à travers le monde, dont 140 en France) s’est installé à Buenos Aires et à Shanghai. Pour ouvrir des bureaux en Arabie Saoudite, 40 millions d’habitants au revenu confortable, Ipsos s’est soumis aux contraintes locales : entrées et bureaux séparés en fonction des sexes, et obligation de demander l’autorisation du mari pour interroger une épouse sur sa préférence en matière de parfum. Même chose en Chine, où il n’est pas question de sonder les Chinois pour savoir s’ils sont pour ou contre l’indépendance de Taiwan, mais où aucune multinationale ne veut rater sa chance de s’implanter dans un marché prometteur.

Le numéro 1 mondial, le néerlandais VNU NV, implanté dans 81 pays, compte plus de 33 000 salariés. Le numéro 3 mondial opère sur un créneau très spécialisé : l’américain IMS Health, 6 000 salariés, présent dans 75 pays, accompagne depuis 1954 chaque étape de la vie du médicament : quelles seront les grandes pathologies dans dix ans ? Comment contrôler sa prescription ? Mesurer ses performances ? « En 1999, il y avait 350 000 diagnostics de maladie d’Alzheimer effectués en France par des médecins libéraux. Il y en avait plus d’un million en 2004. Notre métier, c’est de prévoir l’évolution du marché », raconte Geoffroy Sainte-Clair Deville, directeur Europe d’IMS à Paris.

Il arrive aussi que les instituts de sondage, sociétés privées, en viennent à seconder des pouvoirs publics défaillants : « Tous les pays sont confrontés à l’explosion des dépenses de santé. Rares sont ceux qui disposent de données précises sur l’utilisation des médicaments, leur prescription par les médecins, etc. Nous servons de conseil auprès de l’ensemble des acteurs médicaux », poursuit Sainte-Clair Deville. Le secteur médical et pharmaceutique est d’ailleurs le deuxième souscripteur d’études (10,6 % du CA total), derrière la grande consommation (50 %) (3).

L’essor de l’activité s’accompagne d’une concurrence sans merci, avec ses fusions, rachats, faillites et disparitions. L’institut CSA a fusionné en 1998 avec TMO, spécialiste des collectivités locales, et BVA, qui faisait jadis jeu égal avec Ipsos, s’est enfoncé dans les profondeurs du classement. Comme l’aviation, le secteur a ses low cost. TNS France compte ainsi parmi ses filiales haut de gamme TNS Sofres (le plus gros mais le plus cher du marché français) et Louis Harris (qui concurrence directement la Sofres) mais aussi TNS Direct qui dit appliquer des tarifs « 30 % inférieurs à ceux du marché » (sa plate-forme d’appels téléphoniques est installée en Tunisie...).

« On se trompe moins que d’autres métiers »

Jusque-là habitués à traiter avec les directions marketing de leurs clients, les sondeurs apprennent aussi à négocier avec une race plus coriace : les directeurs des achats, jadis à l’écart de « l’achat de prestations intellectuelles », explique Olivier Bauby, directeur général France de l’Ifop : « Récemment, France Télécom a organisé une séance d’enchères inversées sur Internet. Il fallait qu’on baisse nos tarifs, évidemment sans savoir jusqu’où la concurrence était prête à descendre. »

Mais, même si les temps sont durs, ils réservent encore de beaux jours aux instituts de sondage. « Le comportement des gens est devenu plus volatil, ils sont moins fidèles aux marques, et ces mouvements sont assez brutaux », note Didier Truchot. Rien que du bonheur pour les affaires. D’autant que les études de marché sont protégées du désamour qui touche parfois (jamais très longtemps) les sondages politiques au lendemain d’élections à l’issue imprévue. « Le secteur du marketing a une culture qui le rend plus tolérant à l’imperfection de l’outil », remarque Pierre Giacometti, directeur général d’Ipsos France. « On se trompe beaucoup moins que beaucoup d’autres métiers : les météorologues, les prévisionnistes en économie... », insiste Denis Delmas. « Il n’y a pas le même enjeu. Si on teste deux yaourts à la fraise, que l’un récolte 51 % des suffrages et l’autre 49 %, pour le client, c’est égalité », poursuit Olivier Bauby. Le candidat aux élections, lui, ne s’en remet pas. Mais, grâce à lui, TNS Sofres, Ipsos, CSA, BVA et les autres « font » le JT de 20 heures et cultivent ainsi leur « marque ».

Par Nicole GAUTHIER, liberation.fr

(1) Il existe plusieurs techniques de sondage : les panels (un même groupe interrogé régulièrement), les échantillons « jetables » (ne servent qu’une fois), les omnibus (un questionnaire pour des clients différents afin de rationaliser les coûts), les « quali » (études qualitatives à base de propos recueillis), etc.

(2) A titre d’exemple, Ipsos estime que la part consacrée aux sondages politiques représente, au niveau mondial, moins de 2 % du chiffre d’affaires, celle de l’ensemble de la « recherche sociale » (climat social, satisfaction des usagers du service public, etc.), moins de 7 %.

(3) Selon le Syntec, Syndicat professionnel des études marketing et opinion.