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Tokia Saïfi, la femme aux deux pays

jeudi 10 juin 2004, par Hassiba

Je lui avais dit : “Je te ferai un signe”, j’étais plus émue que jamais. L’avion venait de se poser avec douceur, le président Chirac s’était levé...

Je regardais par le hublot cette terre que je n’avais plus revue depuis des années en essayant de penser à ce que j’avais à faire et à dire pendant cette visite diplomatique si importante pour les deux pays, mais c’est à elle que je pensais. Je savais qu’elle allait me regarder... Je regardais cette terre par le hublot, mon cœur battait la chamade, des images se succédaient, des images de vacances, les images d’étés bénis des dieux, de chaleur intense liée à une impression de liberté absolue dans ce village de Lichana, près de Biskra aux portes du désert dont les femmes descendent de la fameuse tribu des Ziban et où porter le voile ou une montre est incongru »...

« Moi, à sept ans, j’ai la chance d’avoir deux vies : celle d’un pays plat devenu mien, avec ses cathédrales comme uniques montagnes, et l’autre, celui que je regarde par ce hublot, celui de mon village du désert. » Cet extrait des bonnes pages du livre autobiographique à paraître aux éditions Laffont en dit long sur ce que la France et l’Algérie représentent pour Tokia Saïfi. De cette double appartenance, elle a toujours voulu tirer le meilleur et pour l’un et pour l’autre de ses deux pays, quand elle était simple militante associative, députée européenne, puis membre du gouvernement français.

Une robe rouge
Si Tokia Saïfi est arrivée « au plus haut de l’Etat », elle le doit à son père, ouvrier d’usine, et à sa mère, une femme de forte personnalité et de « grand courage ». Tokia évoque avec beaucoup d’émotion le jour où son père reçut la médaille du travail, après vingt ans de bons et loyaux services à l’usine. Pour recevoir sa récompense, son père avait quitté son bleu de travail pour revêtir un costume, il lui avait demandé de l’accompagner, Tokia avait dix ans. Elle avait dû, ce jour-là, manquer l’école et, c’est revêtue de sa plus belle robe - une robe de velours rouge - que sa petite main dans celle calleuse de son père, elle allait vers l’usine. C’était en 1969. Quand l’un des enfants avait de mauvaises notes à l’école, il devait apporter la gamelle au père Korichi, une façon pour celui-ci de dire à l’enfant qu’il devait bien travailler à l’école pour ne pas finir comme lui à l’usine. Parlant de sa mère, Tokia dit avec admiration : « Si elle n’avait pas été mère au foyer avec dix enfants à élever, elle aurait fait la carrière que j’ai faite. Elle ne sait ni lire ni écrire mais elle est extrêmement brillante. » A la mort du père en 1973, Yamina, la mère, élève seule ses enfants. Le dernier avait trois ans. Les parents Saïfi ont appris à leurs enfants la valeur des études et du travail pour réussir dans la vie et avoir une place dans la société. Les enfants sont ce qu’on appelle des jeunes bien intégrés. L’un, Abdelkrim, a été journaliste à La Voix du Nord avant de créer sa propre entreprise d’Internet ; un autre, Mohamed, est responsable du service économique de la mairie de Maubeug ; Abdelkader est chauffeur de bus ; Mustapha est chef d’entreprise ; Salima est agent commercial.

Qui pourrait imaginer que ce petit bout de femme, réservée, discrète, voire effacée, peu médiatique, mais toujours souriante, cache tant de détermination, de volonté, de persévérance. Autant de qualités qui la conduiront au centre de l’Exécutif. Elle sera la première enfant de l’immigration, celle du labeur à l’usine, à siéger dans un gouvernement français. Elle est nommée secrétaire d’Etat au Développement durable après avoir été députée au Parlement européen de 1999 à 2002.

« L’avion s’est posé, je me place derrière Dominique de Villepin, le ministre des Affaires étrangères, comme le veut le protocole, il se retourne et dans un grand sourire me dit : Tokia, à toi l’honneur de descendre derrière le “président de la République. Je te laisse ma place !” Je pense à mon père, mes yeux se transforment en lacs tandis que j’imagine ceux de ma mère, derrière son écran de télé, dans mon pays du Nord en train de regarder sa fille, membre du gouvernement, ma mère à qui j’ai dit en partant : “En touchant le sol de l’Algérie, je te ferai un signe !” » (bonnes feuilles du livre à paraître). Au gouvernement, elle prend en charge un portefeuille qui n’existait pas. Elle considère avoir accompli sa mission, d’abord parce que la France a un plan d’action sur le développement durable qui a été validé par le gouvernement sur cinq ans en juin 2003, un plan qui couvre les domaines de l’éducation, des transports, de l’agriculture...

Porte ouverte
Elle a fait intégrer depuis septembre 2003 l’éducation à l’environnement dans les programmes scolaires. Elle a installé en janvier 2003 le premier Conseil national du développement durable chargé de participer à l’élaboration de la politique du gouvernement en matière de développement durable. Elle a mis en place en juin de l’année dernière la première semaine nationale de sensibilisation citoyenne au développement durable. La seconde édition de cette initiative aura lieu à partir du 17 juin... Tokia Saïfi a également été beaucoup sollicitée, voire interpellée par la communauté immigrée pour les problèmes d’intégration en France. « J’ai laissé ma porte ouverte. Il était normal qu’un certain nombre de personnes issues de l’immigration attendent de moi que je puisse les mettre en contact avec tel ou tel autre responsable pour trouver des solutions à leurs problèmes. » Elle affirme qu’elle a essayé de faire avancer certaines thématiques. « Les problèmes sont assez sérieux, notamment en ce qui concerne les discriminations. C’est sur ces problèmes qu’il va falloir qu’on avance le plus vite parce que, c’est en les réglant progressivement que la véritable intégration pourra se réaliser. » Elle a proposé au président Chirac des candidatures émérites de personnalités issues de l’immigration pour la Légion d’honneur. La discrimination à l’emploi constitue pour la secrétaire d’Etat au Développement durable la discrimination la plus grave, et elle signale l’installation, d’ici la fin de l’année, de la haute autorité de lutte contre les discriminations dont elle a participé à la réflexion et à la mise en place.

Dialogue
Quand on lui rappelle qu’il y a eu l’épisode des municipales et la faible représentation de candidats issus de l’immigration sur les listes de l’UMP, elle rétorque qu’elle n’est pas inquiète : « Il y a un certain nombre d’élus de l’immigration. J’aurais préféré qu’il y ait beaucoup plus, mais j’ai bien conscience que l’UMP a fait déjà beaucoup en deux ans. Il faut maintenant faire preuve de pédagogie envers les élus locaux pour qu’ils soient plus attentifs aux enjeux liés à l’intégration politique. Je suis d’autant plus optimiste que moi-même j’ai été nommée tête de liste aux européennes pour le Nord-Pas-de-Calais, la Haute-Normandie, la Basse-Normandie et la Picardie. C’est une avancée. Ce sont quatre grandes régions qui se rangent derrière moi. Cela veut dire qu’être issu de l’immigration n’est plus un handicap pour faire de la politique en France au plus haut niveau. » Elle se présente à nouveau aux élections européennes parce que, considère-t-elle, les enjeux sont aujourd’hui beaucoup plus au niveau européen que national. Un autre enjeu des années à venir, c’est le dialogue euroméditerranéen. « Depuis le 11 septembre, il y a un véritable malentendu. Je pense que l’Europe a vocation à mener le dialogue des cultures et des civilisations. » Par ailleurs, « aujourd’hui les relations se construisent par blocs régionaux. Il faut absolument œuvrer pour que les pays du sud de la Méditerranée puissent, eux aussi, former une puissance, et l’Europe peut les aider, parce que de par ses valeurs, de par son passé, elle est proche des pays musulmans de la Méditerranée. » Lors de son premier mandat de députée européenne, Tokia Saïfi avait favorisé des rencontres entre parlementaires européens et ceux du Maghreb, entre sociétés civiles. Parmi ses priorités au Parlement européen, si elle est élue, figure l’accélération du dialogue euroméditerranéen. « De par mes origines, mes racines, j’ai la compréhension des deux rives de la Méditerranée. » C’est indirectement par le Front national que Tokia Saïfi en est arrivée à la politique. Militante associative à Lille depuis la fin des années 1980, Tokia s’est pendant longtemps sentie naturellement de gauche. En 1986, avec Hamo Ferhati, chef d’entreprise, qui deviendra son conjoint, et d’autres jeunes issus de l’immigration, elle crée Espace Intégration. « L’objectif était de faire émerger des jeunes dans le domaine politique et économique, une classe moyenne. » Elle reste très attentive à ce qui se passe en Algérie. En septembre, elle sera en Algérie pour inaugurer deux opérations de l’association Quartiers sans frontières. Tout comme Tokia, ses frères sont très impliqués dans la vie associative. Nadir, directeur juridique dans une ONG, Mohamed et Salim, le dernier, ont créé l’association Quartiers sans frontières dans le Nord. « Nous sommes Français, d’origine algérienne, mais nous savons d’où nous venons », nous dit Nadir. Ce n’est pas leur première action en direction de l’Algérie.

Par Nadjia Bouzeghrane, El Watan