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Une femme de 23 ans à la rue avec son fils

lundi 8 mars 2004, par Hassiba

Vous l’avez sûrement vue ou êtes passé devant elle, feignant peut-être l’indifférence, ou bien vous lui avez jeté quelques pièces pour avoir bonne conscience.

Elle a élu domicile près de la place Audin, dans les escaliers de la rue Pichon avec son petit enfant. Belle, l’air digne, jamais la main tendue, toujours propre, s’occupant de son petit, ou bien dessinant. Elle s’appelle Lynda et son petit bout de chou Zakaria.
Les deux incarnent l’image d’une grande partie de la société algérienne. Celle qu’on ignore, que chacun peut rejoindre à n’importe quel moment. Combien sont-elles réellement qui vivent dans la rue, nuit et jour, qu’il vente ou qu’il pleuve ou qu’il fasse beau ? Combien sont-elles à errer de jour comme de nuit sans destinée ? A travers l’histoire de Lynda, nous essayerons de retracer sa vie, pour comprendre, loin de toute curiosité malsaine, et faire le portrait d’une jeune fille à qui la vie n’a pas souri. Pour mettre un nom et un visage sur les autres milliers de femmes sans nom dans le même cas.

Le parcours de Lynda
La vie de Lynda, de son vrai nom Bita Salima, pourrait inspirer plus d’un romancier et cinéaste. Mais son histoire est le fruit de la réalité et point de la fiction. Hier, nous l’avons trouvée affairée à nettoyer les baskets de son garçon. Ce dernier à côté d’elle s’amusait avec ses jouets. L’approcher sans nous rejeter n’a pas été une mince affaire. Elle se fait appeler Lynda, car elle n’a jamais aimé son prénom Salima. « Je n’aime pas le prénom de Salima. Je n’ai rien pu choisir dans ma vie alors autant essayer d’avoir mon propre prénom », nous lance-t-elle sur un ton ironique.

En français, d’une voix sûre qui ne trahissait aucune émotion, du moins au début, Lynda s’est livrée par bribes, tout en continuant à s’occuper de son fils.

Elle a vu le jour à Ouargla, il y a de cela 23 ans. Elle a été mise au monde par une mère qui a essayé de la tuer en l’étouffant alors qu’elle n’avait que trois jours. Elle n’a dû son salut qu’à un passant belge qui s’est occupée d’elle jusqu’à ses treize ans. Ce « sauveur » répond au nom de Bita Alphonse.
« Je ne peux pas juger ma mère, car je ne connais pas son histoire. Tout ce que je sais est qu’il est difficile pour une femme de vivre à Ouargla si elle sort de chez-elle ». « Mon enfance a été des plus merveilleuses, allant à l’école, vivant normalement sous l’aile protectrice de ma nourrice, Fatma Zohra, et surtout d’Alphonse. » Ce dernier a fait en sorte qu’elle ne manque de rien, selon ses propos.

« J’ai eu plus de chance entre les mains d’un étranger qu’avec des Algériens » dira-t-elle avec une pointe d’amertume.
A ses 67 ans, Alphonse alors malade quitte l’Algérie pour son pays natal, il laisse Salima aux bons soins de Fatma Zohra. « Jusqu’à mes treize ans, j’ai continué de vivre dans l’insouciance. En cette année, Alphonse est mort. Depuis tout a changé. » « Je suis devenue au fil du temps son esclave. Je faisais tout. Elle m’a menée la vie très dure, alors qu’avant qu’Alphonse ne parte, il l’avait fait promettre de s’occuper de moi ». A ce moment-là, ses yeux noirs d’ébène se sont remplis de larmes. « Je ne peux pas continuer de parler de cela car je sens que je vais exploser comme la bombe d’Hiroshima », s’est-elle contentée de conclure.

Sans vouloir dire exactement comment elle s’est retrouvée au centre d’El-Biar, puis celui de Birkhadem, il est aisé de supposer que son arrivée à Alger et sa valse dans les centres d’assistance ne sont pas le fruit du hasard, mais celui de sa « nourrice ». Cette dernière l’aurait certainement, par quelques démarches, et par un goût poussé de l’opportunisme « vendue ». A dix-huit ans, comme beaucoup d’autres jeunes filles, elle a été sèchement renvoyée de la DAS. Livrée à elle-même, la rue la guettait.

Les leçons de la vie
« J’ai appris deux choses dans ma chienne de vie : ne pas faire confiance aux filles de notre génération et aux hommes. Je me demande chaque fois pourquoi je vis, pourquoi je suis venue au monde. » Sa vie dans cette rue est bien organisée et rodée. D’une propreté exemplaire, elle nous a déclaré que tous les jours elle prend un bain dans les douches publiques. Pour ce qui est de la toilette de son fils, elle y fait très attention en le nettoyant chaque jour. Son linge, notamment celui de son fils, est nickel. « A quelques mètres de là, il y a une laverie automatique où je vais régulièrement », nous a-t-elle expliqué. « Pour avoir ma place dans cette rue, j’ai dû batailler comme une forcenée. »

Maintenant tous les commerçants la respectent. Un des serveurs, qui travaille dans le restaurant d’à côté, nous a déclaré : « C’est une fille de bonne famille. Elle vit loin des problèmes. » Pour subvenir à ses besoins et faire face à ses dépenses, elle essaye tant bien que mal de vendre les dessins et portraits qu’elle fait. Elle passe la nuit devant le siège d’Air Algérie. « Heureusement qu’il y a encore quelques hommes qui respectent encore les femmes. Les agents de sécurité de cette agence, et non la police, veillent sur moi. En plus, il y une caméra qui filme, donc les gens n’osent pas s’approcher. » Elle a même réussi à s’aménager un petit placard pour mettre ses affaires.

Zakaria, le rayon de soleil
Comme nous l’avions pensé, vu la façon avec laquelle elle s’occupe de son fils, Zakaria ne manque de rien. Agé de deux ans et deux mois, avec quelques traces de brûlures superficielles au niveau du visage et de la main, il ne cessait de jouer avec l’innocence propre aux enfants. « Des personnes jouaient à côté de nous avec du diluant en le brûlant. Ils ont jeté la bouteille sur nous qui est tombée sur lui alors qu’il n’avait que sept mois » nous-a-t-elle raconté. « Ni médecin ni pommade, seul mon lait a pu le guérir », nous dira-t-elle avec une pointe de fierté.

Quant à l’avenir de cet ange, Lynda ne compte pas le lui gâcher. « Je dois lui régler tous ses papiers mercredi prochain. A trois ans, je l’inscrirai dans une crèche pour qu’il ait une vie sociale », a-t-elle ajouté. « Mon ultime espoir reste l’émission de Salim Saâdoun dont je serai l’invitée aujourd’hui. Je demanderai un toit et un travail honorable », nous a-t-elle confié dans un souffle. Une femme qui s’en sortirait peut-être de cet enfer. Combien seront-elles qui n’auront pas cette chance, surtout qui n’ont pas son courage ?

M.O., Le Soir d’Algérie