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Alger n’est pas blanche

mercredi 4 août 2004, par Hassiba

Partout où se portent nos regards, c’est la même désolation qui nous agresse. C’est bizarre, Alger ressemble étrangement à l’Irak à une différence près, et qui est de taille, l’Irak est un pays en guerre, l’Algérie ne l’est pas ou presque.

En effet, à bien regarder le comportement destructeur des Algériens, on se demande s’ils ne sont pas en guerre contre leur environnement, contre tout ce qui peut être beau et propre, contre tout ce qui peut rappeler l’ordre et l’organisation. Observons par exemple le commerçant, n’a-t-il pas déclaré la guerre à l’espace et à l’esthétique ? A commencer par l’anarchie qui caractérise la disposition des magasins. On remarque une superbe pâtisserie orientale, mitoyenne avec un vendeur de pièces de rechange, qui achète ses médicaments chez son voisin le pharmacien, lequel répare son pneu crevé chez le vulcanisateur d’à côté en passant par la supérette, etc. Une suite sans logique esthétique, obéissant seulement aux règles étroites des qualifications du propriétaire du local, ou encore les occasions de location dans les endroits réputés commerciaux.

Dans ces quartiers justement, regardons de plus près les trottoirs version bazar. Ils comportent généralement deux niveaux. Le premier, propriété du commerçant est construit au gré de ses revenus et de ses besoins. Il est surélevé, ou en pente, avec ou sans marches, cimenté ou faïencé. Qu’importe, il n’est pas fait pour circuler, c’est une extension du magasin. On y entrepose toutes sortes de marchandises. Cela va des fruits et légumes, en passant par les pièces de rechange, les vêtements et autres, pour finir par l’ameublement exposé aux intempéries. Qui a dit que le bois craint la chaleur et la poussière ? Il ne faut pas croire que cet étalage est consenti seulement pour attirer la clientèle, car à voir de près l’entreposage des marchandises à l’intérieur même des magasins, on comprend vite que ce sont des aires de stockage. Y compris les hideuses portes en fer qui ont remplacé depuis longtemps les discrets rideaux roulants, servant aussi à l’accrochage des marchandises made in Taiwan, présentées comme des produits de luxe, au pays de la consommation et du négoce frénétique sans la production équivalente, créatrice de richesses. Le deuxième niveau du trottoir est le plus souvent à l’état de terre et de gravats, défoncé, jonché de détritus, et même quand il est fraîchement retapé, il comporte bizarrement toujours des trous et des bosses. Malgré son piteux état, cet espace n’appartient pas non plus aux piétons. C’est une aire de stationnement pour la voiture du commerçant, quand c’est possible, on stationne aussi la camionnette de distribution.

Quand la voiture et la camionnette sont en déplacement, on marque le droit de propriété par des caisses, des chaises et les plus organisés par des piquets. Les clients qui s’arrêtent pour acheter stationnent en deuxième position et les piétons marchent sur la route ! La nocivité du commerçant ne s’arrête pas à ce niveau. En effet, il faut bien se débarrasser des produits d’emballage : cartons, caisses, plastique, papiers... Qu’à cela ne tienne, ces derniers sont jetés pêle-mêle au bon vouloir des commerçants. Le trottoir en face du magasin, ou sur les côtés quand les quantités sont petites, un peu plus loin sur un espace non occupé, un terrain vague, pour les déchets plus grands. Le résultat se passe de tout commentaire, il suffit d’admirer des quartiers comme Jolie-Vue, El Hamiz, Aïn Naâdja pour ne citer que les plus grands, mais on peut décliner ces exemples à l’infini pour ne point faire de jaloux. Que dire alors du commerce informel qui fleurit partout sur les trottoirs, les routes, les terrains vagues. Ils sont partout, vendant tout et n’importe quoi, en qamis ou en débardeur, plutôt jeunes que vieux, aguicheurs ou agressifs, tous unis autour d’un même objectif : fourguer une marchandise aux origines mal connues, à la qualité douteuse et qui échappe à toute intervention organisée de l’Etat. Cela ne signifie point que d’autres rapports informels n’existent avec les agents de l’Etat, le bakchich par exemple pour justement fermer les yeux, et agrandir ainsi la sphère de non-droit. Il faut se mouvoir avec adresse et gentillesse, surtout ne pas se plaindre entre les étals improvisés pour durer et les détritus générés. Le soir, l’espace ainsi libéré ressemble à un triste champ de bataille jonché de cadavres déchiquetés de sachets noirs, des caisses brisées, et des lambeaux de fruits et légumes pourris.

Comme à la vue de tout champ de bataille, on ne peut s’empêcher de penser : quel gâchis ! Sur un autre volet, regardons de plus près les constructions. Les intervenants dans ce domaine et à quelque niveau que ce soit ne sont-ils pas aussi en guerre contre l’esthétique, l’espace et les normes ? Il n’est qu’à contempler le résultat de leurs efforts combinés. En commençant par les lots de terrain octroyés. Le moindre espace est squatté pour construire qui une pseudo-villa, qui un immeuble, qui une salle des fêtes, un commerce, et j’en passe, en tout cas jamais une salle de cinéma ou de théâtre. Dans le pays de la contrefaçon, du commerce hallal, la culture est une hérésie. Des quartiers entiers sont érigés ainsi, en dehors de toutes normes urbanistiques. D’affreuses bâtisses s’élèvent le plus haut possible sans grâce, sans charme, s’épiant mutuellement, se collant sans pudeur, dans un pays où pourtant l’intimité familiale est sacralisée. Les cités construites par les services de l’Etat ne valent pas mieux : toujours inachevées, au tracé des immeubles approximatif, jonchées d’amas de terre et de gravats qui ajoutent à la désolation du paysage. La comparaison est d’autant plus cruelle avec les immeubles construits par les Chinois qui nous réconcilient avec les lignes droites et les surfaces lisses. On comprend dès lors que chez nous, la mauvaise qualité du travail n’est plus seulement l’expression d’une mauvaise volonté, mais plus grave encore le résultat d’un manque de savoir-faire et à tous les niveaux, du manager à l’exécutant.

La plupart des « nouveaux » quartiers, certains étant occupés depuis deux ou trois décennies, sont dépourvus de routes goudronnées, de parkings, d’espaces verts, quand ce n’est pas d’eau, d’électricité et de gaz. Les lieux publics sont réduits à la mosquée enfouie entre les habitations, conditionnement idéologique oblige ; le commissariat, au cas où la mosquée ne suffirait pas à contenir ou déborderait de son rôle ; des marchés, des commerces oscillant entre le formel et l’informel, une école primaire et au mieux un CMS délabré. Le reste est constitué d’une multitude de niches à ordures remplies frénétiquement à longueur de journée, au-delà de leur contenance, et qui paraissent toujours pleines y compris après le passage des éboueurs qui se contentent d’en emporter le plus gros. En fait, il ne faut pas croire que les niches sont les seules espaces obligés et respectés pour déverser les ordures. Souvent elles n’existent pas et ce n’est pas plus mal, de toutes les façons tous les espaces environnants sont des niches à ordures potentielles ou avérées. L’Algérien se débarrasse de ses ordures, de ses déchets, de ses gravats et de ses carcasses, à n’importe quelle heure, n’importe comment et n’importe où. L’Algérie est tout simplement devenue une immense décharge à ciel ouvert, vomissant ses ordures puants. Les routes, les cités, les trottoirs, les espaces verts, les plages et les forêts, rien n’échappe à notre œuvre dévastatrice.

A qui la faute ? Sommes-nous congénitalement, culturellement, sales et inciviques ? Est-ce la transition de la campagne vers la ville qui est mal assumée car mal accompagnée ? Faut-il incriminer, comme on le fait souvent, le citoyen irresponsable ? Certes, il est irresponsable, mais c’est le rôle de l’Etat d’en faire un citoyen responsable. Faut-il dès lors décrier l’absence de l’Etat, ce serait lui rendre service, car l’Etat est bien présent. L’Etat n’est pas une entité abstraite. Ce sont des hommes, des Algériens avec leur force et beaucoup de faiblesses. Ces hommes font les lois, les votent et veillent à leur application et leur respect selon leur niveau de compétence qui n’est pas souvent le meilleur, leur degré d’honnêteté qui n’est pas sans faille et leur conscience loin d’être inébranlable. L’Etat dans son acception la plus large, par son degré d’incompétence et de corruption, génère et entretient la déliquescence, qui profite à de nombreux Algériens. Ces derniers ne demandent pas de compte à l’Etat formel, mais ne lui rendent pas de comptes non plus. C’est la coupure entre l’administration et ses administrés ; quand la sphère informelle n’arrive plus à contenir les problèmes générés par les situations de passe-droits, de corruption et de hogra de manière générale, les comptes sont réglés à coups de pierres, de pneus incendiés et de bastonnades au gré des émeutes. La fin de l’histoire, si pour certains il ne fera plus bon de vivre en Algérie dans vingt ans, pour beaucoup d’autres âmes sensibles, il ne fait pas bon de vivre en Algérie depuis longtemps.

Par Sabiha Rias, El Watan