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Eau : La grande soif du monde

mercredi 17 mars 2004, par nassim

100 000 kilomètres cubes, c’est ce dont la planète dispose en eau douce. Un produit rare et en danger. Alerte.

Chaque année dans le monde, 4 millions d’enfants meurent de diarrhée.

L’eau douce, un produit rare.

Simplement parce qu’ils ont bu de l’eau pourrie. Le chiffre est énorme, inimaginable, mais tristement véridique. Parallèlement, les Nations unies estiment qu’un habitant de la Terre sur trois vit dans un pays souffrant d’une pénurie d’eau, un « stress hydrique », disent les spécialistes, et que cette proportion doublera dans vingt ans. Eau malsaine, eau de plus en plus rare, il y a de quoi sonner une nouvelle mobilisation planétaire. Voilà dix ans, le Sommet de la Terre de Rio engagea la lutte contre l’effet de serre. Aujourd’hui, le Sommet mondial du développement durable de Johannesburg (jusqu’au 4 septembre) fait de l’eau douce son nouveau combat.

Il pourrait sembler paradoxal que la planète bleue puisse manquer d’eau, mais n’oublions pas que les kilomètres cubes (1,36 milliard) de H2O qui l’imbibent sont salés à... 97,5 %. Et, sur les 2,5 % d’eau douce restants, 1,75 % sont gelés dans les calottes glaciaires de l’Antarctique, du Groenland et dans les glaciers de haute montagne. Il faut encore soustraire l’eau diffuse prisonnière du sol et des nappes phréatiques trop profondes pour être exploitées.

Finalement, les êtres vivants n’ont accès qu’aux 100 000 kilomètres cubes d’eau contenus dans les nappes aquifères, les lacs et les rivières. Comme il n’est pas question d’épuiser ce précieux capital, l’humanité doit limiter ses prélèvements à la capacité de renouvellement de ce stock, c’est-à-dire aux précipitations. Or, si chaque année 110 000 kilomètres cubes d’eau arrosent les continents, 70 000 s’évaporent aussitôt, laissant donc 40 000 kilomètres cubes rejoindre les cours d’eau ou s’infiltrer dans le sol. Soit la quantité d’eau contenue dans les lacs Baïkal, Tanganika et Victoria réunis. Finalement, seuls 6 250 kilomètres cubes d’eau douce sont réellement accessibles aux hommes qui n’en prélèvent, actuellement, que 1 600.

La marge peut paraître importante. Grave erreur : les experts ont vite fait de rappeler quelques vérités désagréables. Premièrement, la population terrestre ne cesse de s’accroître. Nous serons 3 milliards de plus d’ici à vingt ans. Deuxièmement, l’élévation du niveau de vie dans le tiers-monde se traduit, et c’est heureux, par une augmentation de la consommation d’eau. Troisièmement, impuissant à réduire sa pollution, l’homme contamine de plus en plus les ressources aquatiques. Quatrièmement, enfin, rien n’est plus inégalement réparti à la surface de la Terre que l’eau ! La pluie ne tombe pas toujours à l’endroit où son besoin se fait le plus sentir. Ainsi la Chine reçoit deux fois moins de précipitations que l’Amazonie, alors que sa population est trente fois supérieure. Selon les Nations unies, 26 pays, riches de 250 millions d’âmes, reçoivent déjà moins de 1 000 mètres cubes de précipitations par an et par habitant, volume considéré comme le minimum vital. Et la situation ne fait qu’empirer. Autre motif d’inquiétude : le réchauffement de la Terre, dont on détermine encore mal la part imputable aux activités humaines, commence déjà à chambouler le régime des pluies. Inondations catastrophiques dans certaines régions, intensification de la sécheresse ailleurs. Cette année, par exemple, la mousson a boudé une moitié du sous-continent indien, entraînant la pire sécheresse de son histoire ; tandis que le Bangladesh connaissait le déluge. L’Europe n’est pas épargnée. L’an dernier, le sol calcaire de la Somme gorgé d’eau de pluie a alimenté, via les nappes phréatiques saturées, une crue interminable. Cet été, c’est aux bassins du Danube et surtout de l’Elbe de subir des crues sans précédent. En revanche, depuis 1968, la pluviométrie n’a cessé de dégringoler sur tout le continent africain... Certes, les hommes se sont organisés pour lutter contre la sécheresse. Ainsi l’irrigation s’étend-elle, aujourd’hui, sur 250 millions d’hectares. Mais, peu à peu, l’arrosage artificiel montre ses limites. L’eau des fleuves n’est pas inépuisable. Trop de transfusions destinées aux cultures ont transformé certains flots puissants en ruisseaux anémiques avec toutes les conséquences écologiques néfastes qui en découlent : assèchement des zones humides, voire de lacs géants comme la mer d’Aral, ensablement des estuaires, salinisation des sols...

A défaut des fleuves, les agriculteurs se sont mis, depuis quelques années, à puiser comme des vandales dans les nappes phréatiques. Tant et si bien que certaines baissent dangereusement, augurant mal du futur. En Chine, le niveau de certains aquifères a chuté de plus de 50 mètres en quarante ans ! En Inde, ce n’est guère mieux. Les 20 millions de puits (1 million supplémentaire chaque année) font baisser les aquifères de 2 à 3 mètres par an. D’après l’International Water Management Institute, 25 % des cultures mondiales de céréales sont menacées à court terme par un épuisement des eaux souterraines. Christopher Ward, de la Banque mondiale, est très pessimiste : « Si l’exploitation des nappes se poursuit au même rythme, de grands pans de l’économie rurale pourraient disparaître en une génération. »

L’agriculture n’est pas la seule à blâmer. Les mégalopoles sont également gagnées par une soif inextinguible. Alors tels les Shadoks, les techniciens pompent sans répit, de plus en plus loin, de plus en plus profond. Toujours la Chine : 30 de ses 32 villes multimillionnaires (en habitants) connaissent régulièrement des coupures d’eau. La situation est encore plus préoccupante dans le Maghreb, où Alger, par exemple, doit faire venir, chaque jour, 50 000 mètres cubes d’eau par la route. Sans pour autant éviter de nombreuses coupures d’eau quotidiennes.

Guérillas pour l’eau

L’industrie aussi a de plus en plus soif. Dès lors, les risques de guerre entre pays voisins, pour s’approprier l’eau d’un fleuve, d’un lac ou d’un aquifère souterrain mitoyens sont de plus en plus nombreux. A l’échelon local, des milliers d’actes de guérilla opposent déjà agriculteurs, industriels et citadins. Citons seulement ces paysans de Plachimada, au Kerala (Inde), qui, depuis avril dernier, menacent de démolir une usine de Coca-Cola qui assèche et pollue leurs puits, les uns après les autres. Plus près de nous, dans le sud de l’Italie et en Sicile, avant qu’il se remette à pleuvoir, l’armée était obligée de protéger du vol les camions- citernes transportant de l’eau.

Non seulement l’eau devient rare, mais elle est également de plus en plus malsaine. Selon les Nations unies, 1,3 milliard d’êtres humains n’ont pas accès à l’eau potable. D’innombrables municipalités, comme Hanoi, au Vietnam, et Denpasar, à Bali, recommandent à leurs administrés de faire bouillir l’eau du robinet avant de la boire.

Voilà bien la folie des hommes : le manque d’eau ne les empêche pas de la polluer par un flot sans cesse grossissant de rejets agricoles et industriels. Mais les plus sales sont encore les villes : les eaux usées de 2,6 milliards de personnes partent directement dans la nature sans traitement. Ainsi seules 8 grandes villes indiennes, sur 3 119, épurent correctement leurs eaux d’égout et 209 partiellement.

Le programme Agenda 21, lancé à l’occasion du Sommet de Rio, chiffrait le coût des travaux nécessaires pour assurer l’approvisionnement en eau potable et l’épuration des eaux usées de l’ensemble de la planète à 225 milliards de dollars par an pendant vingt-cinq ans ! Tant qu’on y est, ajoutons les 550 milliards nécessaires pour augmenter de 40 % l’efficacité de l’irrigation. Autant dire que le tiers-monde se révèle incapable d’honorer seul cette facture monstrueuse. Pour autant, les pays pauvres ne doivent pas attendre une aide miraculeuse des pays riches, qui se font déjà tirer l’oreille pour honorer leurs engagements de Rio.

Si l’Occident n’est pas venu avec des chèques en blanc à Johannesburg, du moins ses milliers d’experts regorgent d’idées pour éviter le désastre annoncé. Commençons par réduire le gaspillage, clament les plus avisés. Excellent conseil : les villes du tiers-monde perdent jusqu’à la moitié de leur eau potable dans des fuites du réseau de distribution. Beaucoup de municipalités pensent que la privatisation de la distribution de l’eau pourrait résoudre ce problème dans la mesure où un concessionnaire privé est bien mieux armé pour faire payer le vrai prix de l’eau aux abonnés (voir encadré).

Mais l’eau ne se perd pas qu’en ville. Seulement 30 % de l’eau d’irrigation arrive aux cultures. Il s’avère donc indispensable d’aider le tiers-monde à améliorer l’efficacité de l’arrosage. D’autres experts préconisent, au contraire, l’abandon de l’irrigation dans certaines contrées désertiques au profit des cultures sèches. Mieux vaut, plaident-ils avec une certaine logique, cultiver une plante peu gourmande en eau plutôt que de vider la nappe phréatique pour faire pousser du blé dans le désert (voir article sur la Libye). Les agronomes promettent également la mise au point de variétés moins gourmandes en eau. De l’utilité des... OGM ! Autre proposition de bon sens : le recyclage des eaux usées. Voilà du développement durable ! Déjà Tel-Aviv recycle 66 % de ses effluents dans l’agriculture et, dans vingt ans, 70 % de la production agricole israélienne sera irriguée avec des rejets urbains retraités. Mais ce pays dispose de moyens financiers inconnus du tiers-monde. D’où la nécessité de mettre au point des procédés d’épuration écologiques et économiques. Au Sénégal, de petits jardins maraîchers commencent à êtres arrosés avec de l’eau domestique épurée par de la laitue d’eau, sans créer le moindre problème sanitaire. Certains experts vont encore plus loin en préconisant carrément de fabriquer de l’eau potable au sortir des égouts. La ville de Port Elisabeth (Afrique du Sud) prévoit d’alimenter ainsi ses robinets, pour un tiers, dans vingt ans. Même objectif visé par Singapour. Tchin-tchin !

En tout cas, il ne peut plus être question de tolérer les rejets d’eau domestique directement dans la nature, sans épuration. Si tous les pays n’ont pas les moyens de se payer des stations d’épuration, d’autres techniques plus écologiques, moins dispendieuses sont à l’étude. Comme le lagunage et l’utilisation de la capacité épuratoire de certains végétaux.

De son côté, le WWF (Fonds mondial pour la nature) milite pour une meilleure protection écologique des bassins versants alimentant les fleuves. La conservation des forêts et des marais est, en effet, vitale pour la production d’une eau de qualité. Le WWF demande donc à tous les pays partageant un bassin hydrologique (il en existe 261 transfrontaliers) d’établir un plan de gestion commun. Des économistes militent pour un cours mondial de l’eau, au même titre que pour le pétrole. D’autres appellent de leurs voeux la création d’une instance mondiale pour gérer l’eau au niveau planétaire. Bref, les propositions ne manquent pas.

Il ne faut, bien sûr, attendre aucune décision de la grand-messe de Johannesburg. Comme d’habitude, les chefs d’Etat et de gouvernement s’y rendent pour signer une belle charte. Beaucoup de bla-bla et peu d’engagements fermes. Bien de l’eau coulera sous les ponts, avant que la planète bleue soit, de nouveau, digne de son nom...

Par Frédéric Lewino, lepoint.fr