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La révolution des Algériennes

dimanche 31 octobre 2004, par Hassiba

De l’administration à l’entreprise, les Algériennes sont de plus en plus présentes dans la vie sociale du pays, y compris à des postes de direction. Histoire d’une tranquille prise de pouvoir.

Il y a cinquante ans, le 1er novembre 1954, commençait la guerre d’Algérie. Les femmes allaient y prendre toute leur part. Mais, à l’heure de l’indépendance, les moudjahidat - combattantes - étaient priées de rentrer à la maison. Les Algériennes seraient-elles, aujourd’hui, en train de prendre leur revanche ? Elles ont su profiter de la généralisation de l’enseignement. Elles ont investi les écoles puis, leurs diplômes en poche, la fonction publique et, plus récemment, le secteur des services. Une prise de pouvoir en douceur...

Pour les pionnières, cela n’a pas toujours été facile. Depuis peu à la tête d’Algérie Poste - la poste algérienne - Ghania Houadria est la première femme algérienne à diriger une entreprise publique. Cette informaticienne de 53 ans a 25 000 salariés sous ses ordres. Mais sa promotion, qu’elle doit notamment à la gestion d’un important projet de développement des nouvelles technologies de l’information, s’est fait longtemps attendre. « Une femme est toujours obligée de prouver ses compétences, dit-elle. Avant d’accéder à ce poste, je suis restée quinze ans sous-directrice, alors que la moyenne, pour un homme, est de cinq. » L’une des premières réformes qu’elle envisage serait de permettre aux femmes d’intégrer le corps des facteurs, dont elles sont encore exclues. Ce qui ne l’empêche pas de souhaiter apporter une « touche féminine » en relookant les guichets et les tenues des postiers.

Si Ghania Houadria, au poste qu’elle occupe, fait figure de pionnière, les Algériennes, à force de persévérance, ne cessent de conquérir de nouveaux espaces. On avait pris l’habitude de les voir régler la circulation, en tenue de policiers ? Elles sont apparues récemment, en costume de cuir noir, sur des motos de la Sécurité nationale. On les savait présentes en masse dans l’administration et les services de santé de l’armée (le colonel qui dirige l’Ecole nationale de santé militaire est... une colonelle) ? Elles s’infiltrent dans l’aviation et la marine, et même, depuis peu, dans la gendarmerie, traditionnellement considérée en Algérie comme un corps d’élite. Dans un tout autre domaine, certaines d’entre elles viennent même d’investir un bastion de la masculinité : la mosquée. Des morchidat (guides) y enseignent désormais le Coran et la morale aux enfants.

La généralisation de l’accès à l’enseignement, dès le lendemain de l’indépendance du pays, en 1962, a permis à une grande proportion de filles d’accéder aux études. « Les femmes algériennes, souligne le sociologue Nacer Djabi, ont exploité tous les atouts que l’école pouvait leur offrir. C’est ce qui leur a permis de négocier une sorte de contrat implicite avec la société. Celle-ci, tout en restant conservatrice, a laissé se développer le travail d’une élite féminine. » L’ouverture économique, qui a succédé, dans les années 1980, au socialisme austère imposé par Houari Boumediene, s’est traduite par une hausse de l’activité commerciale, qu’il s’agisse du trafic de contrebande - le trabendo - ou du commerce de gros spécialisé dans l’import-export.

Les mentalités, comme les codes des valeurs, ont changé. Beaucoup de garçons, soucieux d’acquérir un statut social et une place dans la nouvelle société de consommation, ont abandonné les bancs de l’école pour le commerce avec l’espoir de faire, très vite, de l’argent. « Filles et garçons ne vivent pas de la même façon leur besoin d’insertion sociale. Les garçons sont convaincus que la promotion sociale ne peut venir que par l’argent. Donc, du business, ou de l’émigration. Ils ont, par conséquent, laissé les canaux traditionnels de promotion sociale aux filles, qui, elles, cherchent toujours la valorisation par les diplômes et la carrière », analyse Saïd Benmerad, chercheur au Centre national d’études et d’analyse pour la population et le développement.

Les filles sont aujourd’hui plus nombreuses que les garçons dans les classes des collèges, dès les premières années du secondaire. Elles sont évidemment plus nombreus-es encore à obtenir le baccalauréat. Et comme ce sont elles qui obtiennent les meilleures moyennes, elles se tournent de plus en plus vers les formations les plus pointues. Certaines filières de l’Ecole nationale d’administration qui étaient jusqu’à une date récente quasi réservées aux garçons, comme les douanes ou le budget, sont majoritairement investies à présent par les filles. Moins exigeantes que les hommes en ce qui concerne leurs revenus, elles acceptent les salaires de la fonction publique dont ils ne veulent plus. « C’est une révolution tranquille », affirme Benali Benzaghou, recteur de l’université de Bab Ezzouar, un établissement spécialisé dans les études scientifiques et technologiques qui forme essentiellement des ingénieurs.

Cette année, 56,4% des 20 000 étudiants de Bab Ezzouar sont des étudiantes. La situation est encore plus contrastée dans les filières littéraires ou les sciences humaines, traditionnellement considérées comme des débouchés naturels pour les filles. Le même phénomène est perceptible dans la magistrature, qui est l’un des corps les plus féminisé du pays, ou encore dans les métiers de la santé. Dans ce dernier secteur, la proportion de femmes est même plus élevée parmi les médecins que dans les professions paramédicales. Une « exception algérienne » ? Certains, comme le statisticien Nacer-Eddine Hamouda, n’hésitent pas à le penser. « Nous sommes dans une situation où les stéréotypes sont profondément bouleversés, dit-il. Partout, dans le monde, on se représente le couple médecin-homme accompagné de son infirmière-femme. Chez nous, c’est l’inverse qui se produit et qui se produira de plus en plus. »

Globalement, certes, si l’on s’en tient aux statistiques officielles (qui ne tiennent pas compte du secteur informel), seules 14% des femmes algériennes occupent un emploi salarié. Mais c’est 12 fois plus qu’il y a trente ans. Et cette tendance ne peut que se poursuivre : les Algériennes sont massivement convaincues que leur émancipation passe par le travail. Et elles sont actuellement de moins en moins cantonnées dans le secteur public. La crise économique des années 1990 a conduit les plus jeunes à investir aussi les services. Elles sont de plus en plus nombreuses à travailler dans les commerces, les restaurants, les cafés... « On ne se rend pas encore compte à quel point les mentalités ont changé, affirme Soumia Salhi, responsable de la section féminine de l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), la principale centrale syndicale du pays.

L’arrivée des femmes dans certaines entreprises et leur capacité à transcender les obstacles a changé la perception de la société. Paradoxalement, même les islamistes ont contribué à ce changement. En faisant défiler leurs militantes dans les rues, ils ont contredit leur propre discours sur la nécessité pour les femmes de rester dans les maisons. Du même coup, ils ont élargi la brèche. » Fait nouveau encore, les Algériennes revendiquent maintenant une place à part entière dans la sphère économique et sociale. Au point, souligne Soumia Salhi, de se définir comme « chômeuses » - donc « potentiellement travailleuses » - lorsqu’elles sont sans emploi. « Cela entraînera forcément une nouvelle redistribution des rôles, prédit Soumia Salhi. Le champ politique va devoir s’adapter. » C’est aussi l’avis de Nacer Djabi. C’est même, selon lui, ce qui expliquerait que le projet de réforme du Code de la famille, qui sera soumis ce mois-ci au Parlement - une réforme du statut de la femme qui modernise notamment les règles de la tutelle ou du divorce - ait suscité une telle hargne de la part des éléments les plus conservateurs de la société. Les femmes, dit-il, « ont évolué plus vite que la société ». Du coup, « les conservateurs sentent que c’est toute la société qui leur échappe et leurs gesticulations ne sont que d’illusoires coups de frein dictés par la peur, face à un processus qu’ils savent inéluctable. »

Par Baya Gacemi, www.lexpress.fr