Accueil > PORTRAITS > La saga Reporters sans frontières

La saga Reporters sans frontières

vendredi 21 janvier 2005, par Hassiba

L’association se mobilise actuellement pour Florence Aubenas, journaliste à "Libération", disparue en Irak. Enquête sur RSF et son homme-orchestre, Robert Ménard.

A l’approcher pour la première fois, on se prend à penser que Robert Ménard, 52 ans, a forcément beaucoup d’amis. En ces temps d’épreuves pour la presse française, comment pourrait-il en être autrement ? Car s’il y a bien une personne qui ne ménage jamais sa peine quand un journaliste est en difficulté ou en danger, c’est bien le secrétaire général et fondateur de Reporters sans frontières (RSF). Infatigable, pugnace, il est de tous les combats.

Quelles que soient leurs sensibilités, ceux qui le connaissent disent tous à peu près la même chose de lui : "C’est un activiste, peut-être même un peu trop", résume l’écrivain et journaliste Jean-Claude Guillebaud ; "J’aime beaucoup ce type qui sait sonner le tocsin quand il le faut, même s’il use parfois de la manière forte", enchérit le présentateur vedette de TF1, Patrick Poivre d’Arvor ; "J’admire sa ténacité dans l’indignation", dit de son côté Bernard Kouchner. Même Rony Brauman, l’ancien président de Médecins sans frontières (MSF), qui pourtant ne l’apprécie guère, en convient : "Il a une incroyable énergie."

Multipliant les initiatives - affichage géant sur la façade de l’Hôtel de Ville de Paris, pétitions, rassemblements, appels à la presse -, il a été de ceux qui ont lutté pour obtenir la libération des deux premiers journalistes français pris en otage en Irak, Christian Chesnot et Georges Malbrunot. "C’est quelqu’un qui se démène. Il a beaucoup compté dans la mobilisation en notre faveur", souligne ce dernier. Robert Ménard est de nouveau en première ligne, en faveur, cette fois, de l’envoyée spéciale de Libération en Irak, Florence Aubenas, dont on est sans nouvelles depuis le 5 janvier.

Bref, voilà bientôt vingt ans que RSF a été créée et cet anniversaire coïncide avec une sorte d’aboutissement ou de consécration. Prenant un jour la défense du journaliste tunisien Taoufik Ben Brik, menacé par le régime du président Ben Ali ; mobilisant l’opinion le lendemain pour faire sortir de prison le journaliste et poète cubain Raul Rivero ; participant le surlendemain à une commission d’enquête indépendante destinée à élucider les conditions de l’assassinat du journaliste burkinabé Norbert Zongo, Robert Ménard est parvenu à faire de son association un acteur irremplaçable du combat pour la liberté de la presse. Et pas seulement en France.

Mais la bataille qu’il a dû mener pour y parvenir a été plus rude qu’il n’y paraît. Pour qui s’y plonge, c’est même la principale surprise que réserve l’histoire de RSF : on pourrait l’imaginer lisse et consensuelle - une autre histoire de "potes", comme celle de SOS-Racisme ; en fait, elle a souvent été jalonnée de remous et de controverses.

Rien de tel, certes, au tout début. Les premiers pas de RSF sont tâtonnants mais chaleureux. Un soir de juin 1985, Robert Ménard, qui a longtemps été militant de la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) avant d’effectuer un bref passage au Parti socialiste, écoute avec plusieurs de ses confrères de Radio France Hérault, où il travaille, une émission de France-Inter dont l’invité est Rony Brauman, à l’époque le président en titre de Médecins sans frontières. Et si on créait une association du même type, suggère l’un des journalistes ? Aussitôt dit, aussitôt fait : Robert Ménard reprend l’idée à son compte, entre en contact avec Rony Brauman et Jean-Claude Guillebaud afin d’obtenir leur soutien. Et, le 25 juin 1985, l’association est officiellement créée à Montpellier.

Mais une association pour faire quoi ? Pour mener quels combats ? Les buts que RSF s’assigne sont passablement flous. L’association entend avant tout promouvoir des formes de journalisme alternatif. Comme les grands médias se désintéressent souvent des zones les plus déshéritées de la planète, estiment-ils, RSF va s’inscrire dans une logique tiers-mondiste et chercher à rassembler des fonds afin de financer des reportages dans ces pays oubliés. Très vite, c’est l’échec : les reportages en question, réalisés par des journalistes dont ce n’est pas la spécialité, ne trouvent guère de publications prêtes à les accueillir. "Le projet initial était sympathique, mais irréaliste", se souvient Rony Brauman.

Et même quand RSF, rectifiant le tir, fait appel à des plumes connues, le résultat n’est guère plus probant. Dans un livre consacré à l’histoire de l’association (Ces journalistes que l’on veut faire taire, Albin Michel, 2001), Robert Ménard raconte quelques-unes de ses déconvenues. Ainsi RSF propose-t-il en 1987 à Régis Debray d’aller pour son compte en Birmanie, pays où les journalistes sont interdits. Le philosophe accepte la mission, qui a lieu quelques mois à peine avant un soulèvement populaire, en mars 1988, sévèrement réprimé. Problème : du reportage ramené par Régis Debray, il ne ressort rien des turbulences que va affronter la Birmanie. "Lors de son voyage, Régis Debray n’avait rien vu, rien pressenti", écrit Robert Ménard - ce dont l’essayiste conviendra.

Chemin faisant, tirant les leçons de ses premiers échecs, RSF change donc encore de cap. Adieu le tiers-mondisme ! Vive les droits de l’homme : l’association, qui a déménagé à Paris, réoriente progressivement ses activités vers de nouveaux combats. A deux registres de combats, en fait : sorte d’Amnesty International spécialisée dans la défense des journalistes, elle défend partout où elle le peut la liberté de la presse ; dans le même temps, elle se veut aussi un lieu de débat et de réflexion critique sur la presse et organise des colloques : sur les manipulations de l’information lors de la première guerre du Golfe, sur les dérives constatées dans l’affaire de la découverte du charnier de Timisoara en Roumanie, et sur bien d’autres sujets encore.

"Je pensais que ce type d’association ne pourrait conquérir sa légitimité que si elle consacrait autant d’énergie aux dévoiements de la presse dans les pays riches - à l’information-spectacle, à la concentration... - qu’aux entraves à la liberté de la presse dans les autres pays", raconte Jean-Claude Guillebaud, premier président de RSF. Rony Brauman, qui est membre du conseil d’administration de l’association, partage le même point de vue. Mais pas Robert Ménard. Dans une formule qui lui sera beaucoup reprochée, il le dira sans détour, plus tard, dans le même livre, résumant son opinion de l’époque : "Je découvre, en somme, qu’il est difficile de mener de front nos deux activités : pour défendre les journalistes dans le monde, nous avons besoin du soutien consensuel de la profession, tandis que la réflexion critique sur le métier de journaliste prête par définition à polémique. Comment, par exemple, organiser un débat sur la concentration de la presse et demander ensuite à Havas ou à Hachette de sponsoriser un événement ?"

Dans un souci d’efficacité autant que par tempérament, le principal animateur de RSF donne donc la priorité à la première activité et met en sourdine la seconde. Et de la parole aux actes : en plein conflit en Bosnie, il s’affiche même un jour, à Sarajevo, avec Patrick Poivre d’Arvor et lui exprime sa gratitude pour avoir convoyé discrètement du matériel que, sans cela, RSF n’aurait pas pu acheminer.

Or, le présentateur de TF1 a peu auparavant été au centre d’une vive controverse au sujet de sa vraie-fausse interview de Fidel Castro à Cuba. Pour plusieurs animateurs de RSF, c’est l’incident de trop : non seulement l’association renonce à être un pôle de débat critique autour de la presse, mais en plus, elle succombe aux vertiges du "vedettariat". Après quelques incidents du même type, RSF est donc confrontée à une grande crise de croissance : Jean-Claude Guillebaud démissionne en février 1993 ; Rony Brauman fait de même en janvier 1995.

Dix ans plus tard, Robert Ménard semble n’en éprouver aucun regret. Et fait face, sans la moindre gêne, à toutes les critiques qu’il a essuyées - ou à celles qu’il essuie encore. Ses liens avec PPDA ? "C’est la personne qui m’a le plus aidé depuis la fondation de RSF ; et il l’a toujours fait sans s’en vanter", rétorque-t-il. Son activisme et ses amitiés dans le show-biz ? "Je suis profondément réaliste, et j’en suis venu à la conclusion que si je ne suis pas efficace, c’est que je n’ai pas su m’y prendre", dit-il encore. Ses contacts avec certains sponsors ou hommes d’affaires ? "Un jour, nous avons eu un problème d’argent. J’ai alors appelé l’industriel François Pinault pour qu’il nous apporte son aide. Cela allait totalement à l’encontre de ses intérêts, mais il a répondu aussitôt à ma demande. Et c’est cela, seul, qui compte", ajoute-t-il. Son admiration pour Bernard Kouchner, qu’il présente souvent comme son modèle ? Cette fois, c’est le maître qui prend la défense de l’élève : "La France n’aime pas le succès des francs-tireurs", dit l’ancien ministre socialiste.

Dans ce tournant que prend l’association, au milieu des années 1990, peut-être y a-t-il même, pour Robert Ménard, une forme de libération. Lui qui se défend d’être un "intello", il peut donner libre cours à son activisme. En tout cas, le succès est au rendez-vous. Forte de 1 800 adhérents (journalistes ou non), disposant d’un budget de 3 millions d’euros et de 15 permanents à Paris, RSF a fortement grandi en France et essaimé à l’étranger, avec des permanents dans quelques grands pays, et un réseau de correspondants. C’est aussi, d’ailleurs, la raison pour laquelle Robert Ménard se défend d’avoir transformé RSF en une ONG privilégiant les activités médiatisées. Car s’il y a de grands combats - par exemple celui mené en faveur des journalistes français enlevés en Irak - dont on parle forcément aux "20 heures", il y a aussi la multitude des batailles anonymes. "Ce travail de fourmi, ce travail de l’ombre, dont l’opinion n’entend pas parler, c’est notre quotidien. Nous sommes intervenus au total dans 700 affaires de presse en 2004", souligne Robert Ménard.

L’homme-orchestre de RSF tient donc tête à ses détracteurs. Plus que cela ! Se disant indigné par "la jalousie ou le ressentiment" qui existent parfois dans la presse ou dans les milieux intellectuels parisiens, il se fait un malin plaisir à rendre coup pour coup. Est-il ainsi pris à partie par la revue PLPL (animée par Pierre Rimbert et par le journaliste du Monde diplomatique Serge Halimi) qui, en août 2001, voit en RSF l’un des outils servant à "camoufler la peste médiatique en bienfait universel", et en son animateur un symbole du "trotsko-reniement mondain" ? L’intéressé attend son heure, mais la réplique finira par venir, et elle sera violente. Dans Médias (n° 1, été 2004), une revue lancée dans l’orbite de RSF, Robert Ménard cosigne avec Pierre Veilletet un article vengeur, intitulé "La guérilla des altermondialistes contre l’info", dans lequel il pointe par le menu les outrances auxquelles se livrent selon lui certaines figures de proue de la gauche radicale dans leur critique des médias. Sans parler, pour quelques-uns d’entre eux, de leur complaisance avec le régime de Fidel Castro à Cuba.

Somme toute, le petit groupe qui a fondé RSF ne s’est pas réconcilié. Vingt ans après, Rony Brauman continue de déplorer l’autoritarisme de Robert Ménard et la "dictature domestique", qu’il fait, selon lui, régner sur RSF. Quant à Jean-Claude Guillebaud, il persiste à penser que l’organisation a fait partiellement fausse route en abandonnant l’un des deux piliers de son activité, la critique des médias. "Si RSF avait engagé ce travail dignement, l’espace n’aurait pas été occupé par d’autres, avec tous les excès que l’on a connus. C’est ce que je dirais à Ménard si je le rencontrais : "Tu vois... le boulot auquel nous avons renoncé, il a été fait par d’autres, mais beaucoup moins bien"", dit-il.

Pour Robert Ménard, cette controverse est en réalité terminée depuis longtemps. Et s’il aime encore à parler de Cuba, ce n’est pas seulement pour moucher ceux qui lui font la leçon : c’est surtout parce que, de toutes les causes qu’il a défendues, c’est l’une de celles qu’il juge parmi les plus emblématiques. Co-organisateur d’un meeting qui a eu un grand retentissement à Paris, au Théâtre du Rond-Point, le 29 septembre 2003, RSF a joué un rôle moteur, en France, dans la défense des journalistes et intellectuels emprisonnés à l’époque par le régime castriste. Et c’est "un combat dont je ne suis pas peu fier", conclut le patron de l’association.

Par Laurent Maduit, www.lemonde.fr