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Les jeux troubles de la corruption en Algérie

jeudi 31 mars 2005, par nassim

Décidément, la corruption est désormais à la mode en Algérie. Tout le monde en parle avec une déconcertante facilité.

Si, pendant une longue période, les langues étaient en quelque sorte chloroformées, c’est parce que le sujet était tout simplement tabou et n’était évoqué que par les décideurs qui avaient pignon sur pouvoir total, cherchant souvent à fragiliser leurs possibles opposants au sein du pouvoir censé être trop blanc, mais marqué du sceau d’une virginité douteuse.

Il aura fallu l’événement majeur d’Octobre 88 pour qu’un exclu du pouvoir, muet comme une carpe du temps où il dirigeait la planification et le gouvernement, dégoupille son explosif des 26 milliards qui fera beaucoup de bruit et de dégâts, mettant une fois pour toutes en pièces ce secret de polichinelle et un pouvoir trop opaque et trop peu crédible, aux yeux d’une population qui s’était attaquée, en connaissance de cause, aux espaces symboliques de la corruption. Les Algériens savaient donc et ne se lassaient pas de montrer du doigt la voyante plaie de la corruption que les uns et les autres avaient tenté de dissimuler en l’enveloppant de généralités et d’opérations ponctuelles dont l’objectif avait toujours été de détourner le regard. Ces entreprises de détournement du regard ne sont pas récentes. Elles ont marqué toutes les phases d’un pouvoir totalitaire n’admettant aucune critique et fonctionnant en autarcie, dans une opacité totale favorisant la privatisation d’un Etat appelé à servir d’ersatz à des structures institutionnelles vidées de leur puissance symbolique.

Le discours autocratique neutralisait paradoxalement l’appareil étatique en le rendant otage de pratiques informelles de pouvoir, engendrant de multiples micro-pouvoirs favorisant des pratiques peu orthodoxes et bénéficiant d’une tentante immunité tribale, clientéliste ou familiale. L’informel fonctionne comme la négation de l’Etat et l’espace d’un pouvoir fondé sur la tradition orale et n’accordant que trop peu de place à un texte considéré comme une parole verbeuse, servant exclusivement à légitimer un discours préalable.

Les jeux de la corruption traversent donc toutes les contrées d’un espace administratif et politique, consolidé par la multiplication de nouvelles alliances, surtout familiales, régionales et tribales, se jouant d’une rente pétrolière trop mal prise en charge par les gouvernants successifs se neutralisant continuellement et faisant de l’Algérie un pays où les choses n’ont souvent pas dépassé l’éternel recommencement. Toutes ces situations sont le produit d’une politique s’articulant autour de la sujétion du grand nombre, condamné à se soumettre, répression aidant, à une minorité qui pense unilatéralement qu’elle a toujours raison.

Les choses n’ont pas fondamentalement changé dans une Algérie où, quotidiennement, la presse dévoile de nombreux cas de détournements dans des banques, des postes et des entreprises publiques, comme si les voleurs savaient qu’ils étaient à l’abri de poursuites. Sans compter les grosses affaires dont la presse est incapable de parler.

Habituée à ces tournantes opérations « anti-corruption » qui émaillent souvent les débuts de règne de tel ou tel président, la population n’y croit plus et écoute, quand elle ne nargue pas les espaces officiels du pouvoir en boudant la chaîne nationale se démultipliant tout en étant trop unique, un chef du gouvernement ou un ministre de la Justice s’époumonant à soliloquer, répétant à l’envi que cette fois-ci, c’est la meilleure. Comment le chef du gouvernement actuel peut-il faire admettre ses bonnes intentions quand, alors en charge du département de la Justice, il avait mis en prison des cadres pour « corruption » qui vont être blanchis et parfois promus quelque temps après, alors qu’il siège toujours au gouvernement ?

Pour beaucoup d’Algériens, l’affaire Khalifa n’en est pas une et ne serait qu’un simple règlement de comptes. Comme d’ailleurs l’histoire du général Beloucif. Ce qui est extraordinaire, c’est que Abdelmoumène Khalifa, dont on dit aujourd’hui, sans preuves pour le moment, que l’argent provenait des caisses de l’Etat subtilisées par son père, Laroussi, était courtisé par des responsables de l’Etat et des patrons de presse qui trouvaient en lui un homme qui distribuait facilement billets, prébendes, cadeaux et postes pour les uns et les autres contre de menus services. Des hommes influents et des journalistes tournaient autour de ce « patron » voué aux gémonies par ses anciens adorateurs, une fois assommé.

Quelques journalistes, qui n’arrêtaient pas de « visiter » sa télévision à Paris, se sont mis de la partie pour lui tomber dessus, oubliant trop rapidement leur collaboration pas encore ancienne. C’est la dure épreuve de la vie et du pouvoir. Le virtuel et désormais dérangeant ami de Depardieu, de Khaled et de quelques journalistes et patrons de presse algériens, est devenu infréquentable et tellement trop peu crédible qu’il n’arrête pas de désarçonner le syndicat UGTA et d’autres entreprises et personnalités craignant un inquiétant raz-de-marée. Beaucoup de monde se retourne désormais contre ce monsieur, alors que la presse publique et privée n’arrêtait pas de célébrer ses charmes et sa réussite. Le cas Khalifa n’est pas unique. En Algérie, la vox populi considère tout responsable ou « élu » comme un « voleur » en puissance. De nombreuses blagues et d’extraordinaires dictons vont dans ce sens. Un peu partout, on sort des dossiers sur des trafics sur l’immobilier ou des opérations malsaines de récupération des biens ou de vente de locaux et de logements OPGI. Ce phénomène n’est pas récent dans notre pays. Déjà, au temps de la colonisation, l’administration proposait des privilèges contre de l’argent ou des biens de consommation.

Mais bien avant l’occupation française, la corruption marquait le quotidien. C’est une réalité universelle qui marque toutes les sociétés. Chez nous, la colonisation n’a pas arrangé les choses en en faisant une véritable ligne de conduite. Juste après l’indépendance, certains avaient commencé à marchander pour occuper des « biens vacants ». C’était la belle aubaine. Certes, les moyens n’étaient pas conséquents, mais déjà on entamait le jeu de la débrouille qu’une société, trop rurale, marquée par des habitudes peu commodes, acceptait facilement. Et au lendemain de l’indépendance, certains responsables grossissaient à vue d’oeil, à tel point qu’on avait parlé de trafic et de vol du fameux « Sandouk ettadamoun ». Ainsi, la corruption inaugurait une Algérie délivrée de la colonisation. Les rumeurs investissaient la cité. On avait, à l’époque, accusé Khider, Boumaza et Mahsas. Tout le monde en parlait. Ces trois anciens responsables n’avaient pas le droit de se défendre. Khider finit par être assassiné à Madrid. Boumaza rentre à Alger par la grande porte en occupant le poste de président d’un sénat toujours en quête de béquilles. Mahsas retourne tranquillement, lavé de tout soupçon, au pays. Chaque fois que des conflits ou des démissions investissaient le sérail, le « dossier » de la corruption est ouvert. On ne sait plus rien de la réalité des choses.

La politique algérienne a ses singulières raisons que seuls les puissants du jour arrivent à déchiffrer. Les jeux de la clandestinité n’arrivent pas encore à quitter les sentiers d’une gestion trop opaque, interdisant toute ouverture démocratique réelle et pérennisant des pratiques mettant en marge toute idée de participation concrète d’élites condamnées à l’exil ou à un silence pesant, muant l’université en un espace peuplé d’un trop grand nombre de spécialistes de l’applaudimètre convoqués pour diverses circonstances.

Paradoxalement, ce sont ceux qui applaudissaient l’« industrialisation industrialisante », désormais convertis en fervents adeptes du discours néo-libéral, qui ressortent les dégâts d’une époque trop sombre, à leurs yeux. Certes, c’est avec le démarrage de la fameuse politique industrielle que la corruption allait dominer sérieusement le paysage national. Avec la construction de grandes usines, le jeu des contrats donnait lieu à de juteuses transactions. Déjà, avant la mise en chantier, des offres sont faites par des entreprises européennes qui savaient par quel bout du nez prendre certains responsables algériens. Ces transactions rapportaient des milliards en devises fortes à leurs bénéficiaires. Ce sont surtout les intermédiaires ou les commissionnaires qui réussissaient à gagner le gros lot. Les sociétés nationales donnaient naissance à des centaines de sous-traitants, souvent recrutés dans la « clientèle » au bras long, qui s’enrichissaient légalement en se faisant choisir par l’entreprise comme des partenaires privilégiés. Le jeu des prête-noms investissait le terrain. Les entreprises publiques du bâtiment construisaient gracieusement villas et locaux commerciaux aux responsables. De nombreux responsables étaient parfois rétribués contre leur silence.

Même Boumediène arrivait à soudoyer des responsables en leur donnant le choix entre l’enrichissement et le pouvoir. Certains ont opté tout simplement pour les affaires avec les dinars de l’Algérie. Mais malgré cette manière de faire, les choses s’étaient aggravées. Ce qui avait poussé Boumediène à justifier la corruption en disant qu’il était normal pour quelqu’un qui travaillait dans le miel d’y goûter. Cette malheureuse image correspondait tout simplement à la réalité de l’Algérie, où les postes-clés de l’économie se marchandaient à l’orée des privilèges et des territoires à occuper. En 1974, Boumediène avait vacillé face à des hommes qu’il a contribué à enrichir. Ce qui allait le pousser à prononcer ses trois discours de Constantine, Tizi Ouzou et Tlemcen où il avait fustigé des « corrompus » qui se trouveraient dans les rouages de l’Etat, sans aller jusqu’à nommer les personnes incriminées. Ainsi, lançait-il un message à ses possibles adversaires qui seraient dénoncés au cas où ils manoeuvreraient contre son pouvoir.

A la fin des années 70 et au début des années 80, le ministère de l’Industrie avait, comble de la niaiserie, approché des gouvernements européens leur demandant de leur communiquer des noms de « corrompus » algériens, ignorant que le couple corrompu-corrupteur constituait une paire dialectique. Il est tout à fait clair que le ministère n’a reçu aucune réponse.

C’est surtout vers les années 80 que les choses s’étaient tragiquement aggravées, à tel point qu’un ancien chef du gouvernement, Abdelhamid Brahimi, avait évoqué le détournement de près de 26 milliards de dollars. Cette information, fausse ou juste, avait suscité de très nombreuses réactions et avait même été utilisée dans les campagnes électorales. Pour certains, c’était une opération politique sous-tendue par une attitude rancunière et vindicative, et pour d’autres, c’était tout simplement vrai dans la mesure où l’information était fournie par un homme du pouvoir. Les conséquences des propos de Brahimi allaient marquer gravement la société. Les « gens » du peuple connaissaient relativement la fortune des uns et des autres, mais ne pouvaient s’exprimer librement. En 1976, lors des discussions de la charte nationale, les Algériens avaient surtout insisté sur ce point. En 1988, lors des émeutes d’Octobre, les cibles étaient constituées de lieux connus comme des espaces de corruption. De nombreux actes commençaient à être monnayés : permis de conduire, de construire, affectations à l’université, concours, décisions de logement, emploi... Même des lois sont revenues à la rescousse de cette pratique qui n’arrête pas d’ankyloser la vie publique. La loi sur la cession des biens de l’Etat, qui a certes bénéficié également aux couches moyennes, a été adoptée essentiellement au profit d’apparatchiks qui pouvaient se payer des villas immenses avec quelques centaines de dinars. Ainsi, la solidarité tribale jouait également un rôle extraordinaire dans ce type de pratiques. Tel responsable procurait à tel autre du même lieu terrain ou locaux.

En Algérie, l’image métaphorique « le café » (équivalent de pot-de-vin) fait fonction de lieu presque normal dans une société travaillée par des réflexes ordinaires. Les assemblées élues ont toujours été les lieux centraux de la corruption : gestion des logements sociaux, fournitures de services en tous genres, terrains, marchés juteux et rentes de situation confortablement assurées par des réseaux d’alliance, d’intérêt et de tribu. Le jeu des fausses factures n’est pas absent du terrain. Le logement social a beaucoup engendré ce type de pratiques.

D’ailleurs, de nombreux walis, au temps où ils pouvaient disposer de leur quota discrétionnaire des 10%, avaient exagérément abusé de leurs prérogatives. Beaucoup de responsables de banques risqueraient de connaître de sérieux problèmes au cas où un travail sérieux était fait sur les crédits, prêts et lignes de crédit. Les scandales touchant, ces dernières années, de nombreuses structures bancaires plaident naturellement pour une refonte totale du système financier. La privatisation est également un espace propice à la corruption.

Jusqu’à présent, la presse n’a pas du tout enquêté sur des affaires de corruption (Institut Pasteur, Emir Abdelkader, Métro...). Certes, elle a reproduit les réactions après l’affaire des « 26 milliards » et les débats à l’APN, mais sans aller au fond des choses. Ce qui serait naturellement risqué.

Hamrouche, alors Premier ministre, sort une liste de gens ayant bénéficié de terres agricoles alors qu’ils n’y avaient pas droit. Ali Kafi est cité. Celui-ci dément et accuse Hamrouche de « manoeuvre » politique. Chadli décide d’arrêter le jeu. Boudiaf avait, on s’en souvient, en 1992, dénoncé ce qu’il avait appelé la « mafia politico-financière ». La corruption se conjugue désormais au quotidien.

Par Ahmed Cheniki, quotidien-oran.com