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Nouveaux chrétiens au Maghreb

samedi 5 mars 2005, par Hassiba

Myriam, Farid, Abou Ghali : ils ont quitté l’islam pour le christianisme. Qui sont ces convertis, qui, en Kabylie ou au Maroc, vivent leur nouvelle foi dans une quasi-clandestinité ? La poussée inédite du protestantisme évangélique, même marginal, suscite la controverse.

La première moitié de sa vie, Myriam a été musulmane. Une vraie de vrai. Ses parents, des gens "pieux", originaires de Grande Kabylie, lui ont inculqué les bases. Née en pleine guerre d’Algérie (1954-1962), à une époque où le hidjab et les barbus du Front islamique du salut (FIS) n’avaient pas encore été inventés, la jeune Myriam demeure, jusqu’à sa vingt-cinquième année, une croyante irréprochable.

De sa nombreuse fratrie, elle est même la "seule pratiquante". L’islam, explique-t-elle, "on s’y sent confortable. On est au-dessus des autres, puisqu’on a la religion suprême". Elle n’imagine pas, alors, les vertiges qui l’attendent. Ni les menaces de mort qu’elle et les siens, devenus chrétiens, vont récolter. Myriam est une convertie. Une de ces "m’tournis" (de "tourner sa veste"), accusés d’avoir quitté Mohamed pour Jésus-Christ et le protestantisme évangélique. Et qui font scandale aujourd’hui, de manière inédite, en Algérie et au Maroc.

Ce prénom de Myriam, elle l’a choisi elle-même, dès la fin des années 1980, contrainte, comme d’autres, de pratiquer sa religion de manière clandestine. Un prénom-pseudonyme, qu’elle préfère continuer à utiliser aujourd’hui. C’est en 1985, à l’école normale de Kouba, à la périphérie d’Alger, que la jeune femme, licenciée en biologie, se lie d’amitié avec une autre élève, très pieuse et kabyle, comme elle. "On parlait beaucoup de Dieu, mais on n’en parlait pas pareil : ça faisait de grands débats entre nous. Elle a mis beaucoup de temps à m’avouer qu’elle était chrétienne. J’étais effondrée", raconte-t-elle, le visage pâle, bouleversée par ce souvenir. "Pour une musulmane, devenir chrétienne, ça veut dire que vous reniez tout. Chez nous, l’histoire, la culture et la foi sont mêlées : c’était son identité et Dieu lui-même que mon amie avait trahis", insiste-t-elle. Aux yeux de Myriam, cette renégate est devenue "impure". Tout contact doit être banni. Plus question de la recevoir chez elle, plus question même de lui parler. Pis : si Myriam avait suivi son "devoir de musulmane", elle aurait dû la dénoncer. "Quelqu’un qui quitte l’islam devient comme une souillure et mérite la mort - cela se pratique dans certains pays", assure-t-elle.

Mais l’Algérie n’est pas l’Arabie saoudite. Au lieu de rompre avec sa copine, Myriam se met à prier pour elle. "Je la voyais perdue, égarée. Je priais pour qu’elle revienne à l’islam, c’est-à-dire, dans mon esprit, à la raison", explique-t-elle. Le mari de Myriam - "un musulman de Kabylie, pas trop rigide, ni très pratiquant", note-t-elle - lui conseille d’inviter l’" égarée" chez eux, afin de trouver " un moyen de l’aider". L’amie espère, de son côté, que Myriam, "grâce à Dieu", finira par l’accepter telle qu’elle est. Les discussions, un temps interrompues, reprennent donc de plus belle. La partie se révèle inégale. "J’essayais de la convaincre. Mais comment critiquer une religion dont je ne savais pratiquement rien ? Mon amie connaissait le Coran et la Bible. Pas moi", sourit Myriam. Inévitable, arrive le jour où son amie lui propose de lire "le livre des chrétiens". Myriam est effrayée. "Le simple fait de toucher la Bible, c’était un péché, un blasphème. Finalement, j’ai quand même dit oui. Toujours pareil : avec cette idée d’aller voir, de vérifier et de faire revenir mon amie dans le droit chemin."

La suite, c’est un peu l’arroseur arrosé, version religieuse. Durant l’été 1987, "l’été le plus terrible que j’aie jamais vécu", Myriam se plonge dans les Evangiles. "Chercher autre chose, aller en dehors de Mohamed, c’est interdit. Surtout quand on vous a inculqué l’image d’un Dieu redoutable, un Dieu du Jugement - un Dieu qui, dans l’islam, n’est jamais totalement d’amour : il est bourreau aussi, l’un n’allant pas sans l’autre. Surtout quand on vous a appris l’interdiction absolue de questionner le Coran", s’exclame Myriam, qui vit cette transgression avec beaucoup d’angoisse. "Jusque-là, ajoute-t-elle, Jésus était un prophète parmi d’autres. Et là, tout d’un coup, il me fascinait. En lisant le Nouveau Testament, je découvrais un texte facile d’accès - malgré quelques écueils. Cette simplicité m’émerveillait." La "crise" qu’elle vit est telle que la jeune femme en perd l’appétit et le sommeil. Jusqu’à cette nuit, décisive, où elle se met à "parler avec Dieu". Elle s’adresse à lui sans détour : " De ces deux livres, le Coran et la Bible, lequel dois-je suivre ? Où es-tu ? Dans quel Livre ? Dis-le moi et j’irai." Myriam ne parle pas de "révélation". Elle explique simplement qu’" une clarté" s’est faite en elle, "comme un voile qui se levait, quelque chose d’instantané : tout d’un coup, j’étais apaisée et heureuse. Jésus-Christ était le chemin". Myriam, à son tour, est devenue apostate. La pire des choses en islam - qui est religion d’Etat, en Algérie comme au Maroc.

Alger, février 2005. Le pasteur méthodiste Hugh Johnson, âgé de 71 ans, a bien connu Myriam. Elle, l’Algérienne, a finalement quitté son pays natal en 1994 ; après une solide formation en théologie, elle vient, à l’âge de 45 ans, d’être nommée pasteur dans le sud de la France. Lui, l’Américain natif du Kentucky, est resté à Alger. Il y vit depuis quarante-trois ans et a bien failli y mourir. Le matin du mercredi 19 janvier, "veille de l’Aïd el-Kebir", comme l’a relevé la presse locale, le vieil homme a été poignardé en pleine rue, devant l’église protestante de la rue Reda-Houhou, dans le centre de la capitale.

Un coup de couteau dans le dos, à la hauteur des reins. Le pasteur a été sauvé de justesse. Son agresseur, un "illuminé islamiste" selon certaines sources, un " aliéné mental"selon d’autres, n’a pas été arrêté. "C’est un avertissement, estime Hugh Johnson. Si j’étais mort, l’avertissement aurait été plus radical", ironise-t-il. Deux autres chrétiens avaient déjà été agressés, de la même manière, à Alger, à la fin de l’année 2004. Ils avaient toutefois été moins grièvement atteints. Le visage rond, la barbe blanche, visiblement remis de sa blessure, le vieil Américain assure qu’il ne se sent "ni amer, ni craintif". Mais "peut-être suis-je bête ?", plaisante-t-il, en recevant ses visiteurs dans le petit salon de lecture de la Société biblique, officiellement baptisée Société algérienne du livre culturel.

Le pasteur Johnson est une manière de dinosaure. L’un des derniers Mohicans protestants que compte l’Algérie. Les pasteurs de nationalité étrangère ne sont plus que "cinq ou six" aujourd’hui, assure-t-il. Une ou deux fois par an, la Société biblique importe, "à la seule demande des églises et avec le tampon du ministère des affaires religieuses", une moyenne de "mille à deux mille cinq cents ouvrages bibliques en arabe et mille à deux mille en français". Un chiffre "à peu près stable", ces dix dernières années. Le pasteur méthodiste, officiellement à la retraite depuis décembre 2004, n’a pas encore été remplacé. Vu l’environnement algérien, les candidats sont rares. Le départ du pasteur Johnson marquera la fin d’une histoire.

Débarqués en Algérie, à la fin du XIXe siècle, en même temps que les catholiques, les premiers protestants ont d’abord été des colons, qui se sont installés à travers le pays dans le sillage de l’armée française. Très vite vient le temps des prêtres et des pasteurs - ces derniers étant presque aussi souvent britanniques que français. Si l’implantation des Eglises est permise, le prosélytisme est en revanche formellement interdit : une clause en ce sens a été introduite dans l’acte de capitulation signé, en 1830, entre le dey d’Alger et le gouvernement français, soucieux de ne pas susciter l’hostilité des autorités musulmanes. D’emblée, les églises chrétiennes sont des églises pour étrangers.

Au Maroc, l’histoire se déroule de façon similaire : ce sont les populations coloniales, françaises ou espagnoles, que les religieux catholiques et protestants viennent suivre et évangéliser. Quant aux "indigènes", qui sont tous, à l’exception des juifs, de religion " mahométane", selon le vocabulaire de l’époque, pas question d’y toucher. En Algérie, malgré les efforts missionnaires plus ou moins souterrains, principalement menés en Kabylie, région historiquement rebelle, le nombre des Algériens convertis demeure proche de zéro. "Nous ne pouvons citer de chiffres, ce serait peut-être humiliant : si l’on veut un ordre de grandeur, j’indiquerai qu’en trente ans nous avons administré une quarantaine de baptêmes d’adultes à Tizi-Ouzou et que les deux tiers vivent comme des chrétiens", reconnaissait le pasteur Alfred Rolland, dans le rapport Eglise et mission en Algérie, qu’il présenta, en novembre 1956, à Oran. Les temps ont-ils changé ?

Au lendemain de l’indépendance, il y a bel et bien eu, en Algérie, un ministre des finances chrétien, Pierre Smaïn Maghroug, aujourd’hui installé en France, rappelle le Père Pierre Boz, aumônier catholique, qui dirige, à Paris, la Communauté des chrétiens originaires de Kabylie. En 1992, le nombre de ces derniers oscillait "entre quatre mille et six mille personnes", en majorité catholiques, la plupart exilées en France. "Le nombre des protestants n’est pas négligeable", relevait alors l’association. Treize ans plus tard, le paysage n’est plus le même.

Est-ce, comme le pense cette Algérienne chrétienne, rencontrée dans la capitale, à cause des violences terroristes perpétrées au nom de l’islam, dans les années 1990, que beaucoup de croyants ont laissé tomber le Coran ? "Les gens étaient tellement choqués. L’islam est donc capable de faire ça ? Ces massacres ? Ces enfants égorgés ? Ces femmes violées ? Beaucoup se sont demandé : qui est Dieu ? où est-il ? Certains se sont suicidés ou sont devenus athées. D’autres ont choisi Jésus." Elle fait partie de ceux-là. "Dieu a tourné le Mal en Bien : il n’y a jamais eu autant de conversions en Algérie que pendant le terrorisme ! Même à l’époque de saint Augustin, il n’y en a pas eu tant !", s’échauffe-t-elle. Une jubilation que la majorité des Algériens est loin de partager. "Contrairement aux Eglises historiques - catholique et protestante, reconnues par les autorités - les missions méthodistes, évangéliques et charismatiques, implantées depuis les années 1990, sont ouvertement prosélytes", écrit, dans son numéro du mois de mars, le mensuel protestant français Mission, qui consacre un important dossier à ces drôles de paroissiens du Maghreb, ces "musulmans, devenus chrétiens". Selon Linda Caille, rédactrice en chef de Mission, le nombre des conversions en Algérie serait de "mille par an", principalement en Kabylie. Sur une population nationale de plus de 32 millions d’habitants, mille conversions par an ne représentent pas grand-chose.

Même si elle se vérifiait sur dix ans, cette poussée du christianisme serait numériquement marginale. Il n’empêche ! En Algérie, les chiffres les plus délirants circulent. Croisade contre djihad ? "L’évangélisation en Kabylie (...) est le résultat d’un prosélytisme organisé et financé par une stratégie mondiale d’évangélisation des peuples musulmans", tonne, le 26 juillet, un journaliste du quotidien El Watan, cité par Mission. Selon ce pamphlétaire, il serait "de notoriété publique que la Maison Blanche, le Congrès et la CIA suivent et gèrent avec un grand intérêt l’expansion des Eglises évangéliques" dans le monde. Le reste de la presse fait chorus. "On m’a même accusé de payer 7 000 euros par conversion !", s’agace le pasteur Johnson. C’était avant son agression. Les cris des uns, fustigeant "une évangélisation qui agresse l’islam dans sa propre maison", ont-ils armé le bras des autres ? En tout cas, les députés islamistes ne sont pas en reste, ni le Haut Conseil islamique (organisme gouvernemental) qui décide, fin 2004, de diligenter une enquête afin de "mesurer l’ampleur" du phénomène. On en attend les résultats.

Coïncidence ? Au Maroc, c’est aussi au début de l’été qu’un député du parti nationaliste Istiqlal s’est alarmé, devant le Parlement, d’un supposé déferlement de missionnaires américains à travers le royaume, notamment du côté de Ouarzazate. Une série d’articles de presse a suivi. Eglises reconnues et groupes clandestins sont jetés dans le même sac, pasteurs et missionnaires sont souvent confondus, une avalanche de chiffres fantaisistes et de formules à l’emporte-pièce achèvent de dramatiser le débat. Ces "néoprotestants évangéliques marocains, peut-on lire dans l’hebdomadaire Le Journal du 8 janvier, ont été convertis sur les flancs des tanks américains, dans le cadre de la grande offensive US mondiale". Ce qui n’empêche pas l’hebdomadaire de s’interroger sur le sens de ce phénomène, signe possible de " l’incapacité de l’islam officiel (...) à rejoindre le train de la modernité". Yacine, la trentaine, applaudit : "L’essentiel, c’est qu’on parle au grand jour des Marocains chrétiens. C’est donc que ça existe, que c’est possible. Peu importe ce qu’on raconte sur nous. Le tabou est tombé", commente ce jeune cadre, vêtu d’un élégant costume-cravate, converti au protestantisme alors qu’il faisait ses études à Paris.

Yacine fréquente une "église maison". Son groupe est "100 % arabophone" et se réunit chaque dimanche, discrètement, chez l’un ou chez l’autre de ses membres, pour des lectures bibliques et des séances de prière. "On n’est jamais plus de dix ou quinze : la capacité d’un salon ", explique-t-il. Si les chrétiens marocains se cachent, "ce n’est pas tant, dit-il, du fait de persécutions de la police. On ne représente pas un danger pour le régime. Mais la stigmatisation sociale reste forte : la famille, l’employeur, les collègues, les voisins sont plus tyranniques que le gouvernement !". Pour leur part, les parents de Yacine ont fini par s’y faire. "Au début, ils ont été choqués. Ils ont pris ma conversion au christianisme pour un rejet de la culture marocaine. Je leur ai expliqué qu’ils se trompaient : la seule chose qui a changé, chez moi, c’est mon rapport à Dieu. D’ailleurs, si je n’aimais plus le Maroc et les miens, pourquoi serais-je revenu y vivre ? Pour mes parents, ç’a été dur à avaler. Avec le temps, ils ont accepté."

Abou Ghali est à peine plus jeune que Yacine. Il se présente comme "un chrétien marocain, deuxième génération". Ses parents se sont eux-mêmes convertis dans les années 1970 - des "années noires pour tout le pays", estime-t-il, évoquant le règne d’Hassan II. C’est pourtant à la fin de ce règne que la situation des chrétiens marocains a commencé de s’améliorer. Abou Ghali date la naissance de "l’Eglise marocaine" du début des années 1990 : "Les Marocains ont pris les choses en main, ils se sont organisés entre eux. L’existence d’une Eglise marocaine représente un changement immense. En qualité, c’est-à-dire en maturité - car les conversions se font désormais majoritairement de Marocain à Marocain. Mais aussi en quantité : il y a cinq ans, on devait être trois cents chrétiens à tout casser. Je parle des vrais chrétiens, insiste-t-il, pas de ceux qui se convertissent pour avoir le visa ou une situation. Aujourd’hui, on doit être autour de huit cents". Soit plus du double qu’en 2000.

Même si la progression est nette, le total, comme en Algérie, demeure microscopique : que pèsent huit cents chrétiens sur une population marocaine, forte de plus de 32 millions d’habitants ? "Je ne me considère pas comme un renégat ni un apostat. Je me suis tourné vers un autre visage de Dieu, voilà tout", écrivait, à Paris, Mohamed-Christophe Bibb dans un essai autobiographique Un Algérien pas très catholique (éditions du Cerf, 1999). Aujourd’hui, ce sont des Maghrébins du Maghreb qui parlent. Et leurs paroles ont un tout autre poids, même s’ils doivent, aujourd’hui encore, s’exprimer anonymement. "Durant des siècles, le monde arabo-musulman a vécu fermé sur lui-même, en faisant pression sur les siens pour que personne n’échappe à ce huis clos. Seulement, ça ne marche plus. Il y a eu la colonisation, les migrations, les gens ont commencé à bouger, explique Abou Ghali. Aujourd’hui, avec la mondialisation de l’information, le recul de l’analphabétisme, les satellites et Internet, nous sommes... comment dire ? exposés à l’Autre. Si les Marocains ont l’occasion de comparer, de choisir, vous verrez qu’il y en aura plein qui vont aller vers le christianisme. Les autres se feront athées."

L’avenir de l’islam ? "L’islam n’est pas un message de Dieu, tranche le jeune homme. C’est une production humaine, un ensemble de conventions et de contraintes, ce n’est plus une croyance. Les gens commencent à le comprendre. Ils savent bien aussi que l’islam est un "package", un truc homogène : soit on prend tout, soit on laisse. Ceux qui parlent de l’aménager se trompent. On peut lui couper les ongles, d’accord. Mais les ongles, ça repousse !"

Aux yeux de ce chrétien radical, les seuls "vrais musulmans, ceux qui suivent la logique de l’islam, ce sont Ben Laden et les talibans". Pourtant, "j’aime les musulmans et le Maroc, ajoute-t-il, je prie chaque jour pour le roi. Ce que je n’aime pas, c’est l’islam : c’est une idéologie qui tue l’être humain".

Ces propos, extrêmement choquants pour les croyants musulmans, le pasteur américain Jack Wald et son compatriote Jack Rusenko les ont certainement entendus plus d’une fois. Le premier, qui a quitté le New Jersey pour le Maroc en 1999, officie chaque dimanche à l’église anglicane de Rabat et dirige une association protestante, RPF International Church. Le second, installé à Casablanca depuis 1992, dirige une ONG "à financements américains", Global Education, et préside le Conseil de l’Eglise anglicane (anglophone) au Maroc. "Notre objectif n’est pas de convertir les musulmans. Même si on le voulait, on ne le pourrait pas : c’est Dieu qui les convainc, pas nous. En tant que chrétien, mon seul but est d’aimer les gens au nom de Jésus", assure le pasteur Wald, de formation presbytérienne. La récente campagne de presse à propos des chrétiens ne l’a pas surpris : "Cette réaction est naturelle. Les Marocains aiment les Etats-Unis, mais ils sont déchirés. Car l’islam n’a jamais été à l’aise avec l’idée de pluralité de religions, il n’y est pas favorable, pointe-t-il. Culturellement, le Maroc reste musulman ; politiquement, il veut être moderne : c’est ce combat qui se livre aujourd’hui en son sein."

Jack Rusenko, qu’une photo de 1998, accrochée dans son bureau, montre aux côtés d’Hassan II, loue les capacités d’"ouverture" du royaume chérifien. Ainsi s’expliquerait, en partie, l’augmentation, non seulement des conversions, mais également du nombre de missionnaires étrangers, souvent américains, qui sillonnent le Maroc. "On pense qu’ils sont quelques centaines. Deux cents, peut-être trois cents ? ", avance-t-il, avec une moue prudente. "Dans la mesure où l’activité missionnaire demeure clandestine, il est difficile de la mesurer ", estime Karen Thomas Smith, qui fait partie des quatre pasteurs américains officiellement enregistrés au Maroc. "D’après mes observations, il me semble pourtant que le nombre des missionnaires étrangers est en augmentation ces cinq dernières années", admet la jeune femme, en poste à Ifrane depuis huit ans. Elle regrette, au passage, la nature souterraine de cette propagande évangélique : "Ces missionnaires, qui se cachent sous les habits d’hommes d’affaires ou de patrons d’ONG, donnent l’impression que les chrétiens sont des gens malhonnêtes, qui vivent dissimulés. Cela me trouble, car, en menant cette "double vie", ils trahissent l’esprit de Jésus - si transparent et si honnête, justement. "

Sans être aussi virulents qu’en Algérie, les commentaires de la presse marocaine concernant les chrétiens, autochtones ou étrangers, ont eu, entre autres mérites, celui d’amorcer le débat sur la liberté de conscience et, en particulier, la liberté de croyance religieuse. "Si nous nous sommes toujours interdit toute forme de prosélytisme, il est cependant douloureux de devoir refuser d’accueillir les Marocains qui le souhaiteraient dans nos Eglises", souligne le pasteur Jean-Luc Blanc, représentant de l’Eglise évangélique au Maroc (ex-Eglise réformée de France au Maroc).

La question n’est pas nouvelle. Le pasteur Blanc avait eu l’occasion de l’aborder, en novembre 2002, lors d’une rencontre, organisée par l’intermédiaire de l’ambassade de France, avec certains conseillers et ministres. "Notre position n’a pas changé, insiste le pasteur français. En continuant d’interdire aux Marocains d’aller vers nous, les Eglises historiques officielles, on risque de voir ces mêmes Marocains se tourner vers les missionnaires fondamentalistes, les gourous délirants, les sectes de tous bords." Le ministre des affaires religieuses, Ahmed Tawfiq, n’aurait " pas été insensible" à l’argument, assure-t-il. La question est maintenant sur la place publique. Elle risque de rebondir, dans les semaines qui viennent. Au Parlement d’abord, où les islamistes du Parti de la justice et du développement (PJD), prenant le relais des nationalistes de l’Istiqlal, auraient l’intention d’intervenir. A Marrakech, ensuite, où le révérend Harry Thomas, membre de l’Eglise charismatique américaine, aurait prévu d’organiser, avec l’accord des autorités marocaines, un festival de musique chrétienne - au début du mois de mai. Si "le géant américain pèse lourd, au Maghreb comme ailleurs, ce n’est pas un rouleau compresseur", tempère Sébastien Fath, chercheur au CNRS, spécialiste du protestantisme. Contacté par e-mail, l’auteur de Dieu bénisse l’Amérique, la religion de la Maison Blanche (Seuil, 2004) précise : "En 1972, 65 % des missionnaires chrétiens outre-mer étaient américains. En 2001, ils n’étaient plus que 47 % seulement et la tendance à la décroissance se poursuit."

Au-dessus de Tizi-Ouzou, les montagnes de Kabylie sont blanches. La neige, tombée en abondance, n’a pas empêché les fidèles de se presser vers les lieux de culte. Celui que dirige Farid est un simple garage, aménagé en temple. "Ce vendredi, vingt et une personnes sont venues des villages alentour jusqu’ici", annonce-t-il fièrement. Farid préfère lui aussi qu’on ne donne pas son nom ni celui de son bourg. Même si, "ici, en Kabylie, les gens sont tolérants. Tout le monde ferme les yeux, même la police. Si je devais travailler à Alger, je ferais vraiment attention", ajoute-t-il. Parmi ses ouailles, on trouve quelques hommes et beaucoup de femmes. L’un est plâtrier peintre, une autre est secrétaire, une troisième ouvrière au chômage - contrainte de démissionner de l’usine où elle travaillait, "après que la direction a appris - qu’elle était - chrétienne", assure-t- elle. Tous sont persuadés que la Kabylie est en train de connaître ce qu’en jargon protestant on appelle un "réveil"- c’est-à-dire une expansion des conversions, survenant après une longue période de "sommeil". Il est vrai que le nombre des églises affiliées à l’Eglise protestante d’Algérie (EPA, représentée par le pasteur Johnson) est passé, en cinq ans, de quatre à treize - sans compter une "liste d’attente de quinze demandes", précise-t-on à Alger. Farid et les siens sont résolument optimistes. "On a tous vécu des miracles", insistent-ils. Signe des temps : en 2004, pour la première fois, "une dizaine de missionnaires algériens"sont partis évangéliser "au Niger, au Tchad et en Mauritanie". Et pour la première fois aussi, un groupe de "trois missionnaires algériens" s’est rendu en France, ajoute Farid, pour "porter la bonne parole en Alsace, à Lille, à Lyon et à Marseille".

Sébastien Fath, lui, ne croit pas aux miracles. "Ces phénomènes ne tombent pas du ciel, contrairement aux interprétations de la littérature pieuse. Ils s’expliquent par une longue évolution des sociétés musulmanes", souligne l’historien. Il conclut : "En plus de quarante ans d’indépendance, le Maghreb a testé le nationalisme, l’islam politique et la dictature débonnaire. On peut faire l’hypothèse d’une déception chez une partie des Maghrébins, face à ces grands récits qui n’ont pas tenu leurs promesses. Les progrès du protestantisme s’inscrivent dans ce mouvement qui intègre le religieux dans la problématique plus vaste de la culture démocratique."

Par Catherine Simon, lemonde.fr