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Quand la Syrie monte au nez de Chirac

mercredi 23 mars 2005, par nassim

Séisme dans la politique arabe de la France. Jadis proche de la Syrie, Paris y est désormais perçu comme un ennemi. Ulcéré par le traitement infligé à son ami Rafic Hariri, déçu par Bachar al-Assad, le président français a fait voter à l’ONU la résolution 1.

ela tourne presque à l’idée fixe. Lorsqu’on interroge des proches de l’Elysée sur les préoccupations du chef de l’Etat, hors politique intérieure, quatre chiffres reviennent inlassablement : la « 1559 ». Ce numéro, attribué à la résolution du Conseil de sécurité des Nations unies demandant le respect de « l’indépendance et de la souveraineté » du Liban et le départ « des forces étrangères qui y sont encore », occupe depuis des mois une grande part des pensées de Jacques Chirac. Une obsession qui sidère ou agace nombre de hauts fonctionnaires.

Le texte, adopté aux forceps le 2 septembre dernier, porte la signature de la France et des Etats-Unis. Mais Jacques Chirac peut, à juste titre, le considérer comme son bébé tant il l’a porté à bout de bras. Son conseiller diplomatique, Maurice Gourdault-Montagne, l’a négocié directement avec Condoleezza Rice, bras droit de George W. Bush. Kofi Annan a découvert le projet à quatre jours du vote. Les services de l’Etat et leurs bataillons d’analystes n’ont pas été mis dans la confidence. Le Quai d’Orsay n’a appris l’existence du projet qu’à la veille de sa présentation à New York. Avec surprise, parfois réticence, tant il marque un tournant dans la politique française au Proche-Orient.

Son langage diplomatique peut faire illusion, ses quelques lignes prennent soin de ne nommer personne. Ce n’est pas la première fois que l’ONU appelle au respect de la souveraineté libanaise. La 1559 est d’ailleurs passée presque inaperçue lors de son vote. Elle s’apparente pourtant à une déclaration de guerre, à un tremblement de terre dont les secousses se font toujours sentir. D’alliée « critique » de Damas, la France apparaît comme une ennemie. Depuis, un ancien Premier ministre du Liban, Rafic Hariri, a été assassiné. Des manifestations monstres se succèdent à Beyrouth. Et la Syrie, sous la double pression populaire et internationale, dopée par la 1559, a dû entamer son retrait du pays du Cèdre.

Affaire de famille

Cette résolution est partie d’« une vraie colère de Jacques Chirac », d’« un sentiment d’échec énorme, de trahison », selon un bon connaisseur du dossier. Au-delà des grands principes et de considérations géostratégiques ­ elle constitue le seul moyen de reprendre pied au Proche-Orient ­, le chef de l’Etat a réagi à l’affect. Par attachement d’abord à un homme, Rafic Hariri, par désenchantement envers un autre, Bachar al-Assad, le président syrien.

Entre Jacques Chirac et l’ancien leader libanais, l’amitié était ancienne, sincère, profonde. Elle remonte au début des années 80. A leurs premières rencontres, le premier rongeait son frein à la mairie de Paris, le second n’était qu’un entrepreneur ambitieux. Chacun a su déceler en l’autre le grand destin politique qui l’attendait. Le patron gaulliste a entretenu des relations étroites avec de nombreux dirigeants arabes, avec Saddam l’Irakien, Moubarak l’Egyptien, cheikh Zayed des Emirats... « Ils comblent sa faim d’aventures, son besoin de compagnonnage, son goût de l’exotisme », observe Franz-Olivier Giesbert dans la biographie qu’il lui a consacrée (1).

Aucun pourtant n’a été aussi proche que Rafic Hariri. Un sentiment réciproque : « Chirac, c’est mon meilleur copain », confie le Libanais à l’une de ses collaboratrices peu de temps avant sa mort. Le président français voyait en lui un « sage ». Il louait son courage, sa fidélité. « Eh bien, mon cher ami, je me souviens que votre épouse et vous-même avez été présents dans les instants de bonheur comme dans les heures difficiles », lui a-t-il déclaré, en 1996, en lui remettant les insignes de grand-croix de la Légion d’honneur.

A travers lui, c’est aussi le Liban qui l’attire, ce pays encore si proche de la France, cette ancienne poussière d’Empire, ce rêve d’Orient. Les deux hommes se tutoyaient, se consultaient, s’appelaient régulièrement par téléphone. Ils riaient ensemble des mêmes blagues, partageaient une même vision du monde et ne pouvaient rien se refuser. « C’était une relation familiale », analyse un proche de Hariri. Il y a également l’argent. De multiples rumeurs veulent que le milliardaire libano-saoudien ait alimenté les caisses de campagne du candidat Chirac.

C’est Rafic Hariri qui, le premier, en 1999, pousse son ami à miser sur Bachar al-Assad, cet héritier improbable. C’est en grande partie à cause de lui que le même Chirac adoptera, quatre ans plus tard, l’attitude inverse. En juin 2000, il est le seul chef d’Etat occidental à assister aux obsèques du décrié Hafez al-Assad. « Nous nous sommes fait engueuler par tout le monde pour ça », rappelle-t-on à Paris. En rendant hommage au père, il espère peser sur le fils. Convaincu qu’il sera le leader capable de moderniser la Syrie, il le courtise avec assiduité. « Il a invité Bachar à Paris. » Une préintronisation avant même la mort de son père. Une fois président, « il lui a préparé un tour en Europe, lui a ouvert les portes des Anglais, des Espagnols et de biens d’autres ». Il ne sera pas payé en retour.

Sentiment de trahison

La déconvenue se nourrit de plusieurs incidents. En novembre 2002, Jacques Chirac évite au Liban et à son Premier ministre une catastrophe « à l’argentine ». Le pays se trouve alors au bord de la faillite avec une dette record de 35 milliards de dollars. Lors d’une conférence baptisée « Paris II », le président français persuade les pays donateurs d’accorder un prêt à taux préférentiel de 4 milliards de dollars au gouvernement de Rafic Hariri. Il a arraché ce pactole, contre l’avis du FMI et même de Bercy. La veille, au cours d’un sommet de l’Otan à Prague, il faisait encore la quête. « Il y avait tout le monde, Berlusconi, Bush... Et Chirac passait de l’un à l’autre pour les convaincre personnellement », raconte un conseiller présent.

En échange, Hariri promet verbalement d’engager des réformes, en particulier de privatiser certains services, comme l’électricité ou les télécoms, devenus des gouffres. Mais, au Liban, « qui dit privatisation dit priver Damas et ses obligés de certaines ressources », explique un diplomate. Peu de temps après, le tuteur syrien impose à Hariri un remaniement et un nouveau ministre des Finances. Les réformes ne verront jamais le jour. « Chirac était furieux. » Sur la parole de son protégé, « il a joué son crédit politique et financier auprès de la communauté internationale », souligne la même source.

Il dépêche son conseiller Maurice Gourdault-Montagne auprès de Bachar al-Assad porteur d’un message qui dit en substance : « Le monde change, bougez ! Prenez une initiative, n’importe laquelle et nous examinerons les moyens de vous aider. » « Bachar a cru que la France venait l’assurer de son soutien face à la pression américaine », rapporte un ministre libanais qui connaît bien la direction syrienne. Pire, « on a vu la main syrienne sur le Liban devenir de plus en plus pesante », explique-t-on à Paris. Convoqué à Damas, Hariri est reçu par des subalternes qui « l’humilient », selon un proche. Ses rapports avec Bachar se dégradent de plus en plus. « Il le traitait comme un bibelot. »

Les couacs se multiplient également avec la France. La Syrie retire brutalement à Total l’exploitation de gisements gaziers au profit d’un consortium américain. Un acte d’autant plus inamical que Chirac a appelé personnellement Bachar à ce sujet. A la suite de ces déconvenues, raconte un proche, « le Président a eu une réaction : "Les Syriens [que j’ai aidés] me manquent." »

Un pistolet sur la tempe

En juin 2004, il évoque la question avec George W. Bush, à l’Elysée, en marge des cérémonies du débarquement. Le terrain a été balisé par Maurice Gourdault-Montagne et Condoleezza Rice. Chacun a son propre agenda. Les Américains se préoccupent du soutien de la Syrie à des organisations terroristes, comme le Hezbollah, et de la porosité de sa frontière avec l’Irak. Les Français pensent d’abord au Liban. Pourquoi ne pas relier les deux dossiers et opérer par la même occasion un début de réconciliation ? L’idée d’une initiative commune fait son chemin. Le quotidien libanais Al-Safir, très proche de Damas, s’en fait l’écho.

Quand le parrain syrien décide d’amender la Constitution du Liban afin de prolonger le mandat de son président, Emile Lahoud, un fidèle allié, tous les clignotants virent au rouge. L’opposition hurle au putsch. Pour Hariri, ennemi juré du chef de l’Etat, la rupture est consommée. Fin août, Bachar le mande dans son palais. L’entretien ne dure que dix minutes. Hariri a rapporté les propos du dirigeant syrien à quatre témoins dont Walid Joumblatt, chef des Druzes : « Lahoud, c’est moi, lui aurait déclaré le dirigeant syrien. Si Chirac veut me sortir du Liban, je casserai le Liban. »

Un autre avertissement suit, encore plus explicite. Le Premier ministre doit se rendre dans la Bekaa sur ordre du chef des services de renseignements syriens au Liban, le général Rostom Ghazaleh, qui ne s’embarrasse pas de détail : « Ton Beyrouth qui scintille et que tu as reconstruit, je peux l’anéantir avec dix voitures piégées. » Il le somme de convoquer le Parlement, de ne pas démissionner et de voter l’amendement constitutionnel. Livide, Hariri cède à la menace. D’après un de ses proches, ses interlocuteurs lui ont mis « un pistolet sur la tempe ». Au sens quasi littéral.

A Paris, c’est le branle-bas de combat. Jacques Chirac se rue au secours de son ami. « Dans l’instant, on s’est parlé, avec les Américains. On leur a dit : vous voulez promouvoir la démocratie dans cette région ? Au Liban, elle est en train de disparaître. On ne peut pas laisser passer ça », raconte-t-on dans l’entourage élyséen. En quelques jours, un projet de résolution est rédigé. Maurice Gourdault-Montagne le concocte avec Condoleezza Rice jusqu’en pleine convention républicaine. Chirac en parle à Poutine lors d’une rencontre à Sotchi, sur la mer Noire. Il téléphone au président brésilien Lula. Stupeur des Syriens. « Ils n’ont pas vu la balle arriver. » Ils s’attendaient à un mauvais coup de l’administration Bush, pas des Français. Des intermédiaires tentent d’infléchir l’Elysée. « Ils nous disaient que Farouk al-Chareh, ministre syrien des Affaires étrangères, était prêt à toutes sortes de choses, à retirer ses troupes du Liban... »

Trop tard. Le 2 septembre, le texte passe avec neuf voix pour et six abstentions. Pour ménager les Arabes, il réclame le désarmement des milices sans mentionner explicitement le Hezbollah. Le lendemain, les députés libanais prorogent de trois ans le mandat d’Emile Lahoud.

A Paris, l’affaire, comme durant la crise irakienne, a été conduite dans le plus grand secret par une poignée de fidèles : Maurice Gourdault-Montagne, Jean-Marc de la Sablière, ambassadeur auprès de l’ONU, Bernard Emié, directeur du département Afrique du Nord-Moyen-Orient au Quai (et aujourd’hui ambassadeur à Beyrouth), mais surtout proche de Chirac. Ce coup diplomatique permet à la France de renouer avec les Etats-Unis sans avoir à céder sur l’Irak. Ce rapprochement, même « s’il n’était pas la cause, mais la conséquence de la 1559 », dixit un diplomate, arrive à point nommé.

Sous le choc, les Syriens ont trouvé un coupable. Ils accusent Rafic Hariri d’être le « serpent » qui a fomenté la résolution. Pour un ancien ministre des Affaires étrangères, son implication ne fait pas de doute. Vrai ou faux ? « C’est lui qui a poussé Chirac à s’engager contre les Syriens », assure ce dernier. Le 20 octobre, le Premier ministre libanais est poussé par les Syriens à la démission et rejoint l’opposition. Cinq mois plus tard, une énorme déflagration pulvérise sa voiture blindée et provoque des ravages sur plus d’une centaine de mètres. Pour Paris, « une telle opération ne peut pas être menée en dehors d’un grand service appuyé par un Etat ».

Par Christophe AYAD et Christophe BOLTANSKI et José GARÇON et Jean-Pierre PERRIN, liberation.fr


(1) Jacques Chirac, par Franz-Olivier Giesbert, éditions du Seuil, Paris, 1987.