Accueil > INTERNATIONAL > Allemagne : Martyrs de l’honneur

Allemagne : Martyrs de l’honneur

samedi 26 mars 2005, par Hassiba

En Allemagne, où les immigrés sont tenus de vivre en marge mais qui accueille la plus importante communauté turque d’Europe, les crimes perpétrés au nom de traditions familiales archaïques ont longtemps été passés sous silence.

L’assassinat d’une jeune femme, le mois dernier à Berlin, a accéléré une prise de conscience nationale.

Tous les soirs, peu avant 21 heures, Jacqueline vient allumer une bougie à quelques mètres de l’arrêt du bus 170, à la station Oberlandgarten, face à l’aéroport de Tempelhof, à Berlin. Le lieu n’a rien d’intime : c’est une grande avenue grise, passante, bruyante et bordée d’immeubles défraîchis. Mais la jeune Berlinoise n’en a cure : devant quelques bouquets fanés, elle murmure des mots tendres à la photo de son amie Hatun, elle lui confie sa tristesse de ne plus la voir et, immanquablement, se met à pleurer. « Cela fait plus d’un mois qu’elle a été tuée, ici même, mais je n’arrive toujours pas à y croire, dit-elle. Hatun était ma seule amie. »

Hatun Sürücü, 23 ans, mère d’un petit garçon de 5 ans, habitait tout près et venait régulièrement acheter ses cigarettes au bureau de tabac, celui que tient la grand-mère de Jacqueline. Quelques heures avant sa mort, le 7 février, elle y était passée en coup de vent et avait lancé à son amie : « On se voit ce soir, Jacki ? » Elle avait encore une course à faire mais elle lui enverrait un SMS, une fois rentrée, dès que son fils serait couché. Jacki n’a jamais rien reçu. Dans la soirée, l’un des frères de Hatun, Alpaslan, est venu chercher sa sœur pour l’emmener dehors. A l’arrêt du bus 170 les attendait un autre frère, Ayhan, qui a tiré sur elle trois balles de revolver. L’aîné, Mutlu, 25 ans, avait fourni l’arme. C’est ce que précise le rapport de police - alors que les trois hommes, incarcérés quelques jours après le drame, n’ont pas reconnu les faits. Touchée à la tête et au thorax, Hatun s’est effondrée. La jeune Allemande, kurde originaire de Turquie, qui refusait de vivre comme son clan l’exigeait, a été victime d’un « crime d’honneur », ces meurtres décidés et organisés au sein d’une même famille et dont on pourrait penser qu’ils ne sont exécutés qu’au fin fond de l’Anatolie.

Pourtant, selon l’association Papatya, qui aide les adolescentes issues de l’immigration et en détresse familiale, cinq crimes d’honneur ont été commis dans la capitale allemande au cours des six derniers mois. En tout, au moins 45 femmes ont ainsi été assassinées en Allemagne, entre 1996 et 2004, parce qu’elles ne se pliaient pas à la loi familiale. Souvent classés à la rubrique des faits divers, ces crimes ne suscitaient jusqu’à présent qu’un effroi ponctuel dans la presse locale, comme en mai 2004, dans la ville de Brandebourg, à l’ouest de Berlin. Un jeune Turc de 16 ans y avait été abattu de 16 balles de revolver, tirées par le frère et deux des cousins de son amie, turque elle aussi. Celle-ci, enceinte de lui et présente au moment du drame, avait échappé par miracle à la mort. Aujourd’hui, la jeune femme bénéficie d’une protection policière vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sa vie est en danger : elle ne voulait pas de l’homme qu’on lui destinait, elle en a aimé un autre. Sa famille, qui se considère comme salie, l’a condamnée à mort pour laver l’affront.

« Je suis spécialisée depuis vingt ans dans les affaires de mœurs et de commerce humain, confie son avocate, Regina Kalthegener, je n’ai jamais connu une telle tension. Or les tribunaux ont tendance à considérer comme des circonstances atténuantes le fait que ces crimes soient commis au nom de traditions prétendument culturelles. » Il s’agit pourtant, faut-il le préciser, d’atteintes aux droits fondamentaux de l’être humain : sur les 1 200 jeunes filles accueillies en vingt ans dans ses locaux - tenus secrets - l’association Papatya affirme que 30% ont été mariées de force et ont subi des sévices sexuels, et que 20% ont derrière elles une ou plusieurs tentatives de suicide. Soumises en permanence à des pressions, au chantage et à des menaces, ces jeunes femmes ont été longtemps des martyres ignorées.

Des femmes et des filles dressées à obéir
Dans cette nation où vit la plus grosse communauté turque d’Europe - presque 2 millions de personnes - et où l’on compte plus de 3 millions de musulmans, la mort de Hatun a tout de même fait l’effet d’un électrochoc. Arrivée en Allemagne à l’âge de 3 ans, sixième d’une famille de 9 enfants installée à Kreuzberg, l’un des quartiers populaires de Berlin, la jeune femme ne parlait pas volontiers de son passé. Envoyée en Turquie à 15 ans pour être mariée à un cousin, elle a voulu se séparer de son mari et a fini par revenir deux ans plus tard à Berlin, enceinte. Prise en charge par les services sociaux de la ville, elle habitait un deux-pièces avec son fils Can, et suivait une formation d’électricien qu’elle aurait dû achever à la fin du mois. « Elle ne parlait jamais de sa vie privée, sauf de son fils, mais elle était très ouverte aux autres, précise Georg, 18 ans, l’un de ses camarades d’atelier. C’était quelqu’un de bien, elle aimait bouger. » Une jeune fille de son temps, qui ne portait pas le foulard, se maquillait, appréciait les sorties entre amis. Sur son établi, dans le centre où elle effectuait sa formation, des collègues ont exposé une photo d’elle, souriante, et assortie d’une rose dans un vase.

Georg s’arrête devant elle, révolté. Car Hatun semblait forte et décidée : elle avait passé son permis de conduire au mois de novembre ; il y a deux ans, elle avait même entrepris les démarches pour obtenir la nationalité allemande. « Un matin, elle est venue nous montrer fièrement son nouveau passeport », se souvient la directrice, Heidi Koselowsky. Parfois, elle arrivait le visage fermé et ne décochait pas un mot de la journée : Jacqueline, sa meilleure amie, a découvert récemment qu’elle avait porté plainte contre l’un de ses frères, qui l’avait menacée. « A son enterrement, c’était affreux, remarque Heidi Koselowsky : les Allemands se sont groupés d’un côté et les Turcs de l’autre. »

Si le meurtre du réalisateur Theo Van Gogh a déclenché une vaste réflexion sur l’intégration des immigrés aux Pays-Bas, à Berlin c’est une lettre ouverte qui, dans une moindre mesure, a bouleversé l’opinion publique. La lettre qu’un directeur d’école a adressée aux parents de ses 460 élèves pour dénoncer des propos entendus, quelques jours après le drame, dans son établissement - situé à quelques centaines de mètres du domicile de Hatun Sürücü. Des jeunes Turcs avaient exprimé de la compréhension pour le meurtre de celle « qui vivait comme une Allemande », et qui finalement n’avait eu, plus ou moins, que ce qu’elle méritait.

« Avant de juger, il faut savoir ce qu’elle a fait exactement », lâche ainsi un jeune garçon croisé non loin du collège et qui se fait appeler Ali. Il ajoute sans sourciller : « Ses frères avaient peut-être une bonne raison d’agir comme ça. » Beaucoup des enfants d’immigrés nés sur leur sol vivent toujours à des années-lumière des valeurs et des lois du pays. Corinna Ter-Nedden, de l’association Papatya, explique : « Beaucoup de ces hommes subissent l’échec de leurs rêves de réussite : ils ne reviendront pas riches chez eux, ils sont au chômage ou, pour les plus jeunes, en détresse scolaire. Pour compenser cette humiliation, ils se focalisent sur des valeurs traditionnelles qui donnent du sens à leur vie. C’est leur honneur qu’ils retrouvent, sur le dos de leur femme. » Dressées à obéir, femmes et filles ne peuvent donc sortir d’un système implacable qui décide de leur destinée. Quelque part dans le nord du pays, Sabriye en fait actuellement la douloureuse expérience.

A 20 ans, cette jeune Kurde née en Allemagne a fini par annoncer à ses parents qu’elle aimait un Allemand depuis deux ans et voulait s’installer avec lui. Son père l’a frappée en menaçant : « Tu dois avoir peur. » Ses frères l’ont malmenée : « Tu sais ce qui t’attend si tu ne renonces pas. » Et ses sœurs, plus jeunes, se sont tues. Aucun dialogue ne semble possible avec la famille. Aujourd’hui menacée de mort, placée sous la protection de la police, Sabriye sait qu’elle n’a pas d’autre solution que partir loin et couper les ponts. « Je dois trouver du travail dans une autre région, changer de nom et recommencer une nouvelle vie, dit-elle. Pourtant, j’aime ma famille et je sais qu’elle va me manquer. Ce ne sont pas des décisions faciles à prendre. » Pour une Sabriye, déterminée à changer et prise en charge par les autorités allemandes, combien de jeunes filles renoncent à se rebeller ? « Quand on n’a jamais appris à dire non, précise Corinna Ter-Nedden, il est difficile d’avoir le cran d’aller jusqu’au bout. Celles qui se révoltent sont souvent animées par le courage du désespoir. »

La peur d’être taxé de racisme
L’Allemagne se sent coupable, aussi, de n’avoir pas su désamorcer ces pratiques archaïques par une politique d’intégration digne de ce nom. Systématiquement, sous le règne du chancelier conservateur Helmut Kohl, le pouvoir politique a répété : « L’Allemagne n’est pas un pays d’immigration. » Ce qui revenait à dire que les « travailleurs invités » (les fameux Gästarbeiter) ne resteraient pas et que, dans ces conditions, on pouvait bien les laisser tranquilles. A gauche, l’idéologie multikulti, prônant le respect des particularités culturelles, n’a pas fait mieux. « Sous couvert de tolérance, on a détourné les yeux, de peur d’être taxé de racisme », dénonce l’avocate Seyran Ates, qui défend les femmes turques voulant divorcer. « Lorsqu’on vit côte à côte, en parallèle, on ne s’interroge pas sur la légitimité des pratiques de l’autre. » Résultat : la justice allemande a si bien ignoré le phénomène que le terme « crime d’honneur » n’apparaît pas une seule fois dans les archives d’une banque de données qui recense pourtant toute l’histoire judiciaire du pays depuis 1951 ! « Le problème n’est pas perçu, donc il n’existe pas, ironise l’avocate Regina Kalthegener. On ne dispose d’ailleurs d’aucune statistique officielle. » Et l’Allemagne n’est même pas citée dans un rapport de l’ONU qui estime à 5 000 le nombre de crimes d’honneur commis chaque année dans le monde.

Pourtant, la mort de Hatun Sürücü a bel et bien accéléré une prise de conscience collective. A l’association allemande Terre des femmes - qui vient de lancer une nouvelle campagne sur le sujet - Myria Böhmecke confirme : « Il n’y a pas forcément plus de meurtres commis au nom de l’honneur, mais l’écho qu’ils suscitent est nettement plus important. » Sur le plan politique, l’Allemagne vient de renforcer sa législation pour condamner à des peines allant jusqu’à cinq ans de prison le mariage forcé, considéré désormais comme une « contrainte aggravée », souvent à l’origine des conflits. En avril, le ministère fédéral de la Famille lance, avec le quotidien populaire turc Hürriyet, une campagne d’information sur les violences conjugales. A Berlin, des policiers sont formés depuis peu à ces questions, tandis que l’association Papatya organisera en septembre des séminaires de formation à destination des enseignants. « Il faut aller parler dans les écoles et les mosquées, s’enflamme l’avocate Seyran Ates. Mais il faut surtout que des hommes turcs interviennent dans le débat public. Nous avons besoin de modèles masculins. Où sont-ils ? »

Berlin-Blandine Milcent,lexpress.fr


Moyen-Orient
Effacer la honte

Son frère voulait « effacer la honte ». Le 16 mars, une Palestinienne de 17 ans, enceinte après avoir été violée par son père, a été étranglée par son frère aîné, âgé de 27 ans. Il venait d’apprendre la grossesse de la jeune fille, un affront pour le clan installé dans la région de Tulkarem, dans le nord de la Cisjordanie. C’est le deuxième « crime d’honneur » révélé ces jours-ci dans les territoires palestiniens. Le 8 mars, à Bethléem, dans le sud de la Cisjordanie, une adolescente de 18 ans, soupçonnée de mener une liaison hors mariage, a été poignardée par son père. Le phénomène touche plus généralement l’Asie et le Moyen-Orient : Palestine, Afghanistan, Syrie, etc. Le Pakistan et la Turquie, pays parmi les plus concernés par ces violences, ont récemment durci leurs législations en introduisant l’un, la peine de mort et, l’autre, la prison à vie pour les auteurs de crimes d’honneur.
Par Marie Huret

Grande-Bretagne
L’appel aux tueurs

Zena et Jack, la trentaine, vivent depuis onze ans sous une fausse identité, quelque part en Grande-Bretagne. Ils bénéficient d’une surveillance policière, mais ont déjà déménagé 30 fois, pour des raisons de sécurité. Zena, d’origine pakistanaise, habitait dans le Yorkshire. Elle était promise, en mariage forcé, à Bilal, un lointain cousin vivant au Pakistan. Mais elle a rencontré Jack. Les deux amoureux ont décidé de fuir. Juste à temps. La famille de la jeune femme a embauché un tueur pour laver l’affront. 9000 livres sterling (12 900 €) par tête. L’automne dernier, une autre famille pakistanaise, fortement soupçonnée d’avoir commandité l’assassinat de l’une de ses filles, a été relaxée. L’omerta a triomphé : les tueurs présumés ont nié avoir exécuté un contrat. Le Conseil musulman de Grande-Bretagne a pourtant rappelé que « l’islam condamne les crimes d’honneur et les mariages forcés ». Mais, face à la multiplication de ce type d’affaires (13 cas recensés ces dernières années), qui touchent les communautés indo-pakistanaise aussi bien que turque, roumaine, bosniaque, grecque ou italienne, la police britannique vient de créer deux unités spécialisées, à Londres et dans le West Yorkshire, où vit une importante communauté asiatique. Les limiers de Sa Majesté s’apprêtent à réexaminer 117 dossiers d’homicides de femmes perpétrés durant la dernière décennie.
Par Boris Thiolay

France
Une loi contre les violences ?

« Ça y est j’ai tué cette femme, ça y est je l’ai fait », a avoué Osman. Le 31 janvier, à Strasbourg, il a poignardé Emine, son ex-épouse, une jeune femme turque de 35 ans. Ses enfants sous le bras, elle avait fui la violence de son mari deux ans auparavant. Elle souhaitait se réfugier en Allemagne, Osman l’a retrouvée. « En France, le crime d’honneur existe, il y a eu quelques cas ces dernières années. Mais, sans aller jusque-là, il existe une autre forme de punition : les violences domestiques, explique Pinar Hukum, responsable à Elele, une association turque qui défend les droits des femmes. Au nom de l’honneur, un mari, un frère, une belle-mère empêchent une jeune fille de sortir, lui infligent des brimades, parfois des coups. » Le 29 mars, le Sénat doit examiner une proposition de loi visant à réprimer plus sévèrement les auteurs de violences conjugales : elle prévoit notamment trois ans de prison pour le conjoint brutal, son départ de la maison et l’obligation de suivre un traitement thérapeutique.
Par Marie Huret