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Mouloud Feraoun

lundi 15 mars 2004, par Hassiba

Mouloud Feraoun aurait-il eu la nostalgie des petites têtes pleines de poux plutôt que d’affronter celles bourrées d’idéologie islamiste ? Il n’aurait certainement voulu ni des unes ni des autres...

La rupture avec Satan

"Je me souviens, comme si cela datait d’hier, de mon entrée à l’école... " Cette phrase initiale du premier livre de lecture au lendemain de l’indépendance, L’Ami fidèle, s’est gravée dans la mémoire de générations d’écoliers traumatisés par la guerre, qui, comme Menrad Fouroulou, au début du siècle dernier, torturé par la faim, allaient, à leur tour, conquérir, pour d’autres déchirures, l’instruction et le savoir...

Cet énoncé possède une rythmique de la syntaxe kabyle mais son énonciation propulse le " je " autobiographique dans une brutale rupture généalogique, celle de la misère, de la faim et de la peur des lendemains. Menrad Fouroulou refuse l’héritage du destin. Il est instruit du lourd fardeau des siens restés " là-haut " espérant que le fils unique n’aura pas peur d’affronter la ville et que, vaillant, il remontera au village fier de son instruction ; le père pourra ainsi récupérer ses terres mises en bail et prendre vengeance des calamités du siècle. La conquête de l’école pour Menrad est un défi à l’Autre, une incursion dans une autre langue, une autre culture pour et contre lesquelles il ne déclinera pas son identité. C’est pourquoi il lui fallait être à l’abri du mauvais œil " effer " (de la racine berbère signifiant cacher), s’en prémunir pour mieux se les approprier. C’est pourquoi, également, Feraoun écrit sa naissance à l’instruction publique dans une autre langue qu’il apprivoise à la sienne sans grandiloquence, sans susceptibilité idéologique, avec humilité et humanisme. La perte de l’identité n’est pas dans cette langue, ni dans cette culture ; elle est dans cette rupture avec l’antan, une cassure positive dans la filiation. L’anagramme Menrad Fouroulou est chargée de sens, d’une interrogation fondamentale, d’une logique, pourtant, contradictoire.

Le fils du pauvre est d’abord

Mouloud Feraoun

cette cassure de la généalogie, du nom. On ne peut être le fils de quelque chose, d’un état humiliant, d’une progéniture sans géniteur. Le fils est l’héritage généalogique déterminant et honorifique dans une société ayant subi toutes les rigueurs de l’histoire. Estropié car " fils du pauvre ", il conquiert une autre filiation, linguistique et littéraire, et sa prise de conscience de ce fait est le tribut d’une dette contractée de l’histoire. Comment la rendre ? C’est la grande question qui se pose dans " Menrad " duquel on peut extraire " min " - qui la rendra ?, mnin - d’où la rendre ? Feraoun s’y identifie en même temps qu’il s’y interroge : quelle est ma situation comme sujet dans cette logique contradictoire ? Y a-t-il une loi dans l’Histoire ?

L’école est l’affirmation de cette rupture de la condition du pauvre indigène. Instituteur, directeur d’école, inspecteur des centres sociaux, il a enseigné, on l’oublie vite, en tant que Kabyle et Algérien, à d’autres Algériens, montagnards comme lui, de même condition que la sienne, il a refusé que le drapeau français flottât dans la cour de son école et cela en pleine guerre. Il n’a pas fait de prêches coloniaux car il croyait à la force libératrice de l’éducation. Coauteur du premier livre de lecture de l’Algérie indépendante L’Ami fidèle, il est resté, sa vie durant, parmi et dans les siens. A l’époque de sa première nomination comme instituteur, dans le contexte du centenaire colonial (1935), seul l’instituteur indigène pouvait enlever les poux de la tête des enfants. Et il le faisait au nom de la misère partagée. Le milieu scolaire est son contexte d’écriture ; une écriture dont l’objectif était de faire connaître les siens, de se dire parmi eux, de les inscrire, comme pour une première rentrée scolaire, dans une graphie alphabétique du nom Feraoun écrit Le Fils du pauvre sur un cahier d’écolier, support symbolique sur lequel aucune tache d’encre n’était permise, comme le fait Chabha dans Les chemins qui montent ; une Chabha qui rassemble dans son personnage bien des aspects biographiques de Fadhma Aït Mansour Amrouche qui se libéra, comme lui, de l’antan par l’obtention du certificat d’études primaires en 1887.

Trente-huit ans après son assassinat par un commando de l’OAS au Centre pédagogique de Château-Royal, l’école algérienne n’a pas son Feraoun, dans ses classes, ses manuels et sa pédagogie. S’il avait vécu, Mouloud Feraoun, du haut de ses 87 ans, n’aurait-il pas été pris de chagrin devant tant de désastres de l’école algérienne ? Aurait-il eu la nostalgie des petites têtes pleines de poux plutôt que d’affronter celles bourrées d’idéologie islamiste ? Il n’aurait certainement voulu ni des unes ni des autres. Ses assassins, comme ceux d’aujourd’hui, ne voulaient abandonner l’Algérie que " décervelée ". De Feraoun à Djaout, le même meurtre reste impuni. Ils ont été victimes des " leurs " qui les ont exclus des manuels scolaires en taisant leur nom au profit de jurisconsultes de pacotille...

Rachid Mokhtari

P.S. Maintenant cela fait 42 ans qu’il a été assassiné, et cela lui ferait donc 91 ans.