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Kasparov défie Poutine

vendredi 29 avril 2005, par nassim

L’ancien champion du monde d’échecs se lance en politique. Sa cible : Vladimir Poutine. Son credo : faire de la Russie « une démocratie civilisée ». La première tournée de Garry Kasparov, un peu hasardeuse, se heurte aux peurs de la Russie profonde.

Au bout des cent premiers kilomètres de route cabossée, c’est une veste fripée et un visage un peu soucieux qui s’extraient

Garry Kasparov.

de la Volga (1) : « Dites-moi, où est-ce que je vais parler aux gens ? Dans la rue, vraiment ? », « Et ils seront combien ? Une vingtaine ? On ne va pas leur faire peur au moins ? » Garry Kasparov, 42 ans, le plus grand champion d’échecs de ces dernières décennies, vient d’arriver en république des Maris, région très pauvre du centre de la Russie, où il a décidé ce dimanche de venir porter la bonne parole démocratique. Mais, comme souvent dans son pays, tout est un peu chaotique : le responsable qui devait l’accueillir dans un premier village a disparu, aucune salle n’est à disposition, et ses conseillers craignent des provocations. Depuis que le roi des échecs a annoncé en janvier son retrait de la compétition mondiale pour se consacrer à la « lutte contre la dictature de Vladimir Poutine », rien n’est plus ni blanc ni noir : les alliés sont difficiles à trouver dans le petit monde très éclaté de l’opposition russe, et les autorités font tout ce qu’elles peuvent pour saboter le mouvement. Mais Garry Kasparov ne se décourage pas encore : il prévoit de lancer bientôt son propre parti politique et, d’ici là, sillonne son immense pays pour roder son discours.

Ce dimanche matin, l’aventure a déposé le champion sur un bord de route, où trois jeunes militants locaux des droits de l’homme lui exposent le programme du jour : pour commencer, il dira quelques mots aux habitants d’un petit village, dans la rue. « C’est comme ça chez nous, on n’obtient pas de salle si facilement... » expliquent-ils. La veste fripée et sa suite remontent en voiture... et dépassent le village sans s’arrêter. « Trop risqué, ont jugé les conseillers de Kasparov. Il pourrait y avoir des gens qui jettent des oeufs... Mieux vaut aller en ville. » Mi-avril, lors d’un meeting à Moscou, l’apprenti politicien s’est pris un échiquier sur la tête, balancé par un provocateur qui s’était approché pour lui demander un autographe. Depuis, il ne se déplace plus qu’entouré de deux ou quatre gardes du corps.

Dans « la tanière de l’ours »

Au bout de cent autres kilomètres de route, toute droite à travers les pins et les bouleaux, les HLM d’Iochkar-Ola, capitale de la république des Maris, se dessinent enfin. « C’est ce qu’on appelle en russe la tanière de l’ours », plaisante un conseiller de Kasparov, qui explique avoir choisi cette destination car « ici les problèmes de la Russie sont encore pires qu’ailleurs » : sans ressources naturelles, la région est particulièrement pauvre et dirigée par un petit autocrate local, ancien ultranationaliste rallié au parti de Poutine, qui n’hésite pas à faire bastonner à l’occasion les opposants. Maintenant, ont décidé les militants locaux, Garry va aller saluer le congrès des associations de Maris, le peuple autochtone qui a donné son nom à la République et qui représente plus de 40 % de la population. Le joueur d’échecs fait son entrée dans la salle... et déclenche un scandale dont tous les participants se souviendront longtemps encore. A la tribune, la vice-ministre locale des Nationalités laisse tout juste à son hôte le temps de s’asseoir au premier rang et attaque : « Vous ne vous êtes pas enregistrés à notre congrès ! », « Ce que vous faites est illégal ! », « Je vous demande de quitter la salle ! » Bouleversé, le délégué qui avait fait rentrer Kasparov s’époumone : « Mais rendez-vous compte ! C’est à Garry Kasparov que vous parlez ! Le champion des échecs ! L’homme le plus intelligent de la planète ! » Impassible au premier rang, l’intéressé laisse pleuvoir, sans bouger et sans dire mot. La vice-ministre continue : « De toute façon, nous ne vous donnerons pas la parole ! Je répète, je vous demande de quitter la salle ! » Une pause est tout de même consentie et les Maris se précipitent sur l’intrus, bouts de papier en main : « Garry, un autographe ! », « Garry, serrez-moi la main ! », « Garry, je peux faire une photo avec vous ? », se bousculent les fans, qui lui font une haie d’honneur vers la sortie.

Un soutien très discret de quelques hommes d’affaires

L’étape suivante est un déjeuner avec des hommes d’affaires locaux : une quinzaine d’entrepreneurs ont été invités dans le meilleur restaurant de la ville et... aucun ne vient. « Ce n’est pas très étonnant, soupire Roustam Abdoullim, dirigeant local d’un petit parti libéral, l’Union des forces de droite, qui a organisé la rencontre. Nos hommes d’affaires ont peur de s’afficher aux côtés de Kasparov. Beaucoup nous soutiennent, mais discrètement, sous la table : ils sont sous la pression des autorités qui à tout moment peuvent torpiller leur business. » Au niveau national, il en est de même, confie Kasparov : « Beaucoup d’hommes d’affaires sont prêts à nous soutenir et nous financent, mais en douce. Ils ont peur de représailles si cela se savait et je ne peux donc pas donner leurs noms. » Attablé au centre du festin prévu pour les hommes d’affaires, le joueur s’attaque tout de même de bon appétit aux zakouski, les généreux hors-d’oeuvre russes : « Je savais bien que ce ne serait pas facile, se rassure-t-il. J’avais les yeux ouverts quand j’ai pris la décision de me lancer en politique. Mais c’est mon devoir moral : je dois mettre mon intelligence et mes capacités stratégiques au service de mon pays. »

Son pays ? N’est-il pas né à Bakou, aujourd’hui capitale de l’Azerbaïdjan ? Son père juif et sa mère arménienne n’en feront-ils pas toujours aussi un « étranger » aux yeux de beaucoup de Russes ? « Je suis un enfant de l’empire russe. Quand l’empire s’est disloqué, comme beaucoup d’autres des enfants de l’empire, nous avons regagné notre patrie, la Russie. Je suis de langue russe, de culture russe, la Russie est mon pays, martèle Kasparov, agacé par la question. Et je voudrais que mon fils de 8 ans et demi, qui est aussi un produit typique de l’empire, de mère moitié russe moitié ukrainienne, grandisse dans ce pays : un pays qui devienne enfin une démocratie civilisée ! » D’ailleurs les « chauvinistes russes » n’osent pas trop s’attaquer à lui, assure-t-il : « J’ai gagné suffisamment de championnats sous le drapeau soviétique, puis sous le drapeau russe, pour qu’ils ne me cherchent pas trop sur ce point. »

Rendez-vous suivant et clou de cette journée à Iochkar-Ola : un « congrès des démocrates » destiné à créer une section locale de son mouvement. Une vingtaine de babouchkas, quelques grands-pères et une poignée d’étudiants attendent le joueur dans la salle décrépie du planétarium. A l’origine, le « congrès » était prévu au théâtre de marionnettes, mais, deux jours plus tôt, son directeur soudain « affolé » a fait savoir qu’il ne pourrait finalement pas les accueillir, racontent les organisateurs. La directrice du planétarium, en conflit avec les autorités locales qui convoitent son immeuble au centre-ville, a bien volontiers mis sa salle à disposition : « La seule chose qu’ils peuvent encore me faire, c’est me tuer, raconte à la tribune ce petit bout de femme, qui, depuis plus de dix ans, se bat de tribunal en tribunal pour sauver son institution. Et, de toute façon, je n’ai plus envie de vivre dans un pays où on traite les gens de cette manière. »

Sans notes, pendant plus d’une heure et demie, Garry Kasparov débite enfin, comme un flot longtemps contenu, ses griefs contre Poutine et son régime : « l’arbitraire » qui a fait jeter en prison Mikhaïl Khodorkovski tandis que d’autres oligarques bien en cour au Kremlin « prospèrent et se paient des clubs de foot à l’étranger », la guerre en Tchétchénie qui n’en finit pas, l’impossibilité pour lui de se faire inviter à la télévision entièrement aux ordres du Kremlin... « La particularité du régime russe aujourd’hui, c’est qu’il est un des plus riches au monde, insiste l’orateur. Le gouvernement nage dans l’argent du pétrole. Et c’est ce gouvernement qui vient de décider de liquider les avantages sociaux de nos retraités ! En Russie, les dépenses sociales représentent 15 % du budget de l’Etat, contre 45 % aux Etats-Unis. C’est une honte pour notre pays ! Un pays qui fait si peu pour l’éducation et la santé de ses citoyens n’est pas un pays civilisé ! » Les retraités, qui forment le gros de l’assistance, applaudissent. « C’est l’avantage de ces petits meetings, explique après coup l’orateur. Je vois dans les yeux des gens quels sont les arguments qui les touchent le plus. Et, actuellement, ce sont clairement les problèmes sociaux et la bureaucratie corrompue. »

Garry Kasparov s’avoue un modèle en politique : Winston Churchill, « un des rares hommes politiques qui n’hésitait pas à se battre pour ses opinions ». Et deux grandes références historiques : Jules César et Martin Luther King. « Parce que ce sont deux hommes qui ont changé le cours des événements. » L’objectif qu’il s’est assigné n’est d’ailleurs pas moindre : « Restaurer la démocratie en Russie ». Pour ensuite se présenter à la prochaine présidentielle de 2008 ? « Je ne me fixe pas de buts irréalistes, répond le joueur. L’important pour le moment, c’est d’assurer que ces élections aient lieu et qu’une véritable alternative y soit proposée. Si je réussis là, peut-être pourrai-je me fixer un autre objectif. Mais, pour l’instant, l’essentiel est de sauver ce pays ! »

Bonne intuition

Les échecs ne lui manquent-ils pas déjà un peu ? « Mais non, sourit Kasparov. Vingt ans de championnats du monde, cela peut suffire, non ? Je ne dis pas que je ne serai pas de nouveau tenté un jour, mais, pour l’instant, je n’ai plus la passion et l’énergie qu’il faut pour m’y consacrer. Je continue à jouer un peu, je fais des parties sur Internet, mais rien de sérieux. Je préfère maintenant consacrer mes capacités analytiques au service d’une autre cause. » Trente ans d’échiquier ont développé en lui des qualités qui pourraient en faire un bon politique, s’auto-analyse le joueur : « J’ai une bonne intuition, un bon sens de l’analyse, des réactions rapides et je suis habitué à travailler sous la pression », se décrit-il. Son ami Dmitri Plessetski, coauteur de sa série de livres sur les grands joueurs d’échecs, approuve : « Peut-être Garry sera-t-il vite déçu en politique. Mais il a des qualités qui pourraient y faire merveille : les échecs lui ont appris l’art d’optimiser la prise de décision dans des situations complexes, ou de trouver les solutions les moins évidentes pour régler des problèmes compliqués... Et puis le professeur Sakharov (2) non plus n’avait a priori aucune chance de gagner son combat, quand il s’est lancé en politique du temps de l’Union soviétique... »

Par Lorraine MILLOT, liberation.fr

(1) Ex-voiture de la nomenklatura communiste, au charme très soviétique.
(2) Célèbre physicien soviétique devenu un des principaux dissidents qui ont ébranlé l’Union soviétique de l’intérieur à partir de la fin des années 60.