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Le regain de jeunesse et les nouvelles colères du rap algérien

mardi 27 avril 2004, par Hassiba

A Alger, de nombreux groupes tentent de s’exprimer malgré le manque d’infrastructures.

Hassan donnerait tout "pour un live au Zénith" ! A cette seule évocation, ses yeux brillent de ferveur. "Ch’Allah !" (diminutif en argot algérois de "Inch’Allah !", "A la grâce de Dieu !"), ajoute-t-il, dans un sourire plein d’espoir. L’avenir dira si KGB, le groupe de rap qu’il a créé, connaîtra un jour le succès. Mais pour cela, "y a pas photo !" : c’est en France qu’il faut aller. Les Hamma Boys, Intik et MBS, les trois groupes fondateurs du rap algérien, n’ont-ils pas montré le chemin ? Après leur éclosion à Alger, dans les années 1990, c’est à Paris ou Marseille qu’ils sont partis chercher majors, distribution et promotion dignes de ce nom.

Sur les trottoirs d’Audun, le quartier central d’Alger où rappeurs et breakdancers de la capitale se donnent rendez-vous l’après-midi, on comprend, bien sûr, que les idoles soient parties, même si on leur en veut un peu. "Dommage qu’on n’entende plus parler d’eux, qu’ils ne reviennent pas de temps à autre donner des concerts par ici. Ce serait l’occasion, en première partie de soirée, de parrainer des jeunes qui ont besoin de se faire connaître !", regrette Zino, l’animateur de l’émission quotidienne "Tapis vert", sur la Chaîne 3 (l’une des deux radios musicales d’Alger, avec Radio Bahdja).

Car c’est bien là que le bât blesse. Les quelque 200 groupes que compte Alger (c’est du moins le chiffre recensé par l’Office national des droits d’auteur, mais ils sont beaucoup plus nombreux en réalité : depuis cinq ans, le chiffre a une croissance exponentielle) peinent à maintenir leur tête hors de l’eau. Ils n’ont pas de local où répéter (à l’exception des maisons de jeunes), pas de studio où enregistrer (à part l’Union Artists et Casbah Rap, mais encore faut-il pouvoir en financer la location : le plus souvent, les rappeurs n’ont d’autre choix que l’autoproduction), pas de scène ou presque où se produire (reste la rue), pas de festival de rap pour se rencontrer.

Du coup, la tentation est grande de "faire du commercial", comme le dénonce DJ Boss, qui, chaque été, anime une émission 100 % hip-hop sur la Chaîne 3. Par exemple, dans le souci de plaire, trouver le bon refrain, mêler au rap les sonorités du raï et des instruments traditionnels du chaâbi - c’est la grande spécificité du rap algérien - et, surtout, éviter les mots qui fâchent.

"Une parodie"

"Les mecs se censurent juste ce qu’il faut pour pouvoir être diffusés sur les ondes, s’irrite Zino. Mais ce n’est pas ça, l’esprit du rap ! Les vrais artistes se passent de la radio pour se faire connaître." Et de critiquer ces jeunes de la "tchitchi" (jeunesse dorée) qui, casquette ou bonnet sur la tête et bouc soigné au menton, se livrent à "une parodie de rap", loin de l’esprit à vif des quartiers et des ghettos.

Rap de la rue ou pas, la révolte pure et dure des années 1990 s’est de toute façon atténuée depuis trois ou quatre ans : le rap politique a cédé la place à un rap plus social, critique mais moins contestataire, tourné vers les problèmes du quotidien. Le temps des "terros" (terroristes) et de la guerre civile révolu, fini les attaques contre la duplicité de l’armée, les chansons sur les disparus.

Aujourd’hui, c’est de chômage, de drogue, de délinquance, du système, de visas, de divorce, de droits de la femme... qu’il est question dans les chansons. Ainsi Reda, le chanteur de City 16 - le groupe qui cartonne sur Alger actuellement, avec près de 3 millions d’albums vendus (des cassettes pour l’essentiel, même si, depuis un an, le CD se démocratise fortement en Algérie) -, dénonce-t-il par exemple, dans son dernier album, El’Adyene, la médecine à deux vitesses qui sévit dans les hôpitaux, réservant aux seuls riches le privilège d’être soignés correctement.

Mais le quartier d’Alger d’où l’on vient reste de loin la source d’inspiration la plus sûre : "Mon quartier, j’en ai besoin, je ne peux pas m’en passer. J’ai grandi là-bas, j’ai souffert là-bas, explique Joe Baturi, originaire de Belcourt (où a grandi Albert Camus), qui a notamment chanté dans le groupe BLD (Belcourt Long Dynasty). Bab el Oued, El Biar..., chacun a sa manière de parler et de voir les choses. C’est ça qui fait la différence, et c’est ça qu’on veut exprimer. Malheureusement, les gens qui restent fidèles à leur hip-hop de rue mettent dix ans minimum avant de sortir leur premier album."

Système D

Dix ans en moyenne, en effet. C’est la durée du parcours du combattant des rappeurs d’Alger. Commencé vers l’âge de 13 ans, il ne touche généralement à sa fin que vers 24, 25 ans. Beaucoup abandonnent en cours de route, éreintés, mais ceux qui ont la foi parviennent au bout, à force de travail et de système D.

Le très prometteur groupe de Bab El Oued La Familia, créé début 2001, répète ainsi dans le sous-sol d’une petite association de proximité, SOS Culture Bab El Oued (là-même où a débuté Intik, en 1997), tandis que les soirées d’improvisation freestyle du bar branché Le Moonlight, dans le haut de la rue Didouche-Mourad, lui offrent autant de galops d’essai avant d’affronter un jour la scène, la vraie. Dans les basses assourdissantes de rythmes R & B et la pénombre des salles étroites et enfumées, toute une adolescence hip-hop s’y donne rendez-vous, des heures entières. Phénomène de mode ? Sans doute. Mais les jeunes le disent volontiers : "On a besoin de s’exprimer. Sinon, c’est l’implosion."

Lorraine Rossignol

City 16 et La Familia émergent sur disque

Après le départ de ses groupes fondateurs en France, le rap algérien a mis du temps à se trouver. Aujourd’hui, outre Double Kanon, originaire de la ville d’Annaba (à l’est du pays), City 16 est l’un des plus écoutés. Repéré en 2001 par Michel Levy (le producteur de Cheb Mami), le groupe s’apprête à lancer en France, au mois de mai, El’Adyene, son dernier album en date, chez EMI. La Familia a, quant à lui, sorti son premier CD, Lyrique de ouf, en 2003, grâce à Belda Diffusion, éditeur algérois récemment créé qui, spécialisé dans la détection des jeunes talents, diffuse en Algérie des artistes tels que Souad Massi ou les Gnawa Diffusion.

"Les rappeurs algériens ont su travailler. Ils ont beaucoup mûri, évolué musicalement. On sent maintenant qu’ils sont prêts à éclore en France, auprès de la diaspora algérienne", assure Michel Levy, manageur de Cheb Mami. Un signe infaillible de cette affirmation a été la programmation par Skyrock, pour la première fois du 29 décembre 2003 au 2 janvier 2004, d’une semaine "Planète rap" en direct d’Alger.

Source : Le Monde