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Ihitoussene (Tizi Ouzou) : Les forgerons, ces dompteurs de fer

jeudi 1er juillet 2004, par Hassiba

“Nous achetons du coke, un charbon de très mauvaise qualité, à un prix inabordable de 6 000 DA le quintal !” dira Dda Hamou, un vieux forgeron qui exerce depuis plus de cinquante ans à Mechedallah (ex-Maillot).

En plus du prix du charbon, Dha Hamou doit aussi prendre en charge le transport à partir d’Alger ou de Béjaïa. C’est un cri de détresse que lance la quasi-majorité des forgerons d’Ihitoussène qui se sont installés, il y a plus d’un demi-siècle, dans la plupart des bourgs et villes à vocation agricole de l’est du pays. Comme Dda Hamou, Dda Salem, Dda Salah, Dda Saïd, forgerons au chef-lieu de la commune de Bouzeguène et, plus encore, Dda Slimane à Sidi-Aïssa, Mohand Ath Moussa à Bordj-Khris, Dda Ouramdhane à M’sila ou encore Dda L’hadj Lakhdar et El-Hadi à Azazga et bien d’autres à travers plusieurs villes de l’Algérie profonde croient dur comme fer que leur métier se meurt peu à peu. Le métier de forgeron est physique. Le nez dans la fumée et l’odeur du sabot chauffé par le feu brûlant. dans ce métier, il ne faut pas avoir peur de se salir et de travailler dans un local où tout objet vous souille. La souillure de la forge est sans effet sur votre santé. Ah ! comme la nourriture est délicieuse avec ces mains noircies de charbon et de rouille !
Mieux encore, les premiers forgerons ne louaient pas d’appartement. La forge servait de lieu à la fois de travail et de repos, après avoir étalé son paillasson dans un coin du local exigu. Dda Hamou, comme Dda Mohand à Aïn boucif et l’on se rappelle feu Akli à El-Omaria, Dda Arab à Bourrouaghia, eux n’abandonnent presque jamais leur forge. Occupés dignement durant une soixantaine d’années à travailler le métal et Dieu sait combien il était rude. Mais rien n’y fit, ils ne quittèrent à aucun moment ce lieu mystérieux et mythique. Après les journées de travail, c’est dans la forge qu’ils se lavaient et se reposaient jusqu’au repas du soir. C’est un lieu indispensable pour se remonter physiquement et moralement, ingurgitant quelques gorgées de café qu’ils tiraient d’un thermos vieilli et noirci par la fumée. C’est au hammam (bain maure) qu’il se décrassaient, la veille de leur retour au village, pour retrouver leurs familles après plusieurs mois d’absence. C’est au siècle dernier et jusqu’après la guerre d’indépendance que l’importance de la forge a atteint son apogée. Le fer détenait un rôle important. Le forgeron (ou) le maréchal-ferrant exerçait une profession primordiale pour l’agriculture, mais aussi pour la sécurité de toutes les demeures. Ils étaient considérés comme des “sorciers”. Le fer garantissait comme de nos jours la sécurité des maisons et des villes. On fabriquait des chaînes, des cadenas, des serrures, des clous de portail et des portes doublées. Cependant, le maximum de temps était investi dans la fabrication du fer à cheval. D’aucuns n’ignorent pas que pendant longtemps le cheval et le mulet étaient les seuls moyens de transport. On vivait uniquement du produit de l’agriculture. Le ferrage des bêtes était donc indispensable. Celui du cheval nécessite de l’adresse, mais aussi de la rapidité. Sauf pour la première fois où l’on ferre un cheval, il faut d’abord déferrer. On dérive les clous qui maintiennent le fer en place sous le sabot à l’aide d’un dévidoir (en langage clair, on les étête), puis on ôte le fer usé avec une tenaille. On nettoie le dessous et on coupe la corne qui a poussé depuis le dernier ferrage. Cette opération s’appelle parer le pied et elle s’exécute à l’aide d’une maillote. Le nouveau fer devrait être ajusté au pied du cheval par un travail à l’enclume. L’ajustage achevé, le fer est ensuite posé et rivé avec des clous en les rabattant vers le bas sur le sabot et en les incrustant dans celui-ci pour qu’ils ne bougent plus.

Un village, un forgeron, une épopée
L’histoire du village d’Ihitoussène débuta avec ce forgeron venu s’installer sur cette terre du “saint Sidi Moussa”. On raconte qu’il avait été reçu à bras ouverts, car on le savait très utile. C’est à partir de ce jour que le village grandira et connaîtra des moments intenses, riches en activité. La renommée des Ahitos ira au-delà des plus lointaines contrées de la Kabylie. Avec une enclume, un soufflet, des marteaux et des pinces, la forge des Ahitos allait prospérer et devenir l’épicentre des habitants des régions les plus éloignées. De l’unique enclume de la première forge, on fabriquera des dizaines d’autres pour les revendre à d’autres forgerons venus acquérir cet outil essentiel au métier. En conséquence à la prospérité de la forge d’Ihitoussène, six autres enclumes seront installées pour faire face à la demande sans cesse grandissante des objets de fer. Les autres forges qui ouvraient ici et là ne pouvaient se faire que si les propriétaires venaient s’approvisionner en matériel (enclumes, marteaux, pinces et même des soufflets) à Ihitoussène non sans avoir effectué un stage dans la forge aux “sept enclumes”, ainsi dénommée.

Sanglés de leurs tabliers de cuir fauve, muscles à l’air libre et rivières de sueur au front, les forgerons frappent à coups redoublés. Quand on est devant le four, le fer rougi n’attend pas, tout est compté. Le forgeron sort le fer incandescent, assure sa prise avec la pince et quelques rebonds à vide sur l’enclume, puis assène le premier coup. En face, le frappeur enregistre l’ordre. Il lève la masse. Ainsi commence la partition entre le marteau et la masse, aplatissant, arrondissant, courbant le fer jusqu’à lui donner la forme voulue. On ne peut parler pendant le travail à cause du bruit et les mots ne seraient pas assez précis. Le rythme imprimé par le marteau est un ordre au frappeur : plus fort, continue, arrête... D’autre part, ce tempo régulier permet d’éviter qu’on se ramasse le marteau d’en face dans la figure. C’est un véritable concert qui s’installe. La musique des marteaux sur le fer et sur l’enclume est si claire dans la fumée du charbon et le grésillement âcre des sabots brûlés qu’elle s’oublie au fil des heures de travail. La forge des Ahitos, qui est l’une des premières de la Kabylie et même d’Algérie, a vu passer plusieurs générations de forgerons et d’apprentis. Dans le village, le métier se transmet de père en fils. Au demeurant, cela ne diminue pas le prestige des forgerons d’Ihitoussène. On sait faire la différence entre le bon produit et le moins bon. On est avide de perfectionnement. Pour cela “la main des Ahitos est inégalée, et il n’existe aucun artisan qui peut rivaliser d’adresse avec ces dompteurs de fer”, ne cesse-t-on de répéter. Sur un autre plan, celui-ci héroïque, les forgerons d’Ihitoussène ont marqué de leur empreinte les insurrections d’abord de la Lalla Fatma n’Soumer et ensuite celle d’El-Mokrani en 1871, en fournissant des armes qu’ils fabriquaient eux-mêmes, mais aussi des hommes, dont plus d’une quarantaine sont tombés au champ d’honneur, notamment durant la bataille des Icheridène. Il furent enterrés tous, en ce temps-là, dans le vieux cimetière d’Anar au village. que tous ces hommes, morts pour leurs pays, reposent en paix et que leur métier puisse encore se perpétuer ! il y va du prestige et de la gloire du village. Pour cela, une association culturelle dénommée Sevâa Zvari (les sept enclumes) Ihitoussène a été créée pour restaurer et perpétuer ce métier, considéré comme la racine du village. Le journal de l’association, Tiftilt, et qui s’est arrêté au 2e numéro, permettait de véhiculer toutes les informations à la fois sur la forge et sur le village. Ce métier traditionnel, bien sûr, continuera toujours à exister aussi longtemps qu’existera l’agriculture. On ne pourra jamais se passer du forgeron pour arranger sa faucille, aiguiser ses couteaux, ses haches, ses pioches et même ses socs de charrue pour les labours traditionnels (animaux de trait) qui existent encore sur nos montagnes inaccessibles aux tracteurs.

La décadence d’un métier
Il y a une vingtaine d’années, on avait pensé renforcer la pratique de ce métier par la construction d’une grande forge au chef-lieu de la commune de Bouzeguène. Le local a été réalisé puis abandonné.
De plus, le métier de forgeron n’existe même pas dans la nomenclature du ministère de la formation professionnelle. Des jeunes, dans le cadre de l’apprentissage, ne sont envoyés chez ces forgerons que pour apprendre la soudure ou la serrurerie. À Bouzeguène, seule la forge continue encore à subsister. La maréchalerie a disparu avec celle de l’âne, du mulet et du cheval. Ces animaux qui, jadis, étaient quotidiennement au service de l’homme, ont été abandonnés, remplacés par les fourgons.

Aujourd’hui, les forgerons d’Ihitoussène et tous ceux d’Algérie se débattent dans d’inextricables problèmes d’approvisionnement en matière première (le fer sous toutes ses formes) et en combustible (le charbon). Ces deux produits sont cédés non pas par l’État mais par des patrons d’entreprises privées, d’une part, et par une multitude d’intermédiaires, d’autre part, lesquels sachant leurs produits non périssables s’adonnent librement à leurs appétits voraces en spéculant sur des matériaux qui n’ont pas de substituts.

Durant les années 1960 et 1970, en plus du fait qu’ils étaient dispensés de taxes et bénéficiaient d’amortis en fiscalité, les forgerons achetaient du très bon charbon riche en matières volatiles et donc résistant, pouvant être ravivé même après plusieurs heures de non-activité du foyer. Le seul combustible qu’ils trouvent maintenant, c’est du coke, obtenu après la distillation de la houille et qui est très pauvre en matières volatiles. Le forgeron doit tout le temps souffler et secouer les braises qui s’éteignent rapidement. Dans les pays d’Europe, ce coke est un déchet sans grande valeur. Ici, il est cédé à ces malheureux forgerons de 5 500 à 6 500 DA le quintal, en plus bien sûr du transport. On ne connaît pas son prix réel, mais il est certainement multiplié par 2.
Les forgerons d’Ihitoussène installés à travers toutes les wilayas de l’Est algérien ne rêvent que de renforcer toutes les activités aussi bien de la forge que de la maréchalerie. Pour cela, ils attendent des signes, mais aussi une aide de l’État car, somme toute, ils sont les partenaires des agriculteurs et offrent à l’homme tout ce dont il a besoin pour son confort et sa sécurité.

Par C. Nath Oukaci, Liberté