Vingt-six ans déjà ! Kamal Amzal en aurait eu quarante-six en cette année 2008 où, malgré les sacrifices des autres enfants d’Algérie ayant eu lieu après lui, des incertitudes presque de même nature et de même ampleur continuent à planer sur le ciel d’Algérie.
Plus d’un quart de siècle après l’assassinat de l’étudiant Kamal Amzal sur le campus de Ben Aknoun, les luttes idéologiques, politiques et sociales qui sustentaient le substratum de telles dérives n’ont pas substantiellement changé, malgré le drame d’Octobre qui frappera la jeunesse algérienne six ans plus tard, malgré les tentatives d’ouverture démocratique et de libéralisation économique opérées depuis les années 90 et, enfin, en dépit de multiples autres assassinats qui ont emporté de simples citoyens comme des hommes de culture de la trempe de Tahar Djaout, Mahfoud Boucebsi, Matoub Lounès et d’autres encore. Et si le décor de l’Algérie des années 90 était planté en cette soirée du 2 novembre 1982 ? Il y a tout lieu, rétrospectivement, de le penser. La gestion de la donne islamiste, comme dans la plupart des pays arabes ayant pour seul souci la pérennité des régimes en place, obéissait à un jeu d’équilibrisme dangereux qui opposait la gauche progressiste à la frange la plus conservatrice du courant religieux.
Dans la pratique, ce jeu a longtemps pris pour arène les campus des universités. Outre ce clivage idéologique classique et commun à plusieurs pays, l’Algérie se retrouvera avec les ‘’circonstances aggravantes’’ d’une mouvance berbère qui n’a rien d’une idéologie importée ou d’un courant politique qui chercherait la prise de pouvoir, ce qui, certainement, aurait facilité sa domestication par la grâce de la rente et des privilèges.
Il se trouve que la revendication berbère a une profondeur historique indéniable et une légitimité populaire qui a fait d’elle un serment et un flambeau portés par des générations entières de militants humbles ou aguerris, avant et après l’indépendance du pays. Ce qui avait suscité plus de panique et de réactions violentes des différents clans du pouvoir, c’est surtout la jonction réussie entre la revendication berbère et les aspirations démocratiques du peuple algérien. La militance berbère a pu intégrer, particulièrement après le Printemps de 1980, les questions des droits de l’Homme et des libertés démocratiques dans un même corpus théorique et un même combat pratique.
Cette démarche a surtout pu fleurir dans les campus universitaires où les militants de la cause berbère avaient aussi à s’assumer en tant que démocrates dans toutes les tâches dont ils allaient porter le fardeau : gestion des cités universitaires, lutte pour de meilleures conditions d’enseignement et pour une pédagogie moderne délestée des griffes de l’arabo-islamisme, combat pacifique pour l’expression démocratique dans une université qu’ils voulaient comme porte-étendard des idées de progrès.
C’est dans ce cadre qui convenait très mal à la dictature du parti unique et de l’islamisme rampant de l’époque qu’il faut situer l’assassinat, il y a 26 ans jour pour jour, de l’étudiant Kamal Amzal dans le campus de Ben Aknoun par des fous de Dieu armés de poignards et de barres de fer. L’enfant de Tiferdoud reçut dans son corps cet arsenal de guerre, aux cris de Allah Ouakbar, au moment où, avec son camarade Aziz B., il déploya une affiche à coller sur le mur du foyer, affiche appelant à renouveler le comité de cité par la tenue d’une assemblée générale des étudiants.
La jeunesse kabyle qui a inauguré le nouveau millénaire par la contestation citoyenne et la revendication d’une véritable démocratie est en droit d’être informée du parcours et du combat de ses aînés qui ont ouvert le chemin vers plus de liberté et de dignité, qui ont fissuré le mur du monolithisme castrateur du parti unique et tenu tête aux nervis et spadassins des temps modernes qui ont juré la perte de l’Algérie historique de Massinissa, Kahina et Abbane Ramadane.
Le mérite du combat de la génération de Kamal Amzal est d’autant plus noble et éminent qu’il ne s’inscrivait dans aucune logique étroite de chapelle politique ou de calcul d’intérêt. Sur leurs frêles épaules d’étudiants descendus des montagnes de Kabylie, ils ont porté haut et fort les aspirations profondes et légitimes de leur peuple ; ils ont ouvert la voie, dans l’adversité la plus tenace et la plus crasse, vers un combat loyal, pacifique mais déterminé pour les causes justes, et celles de la démocratie et de l’amazighité en font largement partie. Kamal Amzal a été de ceux qui ont ouvert cette voie ; il a inauguré, du même coup, le martyrologe de la citoyenneté.
Et c’est presque sans grande surprise que, moins d’une génération plus tard (en 2001), dans des circonstances politiquement brouillées, d’autres jeunes Kabyles- plus d’une centaine-seront sacrifiés dans un printemps nommé par les survivants Printemps noir. Bien que les circonstances des deux drames soient différentes, l’âme et l’élan de désir de liberté et de démocratie qui ont animé les jeunes rebelles sont les mêmes. Ils ont inauguré le troisième millénaire avec la fougue et la puissance de l’engagement de Kamal Amzal.
Souvenirs avec l’enfant de Tiferdoud
C’était au temps des premiers boutons de la fièvre berbère pour des lycéens qu’on a obligés à aller ovationner, en 1977, le président Boumediene lors de l’inauguration solennelle de l’université Oued Aïssi de Tizi Ouzou. Nous fîmes le déplacement avec les travailleurs de l’entreprise communale, Cotrah, et l’ensemble des collégiens de la daïra de Aïn El Hammam qui comprenait à l’époque Iferhounène, Tassaft (Yatafène) et Ouacifs. C’était au lycée Ben Boulaïd de l’ex-Michelet- inauguré par le même Boumediene- que nous effectuâmes la classe de 4e année moyenne faute de places au CEM Amar Ath Chikh où nous avions passé quand même les trois premières années de collège. Le déplacement sur Oued Aïssi que la kasma et la mandoubia du FLN, parti unique, voulaient transformer en fête et en plébiscite- avec, en prime, casse-croûte et journée chômée-, se mua en un réquisitoire en règle contre le pouvoir et la dictature.
Chants, cris, huées, ‘’Imazighen !’’…tous les mots d’ordre libérant le souffle et l’énergie de la jeunesse kabyle passèrent pour …accueillir un président qui a pris la poudre d’escampette dès sa descente de voiture pour se fondre parmi les officiels qui l’attendaient depuis la matinée dans la cour de l’université.
Amzal Kamal, que j’ai connu depuis 1974 lors de notre passage en sixième au CEM Amar Ath Chikh de Aïn El Hammam, était de ceux qui, très tôt, ont pris conscience de l’importance de la culture et de la répression qui s’abattait sur la langue et les symboles de la culture kabyle. Nous en discutions à longueur d’année ; nous narguions nos professeurs égyptiens qui ne comprenaient rien à nos revendications, comme ils ne comprenaient rien non plus à ce qui leur arrivait sur ces hauteurs situées à plus de 1000 m d’altitude lorsqu’ils titubaient et faisaient des chutes rocambolesques sur de la neige épaisse de 80 cm suscitant réactions hilarantes et moqueries de la part des collégiens.
Nous recevions les échos de nos aînés, lycéens et universitaires, qui étaient en contact avec l’Académie berbère de Paris et son président Bessaoud Mohand Arab. Nous baragouinions les quelques néologismes qui nous parvenaient comme Idles, Awezghi, Teyri…et nous nous moquions de ceux qui en ignoraient le sens.
Nous l’appelions Madjid, un surnom qu’il avait intériorisé et qu’il aimait bien. Né en 1962 à Tiferdoud, un village de la commune d’Abi Youcef juste au-dessus de Taourirt-Amrane, mon village. C’est sur cette butte haute de 1200 m d’altitude que Madjid fit son cycle primaire. Je fais sa connaissance en septembre 1974 lors de la rentrée scolaire au CEM Amar Ath Chikh.
Sur le chemin de Sidi Ali Uyahia
L’image qui me revient de ce temps lointain, temps de l’innocence, de l’insouciance et des découvertes, est celle de Madjid, garçon jovial, au sourire éternel et à la taille légèrement inférieure à la moyenne. Nous avions un tronçon de route à faire en commun quotidiennement pour nous rendre au collège. Les élèves de Tiferdoud et ceux de Taourirt –Amrane se rencontraient chaque matin au col de Sidi Ali Uyahia, appelé aussi Tizi n’Bouchaïb, un lieu désertique, faisant partie de la RN 15, à l’époque craint pour ses rafales de vent et ses épaisseurs de neige qui pouvaient facilement étouffer les jeunes enfants que nous étions ou leur faire égarer le chemin. Les sommets d’Ighil n’Sebt n’avaient pas encore l’image ‘’urbaine’’ d’aujourd’hui : lycée, hôtel, brigade de gendarmerie, bâtiments, villas,…C’était des maquis qui portaient encore les traces des incendies de la guerre de Libération nationale. Après l’indépendance, nos grands-mères allaient ramasser des fagots de bois calcinés sur ces hauteurs.
Plus d’un quart de siècle après l’assassinat de l’étudiant Kamal Amzal sur le campus de Ben Aknoun, les luttes idéologiques, politiques et sociales qui sustentaient le substratum de telles dérives n’ont pas substantiellement changé, malgré le drame d’Octobre qui frappera la jeunesse algérienne six ans plus tard, malgré les tentatives d’ouverture démocratique et de libéralisation économique opérées depuis les années 90 et, enfin, en dépit de multiples autres assassinats qui ont emporté de simples citoyens comme des hommes de culture de la trempe de Tahar Djaout, Mahfoud Boucebsi, Matoub Lounès et d’autres encore. Et si le décor de l’Algérie des années 90 était planté en cette soirée du 2 novembre 1982 ? Il y a tout lieu, rétrospectivement, de le penser. La gestion de la donne islamiste, comme dans la plupart des pays arabes ayant pour seul souci la pérennité des régimes en place, obéissait à un jeu d’équilibrisme dangereux qui opposait la gauche progressiste à la frange la plus conservatrice du courant religieux.
Dans la pratique, ce jeu a longtemps pris pour arène les campus des universités. Outre ce clivage idéologique classique et commun à plusieurs pays, l’Algérie se retrouvera avec les ‘’circonstances aggravantes’’ d’une mouvance berbère qui n’a rien d’une idéologie importée ou d’un courant politique qui chercherait la prise de pouvoir, ce qui, certainement, aurait facilité sa domestication par la grâce de la rente et des privilèges.
Il se trouve que la revendication berbère a une profondeur historique indéniable et une légitimité populaire qui a fait d’elle un serment et un flambeau portés par des générations entières de militants humbles ou aguerris, avant et après l’indépendance du pays. Ce qui avait suscité plus de panique et de réactions violentes des différents clans du pouvoir, c’est surtout la jonction réussie entre la revendication berbère et les aspirations démocratiques du peuple algérien. La militance berbère a pu intégrer, particulièrement après le Printemps de 1980, les questions des droits de l’Homme et des libertés démocratiques dans un même corpus théorique et un même combat pratique.
Cette démarche a surtout pu fleurir dans les campus universitaires où les militants de la cause berbère avaient aussi à s’assumer en tant que démocrates dans toutes les tâches dont ils allaient porter le fardeau : gestion des cités universitaires, lutte pour de meilleures conditions d’enseignement et pour une pédagogie moderne délestée des griffes de l’arabo-islamisme, combat pacifique pour l’expression démocratique dans une université qu’ils voulaient comme porte-étendard des idées de progrès.
C’est dans ce cadre qui convenait très mal à la dictature du parti unique et de l’islamisme rampant de l’époque qu’il faut situer l’assassinat, il y a 26 ans jour pour jour, de l’étudiant Kamal Amzal dans le campus de Ben Aknoun par des fous de Dieu armés de poignards et de barres de fer. L’enfant de Tiferdoud reçut dans son corps cet arsenal de guerre, aux cris de Allah Ouakbar, au moment où, avec son camarade Aziz B., il déploya une affiche à coller sur le mur du foyer, affiche appelant à renouveler le comité de cité par la tenue d’une assemblée générale des étudiants.
La jeunesse kabyle qui a inauguré le nouveau millénaire par la contestation citoyenne et la revendication d’une véritable démocratie est en droit d’être informée du parcours et du combat de ses aînés qui ont ouvert le chemin vers plus de liberté et de dignité, qui ont fissuré le mur du monolithisme castrateur du parti unique et tenu tête aux nervis et spadassins des temps modernes qui ont juré la perte de l’Algérie historique de Massinissa, Kahina et Abbane Ramadane.
Le mérite du combat de la génération de Kamal Amzal est d’autant plus noble et éminent qu’il ne s’inscrivait dans aucune logique étroite de chapelle politique ou de calcul d’intérêt. Sur leurs frêles épaules d’étudiants descendus des montagnes de Kabylie, ils ont porté haut et fort les aspirations profondes et légitimes de leur peuple ; ils ont ouvert la voie, dans l’adversité la plus tenace et la plus crasse, vers un combat loyal, pacifique mais déterminé pour les causes justes, et celles de la démocratie et de l’amazighité en font largement partie. Kamal Amzal a été de ceux qui ont ouvert cette voie ; il a inauguré, du même coup, le martyrologe de la citoyenneté.
Et c’est presque sans grande surprise que, moins d’une génération plus tard (en 2001), dans des circonstances politiquement brouillées, d’autres jeunes Kabyles- plus d’une centaine-seront sacrifiés dans un printemps nommé par les survivants Printemps noir. Bien que les circonstances des deux drames soient différentes, l’âme et l’élan de désir de liberté et de démocratie qui ont animé les jeunes rebelles sont les mêmes. Ils ont inauguré le troisième millénaire avec la fougue et la puissance de l’engagement de Kamal Amzal.
Souvenirs avec l’enfant de Tiferdoud
C’était au temps des premiers boutons de la fièvre berbère pour des lycéens qu’on a obligés à aller ovationner, en 1977, le président Boumediene lors de l’inauguration solennelle de l’université Oued Aïssi de Tizi Ouzou. Nous fîmes le déplacement avec les travailleurs de l’entreprise communale, Cotrah, et l’ensemble des collégiens de la daïra de Aïn El Hammam qui comprenait à l’époque Iferhounène, Tassaft (Yatafène) et Ouacifs. C’était au lycée Ben Boulaïd de l’ex-Michelet- inauguré par le même Boumediene- que nous effectuâmes la classe de 4e année moyenne faute de places au CEM Amar Ath Chikh où nous avions passé quand même les trois premières années de collège. Le déplacement sur Oued Aïssi que la kasma et la mandoubia du FLN, parti unique, voulaient transformer en fête et en plébiscite- avec, en prime, casse-croûte et journée chômée-, se mua en un réquisitoire en règle contre le pouvoir et la dictature.
Chants, cris, huées, ‘’Imazighen !’’…tous les mots d’ordre libérant le souffle et l’énergie de la jeunesse kabyle passèrent pour …accueillir un président qui a pris la poudre d’escampette dès sa descente de voiture pour se fondre parmi les officiels qui l’attendaient depuis la matinée dans la cour de l’université.
Amzal Kamal, que j’ai connu depuis 1974 lors de notre passage en sixième au CEM Amar Ath Chikh de Aïn El Hammam, était de ceux qui, très tôt, ont pris conscience de l’importance de la culture et de la répression qui s’abattait sur la langue et les symboles de la culture kabyle. Nous en discutions à longueur d’année ; nous narguions nos professeurs égyptiens qui ne comprenaient rien à nos revendications, comme ils ne comprenaient rien non plus à ce qui leur arrivait sur ces hauteurs situées à plus de 1000 m d’altitude lorsqu’ils titubaient et faisaient des chutes rocambolesques sur de la neige épaisse de 80 cm suscitant réactions hilarantes et moqueries de la part des collégiens.
Nous recevions les échos de nos aînés, lycéens et universitaires, qui étaient en contact avec l’Académie berbère de Paris et son président Bessaoud Mohand Arab. Nous baragouinions les quelques néologismes qui nous parvenaient comme Idles, Awezghi, Teyri…et nous nous moquions de ceux qui en ignoraient le sens.
Nous l’appelions Madjid, un surnom qu’il avait intériorisé et qu’il aimait bien. Né en 1962 à Tiferdoud, un village de la commune d’Abi Youcef juste au-dessus de Taourirt-Amrane, mon village. C’est sur cette butte haute de 1200 m d’altitude que Madjid fit son cycle primaire. Je fais sa connaissance en septembre 1974 lors de la rentrée scolaire au CEM Amar Ath Chikh.
Sur le chemin de Sidi Ali Uyahia
L’image qui me revient de ce temps lointain, temps de l’innocence, de l’insouciance et des découvertes, est celle de Madjid, garçon jovial, au sourire éternel et à la taille légèrement inférieure à la moyenne. Nous avions un tronçon de route à faire en commun quotidiennement pour nous rendre au collège. Les élèves de Tiferdoud et ceux de Taourirt –Amrane se rencontraient chaque matin au col de Sidi Ali Uyahia, appelé aussi Tizi n’Bouchaïb, un lieu désertique, faisant partie de la RN 15, à l’époque craint pour ses rafales de vent et ses épaisseurs de neige qui pouvaient facilement étouffer les jeunes enfants que nous étions ou leur faire égarer le chemin. Les sommets d’Ighil n’Sebt n’avaient pas encore l’image ‘’urbaine’’ d’aujourd’hui : lycée, hôtel, brigade de gendarmerie, bâtiments, villas,…C’était des maquis qui portaient encore les traces des incendies de la guerre de Libération nationale. Après l’indépendance, nos grands-mères allaient ramasser des fagots de bois calcinés sur ces hauteurs.
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