Foire d’empoigne autour de la Méditerranée
mardi 4 novembre 2008 - 05h:59
Georges Corm - Le Monde Diplomatique
Comment la rive nord se moque des vrais problèmes de la rive sud.
[IMG]http://www.i******************/IMG/jpg/A4-214.jpg[/IMG] Georges Corm
« Union méditerranéenne », « Union pour la Méditerranée », finalement « processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée », les dénominations successives du projet lancé par le président Nicolas Sarkozy reflètent à la fois son flou et les oppositions qu’il a rencontrées chez nombre de partenaires européens de la France.
Suggérée durant la campagne présidentielle française de l’an dernier, l’idée n’avait, selon tous les observateurs, qu’un seul objectif : trouver un cadre qui permette d’intégrer la Turquie au moment même où Paris s’opposait à son adhésion à l’Union européenne.
Depuis, le projet a pris plus de consistance, mais au prix de nombreux amendements, imposés notamment par l’Allemagne, à qui il est demandé d’être le bailleur de fonds principal du projet. Par ailleurs, sur le plan politique, la question est posée de savoir comment concilier l’alignement français de plus en plus marqué sur Israël et la volonté d’intégrer les pays arabes, qui refusent de normaliser leurs relations avec l’Etat juif tant que celui-ci ne se retirera pas des territoires arabes occupés en 1967. Les réticences algériennes ou libyennes ont confirmé les obstacles à surmonter.
Des nombreux séminaires et colloques tenus en France et au Maghreb depuis quelques mois, on peut déduire que les problèmes de l’environnement - notamment ceux concernant l’eau et l’énergie - feront l’objet de nouveaux programmes. De même, des questions plus traditionnelles, comme celles des marchés financiers, de la libéralisation et de l’ouverture économique, occuperont une place centrale sous couvert de stimuler l’investissement et donc la croissance.
Ce qui sera sans doute oublié, une fois de plus, c’est l’économie réelle des Etats du sud de la Méditerranée, et ce malgré un juste diagnostic de ses blocages. Une étude récente réalisée pour l’Agence française de développement formule à leur sujet un diagnostic réaliste et courageux : « Au sortir des ajustements macroéconomiques menés avec l’appui des institutions financières internationales, leurs régimes de croissance ne se sont pas redressés en raison de blocages internes profondément enracinés. Les diverses rentes stratégiques dont ils ont “bénéficié” ont largement contribué à durcir ces blocages. Plus largement et sur une longue période, ces pays n’ont pas réussi à amorcer la convergence de leurs revenus par tête avec ceux des pays de la rive nord de la Méditerranée. Le rythme de l’activité y reste largement dépendant des ressources externes, la croissance ne relève pas d’un processus autoentretenu (1). »
La Méditerranée représente un espace d’imaginaires exubérants depuis la plus haute Antiquité. Elle constitue aussi un enjeu économique et stratégique majeur pour les Etats riverains, comme pour les voisins et pour toute puissance à vocation impériale. Du début du XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe, la France et le Royaume-Uni en dominèrent complètement la rive sud. A partir des années 1950, la décolonisation attira d’autres acteurs, en particulier l’URSS et les Etats-Unis. La Méditerranée devint alors un important espace d’affrontement pour les deux protagonistes de la guerre froide. Le conflit israélo-arabe puis la guerre entre l’Irak et l’Iran eurent également des répercussions importantes. Les anciennes puissances coloniales, et plus largement l’Europe, se trouvèrent politiquement marginalisées, même si les échanges économiques, culturels et humains conservèrent une importance majeure.
L’Europe occidentale se mobilisa essentiellement pour la réalisation du Marché commun et son extension aux pays méditerranéens européens (Grèce, Espagne, Portugal, puis Chypre et Malte), et aux pays du nord de l’Europe (Finlande, Suède), à l’Autriche et aux pays d’Europe centrale libérés de la tutelle soviétique (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, pays baltes et, plus récemment, Bulgarie et Roumanie). La Communauté économique européenne (CEE) se transforma en marché unique, puis en Union européenne, dotée d’une monnaie unique.
Au cours des trente dernières années, les pays membres de l’Union, en particulier la France, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni, délaissèrent leur influence politique traditionnelle en Méditerranée. Impulsée par le général de Gaulle, qui refusait l’occupation israélienne des territoires arabes, la politique arabe de la France fut progressivement grignotée et marginalisée. L’enceinte de dialogue euro-arabe créée après l’augmentation des prix du pétrole en 1973-1974 ne donna guère de résultats concrets, à part quelques réunions d’experts, notamment sur la question des transferts de technologie. Cette évolution déçut les espoirs des gouvernements arabes de voir l’Europe s’impliquer plus fortement dans la résolution du conflit israélo-arabe (2).
Il est vrai que, dès le début des années 1980, les regards européens se tournent vers le conflit militaire entre l’Irak, supposé moderniste et laïque, et l’Iran de la révolution islamique « subversive ». La fin de cette guerre entraîne un répit de courte durée. L’invasion du Koweït par l’armée irakienne, en août 1990, et la disparition du régime soviétique, en décembre 1991, permettent aux Etats-Unis de s’installer définitivement comme le gérant exclusif des situations conflictuelles de la Méditerranée et de son environnement proche-oriental.
L’Union européenne et ses Etats membres méditerranéens acceptent - ou se résignent à - un rôle secondaire d’appui à la politique américaine. Loin de tenter de redresser la balance inégale entre Arabes et Israéliens, ils se replient sur le domaine de la coopération économique, du contrôle des migrations, de la libéralisation des échanges entre les deux rives de la Méditerranée, et du dialogue interculturel. Ce sera l’objet du processus de Barcelone impulsé en 1995 (3), pendant du processus de paix israélo-arabe de Madrid (1991), lancé sous l’égide des Etats-Unis à l’issue de l’expédition militaire occidentale (et accessoirement arabe) pour libérer le Koweït. Dès Madrid s’affirme l’ambition de régler non seulement le conflit sur les territoires occupés par Israël, mais aussi de mettre en place une vaste zone de libre-échange méditerranéenne allant de la Turquie au Maroc et incluant Israël. Washington organise ainsi successivement des sommets économiques d’hommes d’affaires et de dirigeants politiques du monde entier, à Casablanca, en 1994, puis à Amman, au Caire et au Qatar.
Un projet de banque méditerranéenne, un temps évoqué, restera sans suite. Et les accords israélo-palestiniens d’Oslo déboucheront sur plus de misère et de souffrances pour la population palestinienne.
Alors que le processus de Madrid se solde par un échec complet, celui de Barcelone entraîne des conséquences plus durables (4), notamment la nette augmentation des engagements d’aide de la Commission européenne et de la Banque européenne d’investissement (BEI) aux pays tiers méditerranéens (5). Une partie importante de ces flux sert à poursuivre et à approfondir la politique d’ajustement structurel et de modernisation institutionnelle - économique, commerciale et financière - lancée au début des années 1980, sous la conduite de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI).
L’objectif est clair : faire progressivement converger les deux rives de la Méditerranée autour d’institutions homogènes qui établissent l’économie de marché, le libre-échange (sauf pour les produits agricoles de la rive sud) et la libre circulation des capitaux (mais non celle des êtres humains), la gestion rigoureuse des finances publiques, l’indépendance de la banque centrale et l’orthodoxie dans la gestion monétaire. Dans l’optique quelque peu naïve des dirigeants européens, imprégnés des doctrines néolibérales anglo-américaines, cette convergence institutionnelle doit entraîner celle des niveaux de vie si contrastés d’une rive à l’autre.
Les accords d’association comportent également un volet politique relatif aux droits de la personne et à l’Etat de droit, certaines dispositions donnant un pouvoir à l’Union dans ces domaines (6). En dehors du cas de la Turquie, où les pressions de Bruxelles ont accéléré des réformes démocratiques, ce volet n’a guère porté de fruits dans les autres pays. Leurs gouvernements demeurent tous autoritaires ou semi-autoritaires, prenant prétexte de la peur de débordements islamistes pour brider les libertés.
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mardi 4 novembre 2008 - 05h:59
Georges Corm - Le Monde Diplomatique
Comment la rive nord se moque des vrais problèmes de la rive sud.
[IMG]http://www.i******************/IMG/jpg/A4-214.jpg[/IMG] Georges Corm
« Union méditerranéenne », « Union pour la Méditerranée », finalement « processus de Barcelone : Union pour la Méditerranée », les dénominations successives du projet lancé par le président Nicolas Sarkozy reflètent à la fois son flou et les oppositions qu’il a rencontrées chez nombre de partenaires européens de la France.
Suggérée durant la campagne présidentielle française de l’an dernier, l’idée n’avait, selon tous les observateurs, qu’un seul objectif : trouver un cadre qui permette d’intégrer la Turquie au moment même où Paris s’opposait à son adhésion à l’Union européenne.
Depuis, le projet a pris plus de consistance, mais au prix de nombreux amendements, imposés notamment par l’Allemagne, à qui il est demandé d’être le bailleur de fonds principal du projet. Par ailleurs, sur le plan politique, la question est posée de savoir comment concilier l’alignement français de plus en plus marqué sur Israël et la volonté d’intégrer les pays arabes, qui refusent de normaliser leurs relations avec l’Etat juif tant que celui-ci ne se retirera pas des territoires arabes occupés en 1967. Les réticences algériennes ou libyennes ont confirmé les obstacles à surmonter.
Des nombreux séminaires et colloques tenus en France et au Maghreb depuis quelques mois, on peut déduire que les problèmes de l’environnement - notamment ceux concernant l’eau et l’énergie - feront l’objet de nouveaux programmes. De même, des questions plus traditionnelles, comme celles des marchés financiers, de la libéralisation et de l’ouverture économique, occuperont une place centrale sous couvert de stimuler l’investissement et donc la croissance.
Ce qui sera sans doute oublié, une fois de plus, c’est l’économie réelle des Etats du sud de la Méditerranée, et ce malgré un juste diagnostic de ses blocages. Une étude récente réalisée pour l’Agence française de développement formule à leur sujet un diagnostic réaliste et courageux : « Au sortir des ajustements macroéconomiques menés avec l’appui des institutions financières internationales, leurs régimes de croissance ne se sont pas redressés en raison de blocages internes profondément enracinés. Les diverses rentes stratégiques dont ils ont “bénéficié” ont largement contribué à durcir ces blocages. Plus largement et sur une longue période, ces pays n’ont pas réussi à amorcer la convergence de leurs revenus par tête avec ceux des pays de la rive nord de la Méditerranée. Le rythme de l’activité y reste largement dépendant des ressources externes, la croissance ne relève pas d’un processus autoentretenu (1). »
La Méditerranée représente un espace d’imaginaires exubérants depuis la plus haute Antiquité. Elle constitue aussi un enjeu économique et stratégique majeur pour les Etats riverains, comme pour les voisins et pour toute puissance à vocation impériale. Du début du XIXe siècle jusqu’à la moitié du XXe, la France et le Royaume-Uni en dominèrent complètement la rive sud. A partir des années 1950, la décolonisation attira d’autres acteurs, en particulier l’URSS et les Etats-Unis. La Méditerranée devint alors un important espace d’affrontement pour les deux protagonistes de la guerre froide. Le conflit israélo-arabe puis la guerre entre l’Irak et l’Iran eurent également des répercussions importantes. Les anciennes puissances coloniales, et plus largement l’Europe, se trouvèrent politiquement marginalisées, même si les échanges économiques, culturels et humains conservèrent une importance majeure.
L’Europe occidentale se mobilisa essentiellement pour la réalisation du Marché commun et son extension aux pays méditerranéens européens (Grèce, Espagne, Portugal, puis Chypre et Malte), et aux pays du nord de l’Europe (Finlande, Suède), à l’Autriche et aux pays d’Europe centrale libérés de la tutelle soviétique (Pologne, Hongrie, République tchèque, Slovaquie, Slovénie, pays baltes et, plus récemment, Bulgarie et Roumanie). La Communauté économique européenne (CEE) se transforma en marché unique, puis en Union européenne, dotée d’une monnaie unique.
Au cours des trente dernières années, les pays membres de l’Union, en particulier la France, l’Italie, l’Espagne et le Royaume-Uni, délaissèrent leur influence politique traditionnelle en Méditerranée. Impulsée par le général de Gaulle, qui refusait l’occupation israélienne des territoires arabes, la politique arabe de la France fut progressivement grignotée et marginalisée. L’enceinte de dialogue euro-arabe créée après l’augmentation des prix du pétrole en 1973-1974 ne donna guère de résultats concrets, à part quelques réunions d’experts, notamment sur la question des transferts de technologie. Cette évolution déçut les espoirs des gouvernements arabes de voir l’Europe s’impliquer plus fortement dans la résolution du conflit israélo-arabe (2).
Il est vrai que, dès le début des années 1980, les regards européens se tournent vers le conflit militaire entre l’Irak, supposé moderniste et laïque, et l’Iran de la révolution islamique « subversive ». La fin de cette guerre entraîne un répit de courte durée. L’invasion du Koweït par l’armée irakienne, en août 1990, et la disparition du régime soviétique, en décembre 1991, permettent aux Etats-Unis de s’installer définitivement comme le gérant exclusif des situations conflictuelles de la Méditerranée et de son environnement proche-oriental.
L’Union européenne et ses Etats membres méditerranéens acceptent - ou se résignent à - un rôle secondaire d’appui à la politique américaine. Loin de tenter de redresser la balance inégale entre Arabes et Israéliens, ils se replient sur le domaine de la coopération économique, du contrôle des migrations, de la libéralisation des échanges entre les deux rives de la Méditerranée, et du dialogue interculturel. Ce sera l’objet du processus de Barcelone impulsé en 1995 (3), pendant du processus de paix israélo-arabe de Madrid (1991), lancé sous l’égide des Etats-Unis à l’issue de l’expédition militaire occidentale (et accessoirement arabe) pour libérer le Koweït. Dès Madrid s’affirme l’ambition de régler non seulement le conflit sur les territoires occupés par Israël, mais aussi de mettre en place une vaste zone de libre-échange méditerranéenne allant de la Turquie au Maroc et incluant Israël. Washington organise ainsi successivement des sommets économiques d’hommes d’affaires et de dirigeants politiques du monde entier, à Casablanca, en 1994, puis à Amman, au Caire et au Qatar.
Un projet de banque méditerranéenne, un temps évoqué, restera sans suite. Et les accords israélo-palestiniens d’Oslo déboucheront sur plus de misère et de souffrances pour la population palestinienne.
Alors que le processus de Madrid se solde par un échec complet, celui de Barcelone entraîne des conséquences plus durables (4), notamment la nette augmentation des engagements d’aide de la Commission européenne et de la Banque européenne d’investissement (BEI) aux pays tiers méditerranéens (5). Une partie importante de ces flux sert à poursuivre et à approfondir la politique d’ajustement structurel et de modernisation institutionnelle - économique, commerciale et financière - lancée au début des années 1980, sous la conduite de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (FMI).
L’objectif est clair : faire progressivement converger les deux rives de la Méditerranée autour d’institutions homogènes qui établissent l’économie de marché, le libre-échange (sauf pour les produits agricoles de la rive sud) et la libre circulation des capitaux (mais non celle des êtres humains), la gestion rigoureuse des finances publiques, l’indépendance de la banque centrale et l’orthodoxie dans la gestion monétaire. Dans l’optique quelque peu naïve des dirigeants européens, imprégnés des doctrines néolibérales anglo-américaines, cette convergence institutionnelle doit entraîner celle des niveaux de vie si contrastés d’une rive à l’autre.
Les accords d’association comportent également un volet politique relatif aux droits de la personne et à l’Etat de droit, certaines dispositions donnant un pouvoir à l’Union dans ces domaines (6). En dehors du cas de la Turquie, où les pressions de Bruxelles ont accéléré des réformes démocratiques, ce volet n’a guère porté de fruits dans les autres pays. Leurs gouvernements demeurent tous autoritaires ou semi-autoritaires, prenant prétexte de la peur de débordements islamistes pour brider les libertés.
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