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Internet, rumeurs et krachs boursiers

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  • Internet, rumeurs et krachs boursiers

    Le 29 novembre 2007 à 13 heures pile, une trentaine de professionnels de Wall Street reçoivent sur leur messagerie instantanée un texte anonyme : le groupe financier Blackstone, qui est en train d'acheter la société informatique ADS, aurait décidé de ne plus payer 81 dollars par action comme prévu, mais seulement 70. Affolée, la direction d'ADS se réunit en urgence.

    Pour les détenteurs d'actions ADS, c'est une mauvaise nouvelle. Les traders transmettent l'information par e-mails à leurs confrères et à divers sites Internet spécialisés - blogs, newsletters financières, webmagazines -, qui la publient et avertissent leurs abonnés. Elle est alors détectée par les moteurs de recherche et plusieurs sites d'information. En quelques minutes, les rédactions des grands médias sont au courant et appellent un peu partout.

    Aussitôt, des millions d'actions ADS sont mises en vente, leur cours chute brutalement. En une demi-heure, la capitalisation boursière de la société perd 1 milliard de dollars, et la Bourse de New York doit en suspendre la cotation. Dans l'après-midi, ADS publie un communiqué démentant formellement l'information. La cotation reprend, les traders rachètent, le cours remonte rapidement.

    Pour la plupart des actionnaires, cet incident n'a pas eu de conséquence. En revanche, les traders qui ont vendu les actions à 77 dollars et les ont rachetées le jour même à 63 dollars ont fait d'importants bénéfices. Cette tactique de spéculation à la baisse, dite de "short-selling", est très courante. Le trader emprunte des actions à un investisseur, les vend aussitôt, puis attend que le cours baisse, les rachète et les rend à leur propriétaire, après avoir empoché la différence. Parfois, le trader vend des actions qu'il n'a pas encore empruntées et tente de les trouver après avoir réalisé sa transaction, en jouant sur les délais légaux : c'est le "naked short-selling", la vente à nu.

    Bien sûr, si le cours de l'action monte, le trader perd de l'argent. Pour accroître leurs chances de gains, certains sont tentés de se servir d'Internet pour lancer une rumeur négative concernant la société visée. Or, si le short-selling est légal, la diffusion de fausses rumeurs est considérée comme une manipulation illicite du marché.

    Fin 2007, la crise financière couve déjà, de nombreuses sociétés voient leur cours chuter inexplicablement. Elles accusent les hedge funds pratiquant le short-selling à grande échelle de les tuer à petit feu, uniquement pour réaliser des gains à court terme.

    Soumise à une pression croissante, la SEC, agence fédérale de surveillance des marchés boursiers, décide de s'intéresser au problème. Pour faire un exemple, elle lance une investigation sur l'origine de la rumeur Blackstone-ADS. En avril 2008, après une longue enquête, elle annonce que l'auteur du message originel s'appelle Paul Berliner, un New-Yorkais de 32 ans qui travaillait à l'époque pour la maison de courtage Schottenfeld. M. Berliner avait vendu 10 000 actions ADS dix minutes après avoir envoyé son message, et avait commencé à les racheter un quart d'heure plus tard, gagnant 25 509 dollars. Il est frappé d'une interdiction professionnelle et doit payer une amende de 156 000 dollars.

    C'est la première fois qu'un professionnel est puni pour avoir lancé une rumeur sur Internet. Le président de la SEC, Christopher Cox, promet que ce ne sera pas la dernière : "Nous allons enquêter vigoureusement et inculper tous ceux qui manipulent les marchés en utilisant cette potion de sorcière faite de rumeurs destructrices et de spéculation."

    Pourtant, l'affaire Berliner n'a pas l'effet dissuasif escompté. Avec l'aggravation de la crise au printemps 2008, le short-selling devient la principale source de revenus de certains traders, et les rumeurs malveillantes se multiplient. En juillet, la SEC interdit temporairement le short-selling "à nu", et lance des enquêtes sur une cinquantaine de hedge funds. L'humeur générale est résumée par James Dimon, président de la banque JPMorgan Chase, qui déclare, dans une interview télévisée : "Si quelqu'un lance une rumeur, ou la colporte, il doit aller en prison. C'est pire qu'un délit d'initiés, c'est une destruction délibérée et malfaisante de valeur, et de la vie des gens." De son côté, M. Cox rappelle que sur Internet l'anonymat est souvent illusoire : "La technologie permettant de répandre des rumeurs instantanément dans le monde entier aide aussi les forces de l'ordre à retrouver la trace des coupables."

    A partir de septembre, les investisseurs angoissés sont prêts à croire n'importe quoi. Certaines rumeurs dévastatrices semblent avoir été créées par les logiciels-robots gérant les sites d'information. Le dimanche 7 septembre à l'aube, un internaute se connecte sur le site Internet du Sun-Sentinel, quotidien de Floride, pour chercher dans les archives un article datant de 2002, sur la mise en faillite de la compagnie aérienne United Airlines - depuis, United s'est complètement sortie d'affaire.

    Une fois l'article extrait des archives, le système de mise à jour automatique du site l'affiche sur la page d'accueil. Il est remarqué par quelques internautes, et se retrouve classé "Article le plus lu". Il est alors détecté par le robot de Google News, qui le signale à ses innombrables sites clients. Or, dans le processus, la date de parution a été perdue, et les lecteurs pensent qu'il s'agit d'un article récent. Le lundi matin, il est repéré par une société d'investissement, qui le publie sur sa newsletter et en envoie un résumé au service d'informations Bloomberg, lu par l'ensemble de la communauté financière.

    En quelques minutes, l'action United perd les trois quarts de sa valeur, la Bourse de New York doit interrompre sa cotation. United publie aussitôt un démenti, l'action remonte, mais, entre-temps, de nombreux traders ont su tirer parti de la situation.

    Le 18 septembre, suite à la faillite de Lehman Brothers, la SEC interdit provisoirement le short-selling sur les actions des institutions financières. Mais le problème a changé d'échelle. Des petits spéculateurs, parfois même des internautes ne possédant pas d'actions, lancent à leur tour des fausses rumeurs sur Internet. Une nouvelle forme de fraude est née : l'"outsider trading", le "délit de non-initié".

    Le 3 octobre au matin, le site i-Report publie une dépêche intitulée : "Steve Jobs (patron d'Apple) transporté aux urgences à la suite d'une grave crise cardiaque." L'auteur, qui signe "Johntw", affirme tenir l'information d'un employé d'Apple. i-Report est un site participatif, dit de "journalisme citoyen", qui se vante d'être "non édité et non filtré". Il suffit de s'inscrire comme "i-reporter" pour publier des vidéos, des photos ou des textes sur n'importe quel sujet. Comme "Johntw", la majorité de ses 13 000 contributeurs s'inscrivent sous un pseudonyme qui garantit leur anonymat. Or i-Report appartient au groupe CNN, dont le logo est présent sur le site, ce qui entretient la confusion dans l'esprit des internautes. Les vidéos les plus intéressantes et les plus spectaculaires sont sélectionnées par la rédaction de CNN, qui vérifie la validité de leur contenu, puis les diffuse sur son antenne.

    Steve Jobs, qui joue un rôle essentiel dans la vie de sa société, a été opéré d'un cancer du pancréas en 2004, et, lors de ses derniers discours en public, il a semblé très affaibli. Or Apple refuse systématiquement de communiquer sur la santé de son patron. Les lecteurs arrivant ce matin-là sur i-Report cliquent sur cet article en priorité. Puis ils le signalent aux sites agrégateurs comme Digg.com, qui le répercutent dans le monde entier. D'autres internautes le mentionnent sur le service de mini-messages instantanés Twitter, très utilisé par la communauté financière.

    Quinze minutes après son apparition sur i-Report, l'information est publiée par le webmagazine high-tech Silicon Alley Insider. Il précise que l'information n'est pas vérifiée, mais l'impact est immédiat : l'action Apple chute, puis remonte aussitôt, car les responsables de la société parviennent, en trois quarts d'heure, à faire circuler un démenti.

    John Polise, directeur assistant de la section répression de la SEC, ne cache pas son inquiétude devant la puissance inédite des sites comme i-Report : "Il y a seulement trois ans, un internaute anonyme ne pouvait pas publier une information, vraie ou fausse, en s'abritant derrière la marque CNN."

    Désormais, les spéculateurs, amateurs et professionnels, viennent se défouler sur Internet. Sur le site Dealbreakers.com, un forum intitulé "Aventures dans les rumeurs absurdement infondées et hautement suspectes" a vu le jour. Le 7 octobre, un contributeur anonyme affirme que la banque Mitsubishi UFJ, qui a annoncé son intention d'investir dans la banque Morgan Stanley, est sur le point de changer d'avis. Pendant des jours, le débat fait rage : "Morgan Stanley va tomber encore plus fort que Lehman Brothers ! Vendez les actions de cette ****** tout de suite !" L'action Morgan Stanley chute de 58 % en une semaine. Finalement, Mitsubishi entre dans Morgan Stanley, mais, compte tenu de la dépréciation de la banque, elle obtient des conditions plus favorables que celles prévues initialement.

    Le 24 octobre, la SEC annonce qu'elle a identifié "Johntw", l'auteur de la rumeur sur Steve Jobs : il s'agit d'un garçon de 18 ans, qui, apparemment, ne joue pas en Bourse. La veille, M. Polise avait déclaré que la SEC se réservait le droit de poursuivre des auteurs de fausses rumeurs, même si elle n'en tirait pas profit personnellement. Mais, entre-temps, la SEC a levé son interdiction sur toutes les formes de short-selling.

    Par le Monde
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