Un texte qui vaut le détour
1ère partie :
BALZAC, Honoré de (1799-1850) : Le Notaire (1840).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.IV.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : [email protected], [Olivier Bogros] [email protected]
http://www.bmlisieux.com/
Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 10 vol.
VOUS voyez un homme gros et court, bien portant, vêtu de noir, sûr de lui, presque toujours empesé, doctoral, important surtout ! Son masque bouffi d’une niaiserie papelarde qui d’abord jouée, a fini par rentrer sous l’épiderme, offre l’immobilité du diplomate, mais sans la finesse, et vous allez savoir pourquoi. Vous admirez surtout un certain crâne couleur beurre frais qui accuse de longs travaux, de l’ennui, des débats intérieurs, les orages de la jeunesse et l’absence de toute passion. Vous dites : Ce monsieur ressemble extraordinairement à un notaire. Le notaire long et sec est une exception. Physiologiquement parlant, le notariat est absolument contraire à certains tempéraments. Ce n’est pas sans raison que Sterne, ce grand et fin observateur a dit : le petit notaire ! Un caractère irritable et nerveux, qui peut encore être celui de l’avoué, serait funeste à un notaire : il faut trop de patience, tout homme n’est pas apte à se rendre insignifiant, à subir les interminables confidences des clients, qui tous s’imaginent que leur affaire est la seule affaire ; ceux de l’avoué sont des gens passionnés, ils tentent une lutte, ils se préparent à une défense. L’avoué, c’est le parrain judiciaire ; mais le notaire est le souffre-douleur des mille combinaisons de l’intérêt, étalé sous toutes les formes sociales. Oh ! ce que souffrent les notaires ne peut s’expliquer que par ce que souffrent les femmes et le papier blanc, les deux choses les moins réfractaires en apparence : le notaire résiste énormément, mais il y perd ses angles. En étudiant cette figure effacée, vous entendez des phrases mécaniques de toute longueur, et disons-le, plusieurs lieux communs ! L’Artiste recule épouvanté. Chacun se dit affirmativement : Ce monsieur est notaire. Il est perdu, celui qui donne lieu à ces étranges soupçons, car le notaire a créé l’air notaire, expression devenue proverbiale. Eh bien ! cet homme est une victime. Cet homme épais et lourd fut espiègle et léger, il a pu avoir beaucoup d’esprit, il a peut-être aimé. Arcane incompris, vrai martyr mais volontairement martyr ! être mystérieux, aussi digne de pitié quand tu aimes ton état que quand tu le hais, je t’expliquerai, je te le dois ! Bon homme et malicieux, tu es un Sphinx et un Oedipe tout à la fois, tu as la phraséologie obscure de l’un et la pénétration de l’autre. Tu es incompréhensible pour beaucoup, mais tu n’es pas indéfinissable. Te définir, ce sera peut-être trahir bien des secrets que, selon Bridoison, l’on ne se dit qu’à soi-même.
Le notaire offre l’étrange phénomène des trois incarnations de l’insecte ; mais au rebours : il a commencé par être brillant papillon, il finit par être une larve enveloppée de son suaire et qui, par malheur, a de la mémoire. Cette horrible transformation d’un clerc joyeux, gabeur, rusé, fin, spirituel, goguenard, en notaire, la Société l’accomplit lentement ; mais, bon gré, mal gré, elle fait le notaire ce qu’il est. Oui, le type effacé de leur physionomie est celui de la masse : les notaires ne représentent-ils pas votre terme moyen, honorables médiocrités que 1850 a intronisées ? Ce qu’ils entendent, ce qu’ils voient, ce qu’ils sont forcés de penser, d’accepter, outre leurs honoraires ; les comédies, les tragédies qui se jouent pour eux seuls devraient les rendre spirituels, moqueurs, défiants ; mais à eux seuls il est interdit de rire, de se moquer, et d’être spirituels : l’esprit chez un notaire effaroucherait le client. Muet quand il parle, effrayant quand il ne dit rien, le notaire est contraint d’enfermer ses pensées et son esprit, comme on cache une maladie secrète. Un notaire ostensiblement fin, perspicace, capricieux, un notaire qui ne serait pas rangé comme une vieille fille, épilogueur comme un vieux sous-chef, perdrait sa clientèle. Le client domine sa vie. Le notaire est constamment couvert d’un masque, il le quitte à peine au sein de ses joies domestiques ; il est toujours obligé de jouer un rôle, d’être grave avec ses clients, grave avec ses clercs, et il a bien des raisons d’être grave avec sa femme ! il doit ignorer ce qu’il a bien compris et comprendre ce qu’on ne veut pas lui trop expliquer. Il accouche les coeurs ! Quand il en a fait sortir des monstres que le grand Geoffroy Saint-Hilaire ne saurait mettre en bocal, il est forcé de se récrier : - Non, monsieur, vous ne ferez pas cet acte, il est indigne de vous. Vous vous abusez sur l’étendue de vos droits (phrase honnête au fond de laquelle il y a : vous êtes un fripon). Vous ignorez le vrai sens de la loi, ce qui peut arriver au plus honnête homme du monde ; mais, monsieur, etc…. Ou bien : - Non madame, si j’approuve le sentiment naturel, et jusqu’à un certain point honorable qui vous anime, je ne vous permettrai pas de prendre ce parti. Paraissez toujours honnête femme, même après votre mort. Quand la nomenclature des vertus et des impossibilités est épuisée, quand le client ou la cliente sont ébranlés, le notaire ajoute : - Non, vous ne le ferez pas, et moi, d’ailleurs, je vous refuserais mon ministère ! Ce qui est la plus grande parole que puisse lâcher un officier ministériel.
Les notaires sont effectivement des officiers : peut-être leur vie est-elle un long combat ? Obligés de dissimuler sous cette gravité de costume leurs idées drolatiques, et ils en ont ! leur scepticisme, et ils doutent de tout ! leur bonté, les clients en abuseraient ! forcés d’être tristes avec des héritiers qui souvent crèveraient de rire s’ils étaient seuls, de raisonner des veuves qui deviennent folles de joie, de parler mort et enfants à de rieuses jeunes filles, de consoler les fils par des totaux d’inventaire, de répéter les mêmes paroles et les mêmes raisonnements à des gens de tout âge et de tout étage, de tout voir sans regarder, de regarder sans voir, de se mettre fictivement en colère, de rire sans raison, de raisonner sans rire, de faire de la morale comme les cuisiniers font de la sauce, les notaires sont hébétés, par la même raison qu’un artilleur est sourd. Il y a plus de sots que de gens d’esprit, autrement le sot serait l’être rare, et le notaire obligé de se mettre au niveau de son client, se trouve constamment à dix degrés au-dessous de zéro : chacun connaît la force de l’habitude, ce rôle devient une seconde nature. Les notaires se matérialisent donc l’esprit, hélas ! sans se spiritualiser, le corps. Sans autre caractère que leur caractère public, ils deviennent ennuyeux à force d’être ennuyés. Perdus par l’usage des lieux communs dans leur cabinet, ils les importent dans le monde. Ils ne s’intéressent à rien à force de s’intéresser à tout, ils arrivent à la plus parfaite indifférence en trouvant l’ingratitude au bout de tous les services rendus, et deviennent enfin cette création pleine de contradictions cachées sous une couche de graisse et de bien-être, ce petit homme arrondi, doux et raisonneur, phraseur et parfois concis, sceptique et crédule, pessimiste et optimiste, très-bon et sans coeur, pervers ou perverti, mais nécessairement hypocrite, qui tient du prêtre, du magistrat, du bureaucrate, de l’avocat, et dont l’analyse exacte défierait La Bruyère s’il vivait encore. Eh bien ! cet homme a ses grandeurs, mais ce qui rend le notaire grand est précisément ce qui le fait si petit : témoin de tant de perversités, non pas spectateur, mais directeur du théâtre de l’intérêt, il doit demeurer probe ; il voit creuser le lac asphaltite où s’engloutiront les fortunes, sans pouvoir y pêcher ; il minute l’acte aux commandites, et doit se tenir sur le seuil de la Gérance comme un marchand de piéges qui ne s’intéresse ni à la proie ni au chasseur. Mais aussi quelles incarnations différentes, quel travail ! Jamais essieu ne fut mieux battu, ni plus essayé. Admirez ses transitions, et voyez si la Nature qui met tant de temps et de soins à faire quelque magnifique coquille, n’est pas surpassée ici par la Civilisation dans ce produit crustacé, nommé le notaire ?
1ère partie :
BALZAC, Honoré de (1799-1850) : Le Notaire (1840).
Saisie du texte : S. Pestel pour la collection électronique de la Médiathèque André Malraux de Lisieux (14.IV.2006)
Relecture : A. Guézou.
Adresse : Médiathèque André Malraux, B.P. 27216, 14107 Lisieux cedex
-Tél. : 02.31.48.41.00.- Fax : 02.31.48.41.01
Courriel : [email protected], [Olivier Bogros] [email protected]
http://www.bmlisieux.com/
Diffusion libre et gratuite (freeware)
Orthographe et graphie conservées.
Texte établi sur un exemplaire (BM Lisieux : 4866 ) du tome 2 des Francais peints par eux-mêmes : encyclopédie morale du XIXe siècle publiée par L. Curmer de 1840 à 1842 en 422 livraisons et 10 vol.
Le Notaire
par
Honoré de Balzac
~ * ~
par
Honoré de Balzac
~ * ~
VOUS voyez un homme gros et court, bien portant, vêtu de noir, sûr de lui, presque toujours empesé, doctoral, important surtout ! Son masque bouffi d’une niaiserie papelarde qui d’abord jouée, a fini par rentrer sous l’épiderme, offre l’immobilité du diplomate, mais sans la finesse, et vous allez savoir pourquoi. Vous admirez surtout un certain crâne couleur beurre frais qui accuse de longs travaux, de l’ennui, des débats intérieurs, les orages de la jeunesse et l’absence de toute passion. Vous dites : Ce monsieur ressemble extraordinairement à un notaire. Le notaire long et sec est une exception. Physiologiquement parlant, le notariat est absolument contraire à certains tempéraments. Ce n’est pas sans raison que Sterne, ce grand et fin observateur a dit : le petit notaire ! Un caractère irritable et nerveux, qui peut encore être celui de l’avoué, serait funeste à un notaire : il faut trop de patience, tout homme n’est pas apte à se rendre insignifiant, à subir les interminables confidences des clients, qui tous s’imaginent que leur affaire est la seule affaire ; ceux de l’avoué sont des gens passionnés, ils tentent une lutte, ils se préparent à une défense. L’avoué, c’est le parrain judiciaire ; mais le notaire est le souffre-douleur des mille combinaisons de l’intérêt, étalé sous toutes les formes sociales. Oh ! ce que souffrent les notaires ne peut s’expliquer que par ce que souffrent les femmes et le papier blanc, les deux choses les moins réfractaires en apparence : le notaire résiste énormément, mais il y perd ses angles. En étudiant cette figure effacée, vous entendez des phrases mécaniques de toute longueur, et disons-le, plusieurs lieux communs ! L’Artiste recule épouvanté. Chacun se dit affirmativement : Ce monsieur est notaire. Il est perdu, celui qui donne lieu à ces étranges soupçons, car le notaire a créé l’air notaire, expression devenue proverbiale. Eh bien ! cet homme est une victime. Cet homme épais et lourd fut espiègle et léger, il a pu avoir beaucoup d’esprit, il a peut-être aimé. Arcane incompris, vrai martyr mais volontairement martyr ! être mystérieux, aussi digne de pitié quand tu aimes ton état que quand tu le hais, je t’expliquerai, je te le dois ! Bon homme et malicieux, tu es un Sphinx et un Oedipe tout à la fois, tu as la phraséologie obscure de l’un et la pénétration de l’autre. Tu es incompréhensible pour beaucoup, mais tu n’es pas indéfinissable. Te définir, ce sera peut-être trahir bien des secrets que, selon Bridoison, l’on ne se dit qu’à soi-même.
Le notaire offre l’étrange phénomène des trois incarnations de l’insecte ; mais au rebours : il a commencé par être brillant papillon, il finit par être une larve enveloppée de son suaire et qui, par malheur, a de la mémoire. Cette horrible transformation d’un clerc joyeux, gabeur, rusé, fin, spirituel, goguenard, en notaire, la Société l’accomplit lentement ; mais, bon gré, mal gré, elle fait le notaire ce qu’il est. Oui, le type effacé de leur physionomie est celui de la masse : les notaires ne représentent-ils pas votre terme moyen, honorables médiocrités que 1850 a intronisées ? Ce qu’ils entendent, ce qu’ils voient, ce qu’ils sont forcés de penser, d’accepter, outre leurs honoraires ; les comédies, les tragédies qui se jouent pour eux seuls devraient les rendre spirituels, moqueurs, défiants ; mais à eux seuls il est interdit de rire, de se moquer, et d’être spirituels : l’esprit chez un notaire effaroucherait le client. Muet quand il parle, effrayant quand il ne dit rien, le notaire est contraint d’enfermer ses pensées et son esprit, comme on cache une maladie secrète. Un notaire ostensiblement fin, perspicace, capricieux, un notaire qui ne serait pas rangé comme une vieille fille, épilogueur comme un vieux sous-chef, perdrait sa clientèle. Le client domine sa vie. Le notaire est constamment couvert d’un masque, il le quitte à peine au sein de ses joies domestiques ; il est toujours obligé de jouer un rôle, d’être grave avec ses clients, grave avec ses clercs, et il a bien des raisons d’être grave avec sa femme ! il doit ignorer ce qu’il a bien compris et comprendre ce qu’on ne veut pas lui trop expliquer. Il accouche les coeurs ! Quand il en a fait sortir des monstres que le grand Geoffroy Saint-Hilaire ne saurait mettre en bocal, il est forcé de se récrier : - Non, monsieur, vous ne ferez pas cet acte, il est indigne de vous. Vous vous abusez sur l’étendue de vos droits (phrase honnête au fond de laquelle il y a : vous êtes un fripon). Vous ignorez le vrai sens de la loi, ce qui peut arriver au plus honnête homme du monde ; mais, monsieur, etc…. Ou bien : - Non madame, si j’approuve le sentiment naturel, et jusqu’à un certain point honorable qui vous anime, je ne vous permettrai pas de prendre ce parti. Paraissez toujours honnête femme, même après votre mort. Quand la nomenclature des vertus et des impossibilités est épuisée, quand le client ou la cliente sont ébranlés, le notaire ajoute : - Non, vous ne le ferez pas, et moi, d’ailleurs, je vous refuserais mon ministère ! Ce qui est la plus grande parole que puisse lâcher un officier ministériel.
Les notaires sont effectivement des officiers : peut-être leur vie est-elle un long combat ? Obligés de dissimuler sous cette gravité de costume leurs idées drolatiques, et ils en ont ! leur scepticisme, et ils doutent de tout ! leur bonté, les clients en abuseraient ! forcés d’être tristes avec des héritiers qui souvent crèveraient de rire s’ils étaient seuls, de raisonner des veuves qui deviennent folles de joie, de parler mort et enfants à de rieuses jeunes filles, de consoler les fils par des totaux d’inventaire, de répéter les mêmes paroles et les mêmes raisonnements à des gens de tout âge et de tout étage, de tout voir sans regarder, de regarder sans voir, de se mettre fictivement en colère, de rire sans raison, de raisonner sans rire, de faire de la morale comme les cuisiniers font de la sauce, les notaires sont hébétés, par la même raison qu’un artilleur est sourd. Il y a plus de sots que de gens d’esprit, autrement le sot serait l’être rare, et le notaire obligé de se mettre au niveau de son client, se trouve constamment à dix degrés au-dessous de zéro : chacun connaît la force de l’habitude, ce rôle devient une seconde nature. Les notaires se matérialisent donc l’esprit, hélas ! sans se spiritualiser, le corps. Sans autre caractère que leur caractère public, ils deviennent ennuyeux à force d’être ennuyés. Perdus par l’usage des lieux communs dans leur cabinet, ils les importent dans le monde. Ils ne s’intéressent à rien à force de s’intéresser à tout, ils arrivent à la plus parfaite indifférence en trouvant l’ingratitude au bout de tous les services rendus, et deviennent enfin cette création pleine de contradictions cachées sous une couche de graisse et de bien-être, ce petit homme arrondi, doux et raisonneur, phraseur et parfois concis, sceptique et crédule, pessimiste et optimiste, très-bon et sans coeur, pervers ou perverti, mais nécessairement hypocrite, qui tient du prêtre, du magistrat, du bureaucrate, de l’avocat, et dont l’analyse exacte défierait La Bruyère s’il vivait encore. Eh bien ! cet homme a ses grandeurs, mais ce qui rend le notaire grand est précisément ce qui le fait si petit : témoin de tant de perversités, non pas spectateur, mais directeur du théâtre de l’intérêt, il doit demeurer probe ; il voit creuser le lac asphaltite où s’engloutiront les fortunes, sans pouvoir y pêcher ; il minute l’acte aux commandites, et doit se tenir sur le seuil de la Gérance comme un marchand de piéges qui ne s’intéresse ni à la proie ni au chasseur. Mais aussi quelles incarnations différentes, quel travail ! Jamais essieu ne fut mieux battu, ni plus essayé. Admirez ses transitions, et voyez si la Nature qui met tant de temps et de soins à faire quelque magnifique coquille, n’est pas surpassée ici par la Civilisation dans ce produit crustacé, nommé le notaire ?
Commentaire