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Eduardo MALLEA

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    Extrait de "La Ville au bord du fleuve immobile"
    Eduardo MALLEA

    Il venait de pleuvoir. Une humidité dense et trouble pesait sur ces miliers et milliers d'individus. Les rues du centre de la cité s'étaient retrouvées désertes...De temps à autre se dégageait de l'asphalte, dans un clapotis de boue détrempée, quelques-unes des centaines d'automobiles stationnées sur le terre-plein central des avenues transversales. Sous le poids du triste fardeau de l'eau qui s'était astucieusement réfugiée jusque dans les plus fines nervures des feuilles du haut, les arbres touffus semblaient tout dolents. Les vitres des cafés, les fenêtres des bureaux, les vitrines des boutiques, tous ces yeux de la pierre, à la surface de la ville, laissaient apercevoir une multitude de visages, tous identiques, tous assombris par cette lumière voilée. En hauteur, les faces claires des horloges ruisselaient et l'eau dégoulinait sur leurs colonnes noires. En réalité, il n'y avait rien qui n'eût été humanisé par la brève flagellation de la pluie, qui avait débuté à trois heures pour s'interrompre à quatre. A l'ouest apparaissait et disparaissait la promesse d'un léger halo radieux, alors que l'expression menaçante du temps refusait d'abandonner la ville : plus dure et tumultueuse à l'ouest, au dessus du fleuve, plus amène et beaucoup moins sombre tout le long des trois kilomètres de la partie occitendale, là où les rues rectilignes et monotones conduisaient la métropole vers l'horizon. Pensant ce temps-là, au dessus de la corniche, arrondie comme une proue, de l’un des édifices les plut hauts de la Diagonale, le journal lumineux continuait imperturbablement à défiler : "...l'exécution aura lieu mardi à huit heures...Stirlatti condamné...le Saint-Siège exhorte à nouveau les fidèles romains...les avancées sociales sérieusement menacées si la grève de poursuit dans les usines...projet de nouveaux accords...les dictatures appuient leurs idées par la violence...Roosevelt a affirmé sa foi dans la paix..."
    Du matin au soir, sous le soleil ou sous la pluie, les nouvelles défilaient.
    Nombreux étaient ceux qui en prenaient connaissance sans préoccupation aucune, mais, pour d'autres c’était le Mane, Thecel, Pharès du festin biblique. Non sans terreur, ils pressentaient la signification de cette admonestation. Les taciturnes, les angoissés, tout ce troupeau de bêtes sauvages et solitaires qui se déplacaient dans les profondeurs les plus secrètes de la cité. On avait au mal à distinguer leur visage à peine plus grave que celui des autres, à peine plus prompt à retomber aand le mutisme après un rire ou un geste plein de chaleur et d'amour. Mais comme ils étaient différents des autres, eux qui portaient en eux le cri, qui débordaient d'une peur ardente, d'une soif de cordialité, d'inquiétude et, parfois, d'une terreur stérile et pitoyable face à leur propre sort et à celui du monde !
    Ils erraient, parmi tant d'autres, et ils étaient une seule famille immense et grise.
    Et pourtant, n'étaient-ils pas le terreau spirituel ? N'étaient-ils pas ce fond de douleur, cet intense et tragique courant humain qui irrigue la terre entière ?
    Six heures sonnèrent. Un jeune couple entra joyeusement dans un cinéma. La jeune fille avait les yeux légèrement fardés et le jeune homme portait un costume sports des caoutchoucs et un ciré. Ils restèrent un bon moment dans le hall, les pieds dans la sciure, que l'on avait répandue à cause de l'averse toute récente, riant devant les grandes affiches qui représentaient avec des couleurs criardes des amours idylliques, des scènes de violence et de mort. Puis, ils pénétrèrent dans la salle.
    Ce soir là, au dessus de la ville, lorsque le ciel s'est complément dégagé, un étrange phénomène se produisit, comme si l'on respirait une certaine félicité universelle, comme si l'air de ce crépuscule de la mi-avril avait apporté avec lui des messages au sens caché... (avec la tombée au jour, une lueur sans pareil illuminait les masses laborieuses...)...comme si, dans cette ville où vivait tant d'hommes solitaires, tant d'esprits résignés, tant de malheureux n’ayant point vu leur propre fruit mûrir en eux, tant de vaincus pleins d'ardeur, tant de jeunes en proie à une douleur ineffable, s'était brutalement répandu la rumeur que seuls renaîtraient un jour ceux qui auraient connu l'agonie dans le désert, la mort dans les affres du doute, et qu'ils seraient purifiés sur les terres de l'espoir où ils connaitraient la joie.
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