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Cancer : les mots pour le dire

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  • Cancer : les mots pour le dire

    La crise financière fait des dégâts collatéraux surprenants. Quand on lit attentivement les pages économiques des journaux, on est frappé par la multiplication soudaine de métaphores angoissantes mélangeant "crise" et "cancer". Ces dernières années, la représentation du cancer comme menace mortelle apparaissait sur le recul ; bonne nouvelle pour les 280 000 nouveaux cas découverts en France chaque année. Là, le courant semble s'inverser.

    Quand je me suis trouvée concernée, il y a six ans, j'ai décidé de me taire. Nous ne savons pas parler du cancer. Fais comme si de rien n'était, m'avait conseillé une amie qui était passée par là, les gens ont trop peur. N'en parle ni à ton travail ni aux amis. On ne te regardera plus comme avant et on ne t'écoutera pas normalement. En te voyant, les autres penseront avant tout à ta maladie. On t'accablera d'une compassion dont tu n'auras que faire.

    Comme tout le monde, j'avais eu dans mon entourage des amis, collègues ou membres de ma famille atteints d'un cancer. Certains sont guéris, d'autres sont morts. Je repensais à mes propres réactions à l'époque. Je les trouvais, pour beaucoup, inappropriées. Je ne me voyais pas affronter, en plus de la maladie, la compassion et la peur des autres - la peur par affection pour moi, dans certains cas, et, presque toujours, la peur d'avoir un cancer eux-mêmes.

    Les opérations avaient lieu le jeudi. Je prétextais une fois une urgence familiale, l'autre fois une indigestion. Les lundis, j'étais de retour au bureau, déterminée à préserver autour de moi le niveau d'indifférence habituel pour mon état de santé. Pendant la radiothérapie, j'évitais le transport en ambulance - ce qui aurait été simple et gratuit. Je prenais le taxi, voire le bus. Au service de radiologie, je choisissais des rendez-vous compatibles avec mon travail. L'hôpital encourageait ce genre de demande. La routine est un calmant inestimable quand on doit faire face à des interrogations aussi intimes qu'incommodes.

    Le temps du traitement m'a paru long. Je détestais la contrainte quotidienne. Les quinze minutes dans ce sous-sol triste étaient le seul point incontournable dans le déroulement de ma journée. Du lundi au vendredi, à un moment précis et prédéterminé, j'allais être renvoyée à mon état. Le français est une langue effroyable à cet égard : on n'est pas "malade du cancer", comme en allemand, ce qui établit une certaine distance entre le moi et ce qui se passe dans mon corps, non, on est "cancéreux" - faisant un avec la maladie.

    Sortie du sous-sol et du face-à-face avec des cas bien plus graves que le mien - des femmes blêmes sans cheveux, des couples âgés, aussi nerveux que taciturnes devant la maladie de l'un qui menaçait de laisser l'autre seul, des jeunes auxquels j'aurais souhaité l'insouciance -, je retournais dans le monde où "le cancer" n'était pas une réalité palpable mais une menace à conjurer. Dans les conversations de déjeuner ou pendant les bavardages de couloir, je ne disais rien quand on parlait d'untel qui était mort, de tel autre qui allait probablement mourir ou de la peur d'un troisième qui était soulagé après une biopsie car il avait craint de mourir, toujours "du cancer" - un mot faussement compréhensible qui couvre une somme d'affections qui n'ont que très peu à voir les unes avec les autres tellement les causes et les développements sont différents. Les remarques que j'entendais - factuelles, ineptes ou tout simplement irréfléchies - me glaçaient le sang.

    La vérité est que je ne me sentais pas malade. Je n'ai jamais eu mal nulle part, un petit tiraillement de la cicatrice mise à part, et je n'étais même pas fatiguée, juste lasse. Je fais partie des nombreux cas qui n'existent que grâce aux progrès de la médecine. Une tumeur de quelques millimètres, invisible à la radio, détectée uniquement grâce aux ultrasons. Des cas qui entrent à peine dans les statistiques de survie et de guérison.

    Les années passant, il m'arrivait de mentionner que j'avais eu un cancer. Au début, les réactions étaient souvent alarmées et je regrettais d'avoir parlé. Je me considérais guérie ; visiblement, ce n'était pas le cas des autres. Le temps aidant, les réactions devenaient moins émotives. Apparemment, j'avais survécu. Ma conviction de départ, qui n'avait jamais été fondée sur un spleen personnel mais sur les dires des spécialistes, ne semblait plus un pari téméraire.

    Mes interlocuteurs ne voyaient plus en moi la morte en sursis. Ils commençaient à écouter la question à laquelle je n'ai pas encore trouvé de réponse : pourquoi les progrès incontestables de la médecine ont-ils tant de mal à pénétrer dans le subconscient de la société ?

    On guérit aujourd'hui un cancer sur deux. On détecte plus de cas, mais on en meurt moins. Pourtant, quand on les interroge, 92 % des Français citent le cancer parmi les trois maladies les plus graves, loin devant le sida (65 %) et les maladies cardio-vasculaires (30 %), pourtant la première cause de mortalité. Et les barrières mentales ne se rencontrent pas toujours là où on les attend. Récemment, un médecin-conseil m'a refusé son aval pour une assurance-invalidité en cas d'accident du travail ! C'était l'aboutissement d'une année de correspondance pour une assurance qui est une obligation légale en France. Vu le nombre de cancers détectés, je ne dois pas être la seule dans ce cas.

    La rhétorique guerrière autour du cancer me semble étrange. En quoi le lâcher de ballons devant la tour Eiffel constitue-t-il une "lutte" contre le cancer ? Qu'est-ce que l'on "combat" par le port d'un ruban rose ? Mais tant que des gens dont on peut supposer qu'ils ne manquent pas de capacité de réflexion confondent accident de travail et maladie mortelle, produits dérivés et métastases, il est évident que la bataille de l'information n'est pas gagnée.

    Par Jacqueline Hénard est journaliste allemande en poste à Paris., le Monde
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