Ahmed Rouadjia est docteur d’Etat en histoire et en sociologie politique, diplômé de l’université de Paris. Dans l’entretien qu’il nous a accordé, celui qui a eu des déboires avec le recteur de l’université de M’Sila, revient sur les notion de « Houma » et sur « l’effort » de l’Etat pour permettre un mieux-être aux habitants de la capitale...
L’Etat a procédé à la construction de grands ensembles ceinturant toute la capitale ; des familles se retrouvent ainsi déplacées sans ancrage. Cette tendance s’est accrue ces dernières années... Quelles en sont les répercussions ?
Pour répondre à votre question, il faudrait d’abord parler non seulement d’Alger la capitale, mais aussi des autres capitales régionales algériennes (Oran, Constantine, Annaba…) qui se trouvent, elles aussi, cernées de toutes parts par des grands ensembles d’immeubles fantomatiques, laids et lugubres, tels que de maisons démeublées. J’y reviendrai. Mais, s’agissant d’Alger qui devrait être la vitrine du pays, cette dernière est confrontée, depuis l’indépendance, à des problèmes quasi insolubles : une surcharge de population liée aussi bien à l’exode rural, à la démographie galopante qu’à la circulation automobile dont le nombre de véhicules ne cesse de croître, surtout suite à l’institution du système du crédit dit de « facilité ». Ces flots d’hommes et de machines joints à la concentration des administrations et des entreprises dans le périmètre de la capitale, a eu pour conséquence inévitable de rejeter l’excédent humain dans les marges d’Alger où poussent comme des champignons, souvent sur des terrains naguère arables, des immeubles drainant une population composite, car constituée à la fois d’éléments urbains déclassés que d’éléments d’origine rurale. Deux univers culturels aux antipodes, souvent pauvres, et qui y cohabitent tant bien que mal. La manière anarchique et désordonnée avec laquelle ces ensembles ont été construits ne permettent ni ancrage au sens de stabilité et de cohabitation « pacifique » entre le voisinage ni une vie sociale faite de convivialité et de chaleur humaine entre les gens de « la cité ».
Ailleurs, le mot banlieue a souvent une connotation péjorative, peut-on le reproduire chez nous avec cette même charge ?
La comparaison entre ce qui se passe ailleurs et chez nous n’est pas pertinente. Car les contextes sociaux et urbains diffèrent notablement d’un pays à l’autre. Chez nous, les problèmes se posent différemment. Nous ne sommes pas un pays d’immigration massive. Nous n’avons pas de délinquants d’origine étrangère qui seraient nos « boucs émissaires » et sur lesquels porteraient les efforts de « pacification » des pouvoirs publics. Nous n’avons que des pauvres nationaux avec leurs ratés économiques et culturels, des désœuvrés, des oisifs forcés et des petits « salariés » de l’économie informelle (vente de chiffons, de cigarettes à l’unité ou des galettes avariées déposées à même le trottoir…). Ce que nous reproduisons chez nous, ce sont des îlots de pauvreté et de misère qui contrastent de manière criante avec ces îlots de maisons et de palais somptueux que se font construire les nouveaux riches et les parvenus, dont l’ostentation et l’arrogance affichées ne font qu’aviver les frustrations et les violences manifestes ou refoulées des pauvres ou des « malchanceux » qui sont, selon la boutade populaire, ceux qui n’ont pas su ou pu « voler » les biens publics à temps. Ce qui devient péjoratif, chez nous, ce n’est pas la banlieue en soi ; être pauvre et se déplacer sans voiture en ville comme à la campagne constitue déjà une image mal connotée. Le chômeur ou l’oisif est déjà perçu comme un lépreux, un élément asocial, capable de tous les actes hors-la-loi (bandits, voleurs, trafiquants ou terroristes…) Pourtant, il y a des milliers de jeunes Algériens qui ne demanderaient pas mieux que de se faire employer, et pas forcément dans les bureaux administratifs, mais dans les champs agricoles, les usines, le bâtiment, etc. Ces milliers de jeunes, y compris les diplômés dont les désirs ou les rêves sont contrariés, ne manqueraient pas de grossir les effectifs de nos « banlieues » présentes et à venir…Telle est la leçon qu’on devrait retenir d’une telle évolution. En dépit de la générosité de l’Etat manifestée par des aides diverses aux plus démunis, les « banlieues dangereuses » sont à venir.
La « houma », vocable cher aux Algérois, tend à disparaître des discussions mais aussi de la réalité, comment expliquer cette situation ?
D’abord, il faut définir ce que l’on entend par « houma ». La houma se définit comme un quartier urbain qui combine deux traits caractéristiques : un espace collectif et privé. Comme espace collectif, il renvoie à la communauté des résidants, comme espace privé, il renvoie au logis de la famille. Ces temps heureux semblent malheureusement révolus. La houma algéroise n’est plus ce qu’elle était. Ceux qui lui donnaient son charme, sa chaleur et son âme sont morts ou sont trop vieux pour la ranimer. Les liens d’antan de la houma, sans disparaître complètement, se relâchent sous l’effet de la modernité ravageuse et sous l’effet aussi de la recomposition des populations qui y résident. Aux anciens habitants, morts ou vieillissants, se sont substitués de nouveaux éléments venus de la campagne. Ils viennent avec d’autres représentations du monde, d’autres habitudes et souvenirs. Ces nouveaux venus ne reproduisent pas le modèle ou le style de vie et de sociabilité ancien de la houma, mais ils le pervertissent ou le dénaturent. Ces mouvements successifs de substitution de population, de génération et de mode de vie n’ont pas seulement modifié la représentation sociale de la houma envisagée sous l’angle de la convivialité et de la famille élargie et solidaire mais ils ont modifié aussi et de manière radicale la conception et la pratique de l’occupation de l’espace habitable. Les appartements occupés par les nouveaux arrivants ne sont plus entretenus comme ils l’étaient par leur primo occupants, ils se délabrent sous l’effet conjugué de la surcharge de 6 à 12 personnes par logis et de la négligence des familles, dont beaucoup balancent par-dessus les balcons leurs ordures ménagères. Les enfants qui prennent exemple sur leurs parents font de même et intériorisent de ce fait leurs gestes et actes blâmables ou incivils… Ces pratiques de l’espace ont bouleversé considérablement la représentation sociale de la houma, par suite du délabrement du tissu urbain et de l’espace habitable.
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