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“Les Arabes réduisent trop souvent la démocratie aux élections”

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  • “Les Arabes réduisent trop souvent la démocratie aux élections”

    Antoine Sfeir, président du Centre d’Études et de réflexion sur le Proche-Orient, à Liberté

    Le directeur des Cahiers de l’Orient constate avec regret dans cet entretien, l’état de déliquescence de l’État-nation dans le monde arabe.

    Une déstructuration largement encouragée par la politique américaine dans la région. Antoine Sfeir met également en garde contre un enthousiasme immodéré à l’égard de Barack Obama, président américain fraîchement élu. Celui-ci, “n’est pas un homme de gauche et une fois installé à Washington, il appliquera une politique américaine”.

    Liberté : On a le sentiment aujourd’hui que la politique américaine du GMO, conquérante à la fin du premier mandat de George Bush, a été mise en veilleuse depuis. Est-ce le signe d’un échec ?
    Antoine Sfeir : Non, au contraire, c’est même je dirai une réussite extraordinaire, aux yeux des Américains. Pourquoi ? Tout d’abord sur le plan basique, ils n’ont eu que 5 000 soldats morts américains, en Irak. Les 840 000 morts irakiens, eux, ils s’en foutent, passez-moi l’expression. Ce sont des Irakiens après tout.

    Par ailleurs, ils ont créé un conflit libanais, un conflit irakien, ils ont gelé le conflit israélo-palestinien, ils ont créé des forces centrifuges y compris au Maghreb. Ils se sont réconciliés avec un pays qui ne les inquiète pas beaucoup, c’est la Libye, à cause du pétrole, mais il est périphérique. Ils ont détruit le postulat que dans la péninsule arabique, tout contact avec les pétro-monarchies devait passer par l’Arabie Saoudite, maintenant ils ont des contacts partout. Ils sont dans toute cette région physiquement présents en Jordanie, en Égypte, à Oman, au Bahreïn, au Qatar, au Koweït, en Arabie et aux Émirats, ils sont en Irak, bien entendu. L’Afghanistan, ils s’en occupent sur le plan sécuritaire.
    Au Pakistan, ils se sont débarrassés d’un allié qui devenait très gênant, en tout cas très lourd à porter, c’est le général Pervez Musharraf. En même temps, vis-à-vis du gouvernement central issu du suffrage universel, il y a toujours la pression des talibans pakistanais qui fragilise ce gouvernement.
    Donc, ils peuvent intervenir quand ils veulent. En même temps, on a appris, pas plus tard que jeudi, qu’ils viennent de signer un contrat nucléaire avec l’Inde. Donc, l’Inde n’est plus dans l’orbite ex-soviétique, russe aujourd’hui. L’Inde vient de basculer dans l’orbite américaine. Les Américains ont tout bénéfice.
    Ce que vous êtes en train de nous dire, c’est que cette volonté de démocratisation affichée était factice…
    C’est du pipeau. Chaque fois que les Américains contrôlent une communauté, ils y introduisent la démocratie à condition que la démocratie se réduise au suffrage universel. Donc, les chiites vont voter pour des chiites et les Kurdes pour des Kurdes. Ils sont tranquilles comme ça puisqu’ils contrôlent la communauté elle-même. Ils ont encore tout bénéfice.

    Donc en fait, le GMO, ce n’est pas celui qui était affiché, vendu par Condoleezza Rice à l’opinion américaine ?
    Si, parce qu’elle n’a pas menti, elle. Elle a dit : “Nous venons apporter la démocratie au Grand-Moyen-Orient.” Elle n’a pas dit : “Nous venons apporter la démocratie aux États du Grand-Moyen-Orient.” La nuance est de taille. En Irak, elle a permis aux chiites de voter, et d’avoir les pouvoirs, aux Kurdes de voter et d’avoir les pouvoirs, etc. Donc, dans tous les cas, ils sont bénéficiaires, de leur point de vue bien entendu. Pour nous, c’est la catastrophe, mais pour eux, ils sont en train de gagner.
    En fait, et c’est notable dans votre ouvrage Vers l’Orient compliqué, ce que vous nous dites, c'est que ce qui guide la politique américaine dans cette région, c’est la volonté bien évidemment de contrôler les ressources pétrolières, les carrefours et routes stratégiques… mais aussi que leur principal moyen d’action, c’est de diviser…
    Exactement, c’est de pouvoir régner à dix mille kilomètres face à une région qui, jusqu’à maintenant, a été ingérable. Pour mieux la gérer, ils ne vont plus traiter avec des blocs, ne plus traiter avec des pays seulement, mais avec des communautés, avec des petites parcelles du pays. En éclatant la région et les pays, ils peuvent beaucoup mieux contrôler à travers une alliance stratégique essentielle, dont plus aucune n’est arabe d’ailleurs, Israël-Turquie-Iran, car l’Iran va venir et à travers cette alliance stratégique des relais de puissance : Arabie, Égypte, Israël toujours pour le Proche-Orient et demain l’Algérie. Voilà ce qu’ils veulent. Ils sont en train de réaliser le plan. Ce qui veut dire que, contrairement à ce qu’on le pense, la politique étrangère américaine n’est pas stupide, n’est pas pragmatique seulement, elle est pensée. Et elle est pensée depuis 1953 par les frères Dulles au début, par Henry Kissinger ensuite et par les néo-conservateurs enfin. C’est cette continuité que j’essaie de décrire.

    Donc, cette histoire de département américain divisé entre réalistes et idéalistes est fausse…
    Non, elle n’existe pas, parce que les idéalistes américains deviennent à un moment donné réalistes sur le terrain, quels qu’ils soient, c’est tout. Là, c’est en train de se passer. Moi j’aimerais bien me tromper, mais… C’est ce qui est formidable avec les Américains : quel que soit la famille de pensée installée à Washington, il y a un consensus sur la politique étrangère. Il peut y avoir de petites différences sur la manière, mais c’est tout. Par exemple, Obama va utiliser une forme complètement différente de Bush. Il va utiliser son charisme.
    Avec l’arrivée d’Obama, ces idéalistes vont encore se convertir…
    Attendez, arrêtons de penser qu’Obama est quelqu’un de gauche. Obama est avant tout un Américain, et quand il est sur le terrain, quand il est à la Maison-Blanche, il agit en tant qu’Américain. Ce plan qu’on est en train de décrire, cette thèse idéale d’apaisement avec Obama qu’on avance est une thèse pour les intérêts américains. Moi, j’ai essayé de me mettre à leur place et je m’aperçois aujourd’hui qu’en faisant cela, là aussi, ils seront gagnants. Parlons économie. Si les Américains arrivent à sécuriser l’Afghanistan, tout en stabilisant le Pakistan, ils vont pouvoir exploiter et acheminer tout le pétrole de la Caspienne, en faisant un oléoduc Caspienne-Afghanistan-Pakistan- mer d’Oman.
    Ils évitent les Russes au Nord, et ce tracé est trois fois plus court et moins cher que le fameux oléoduc-gazoduc de Bakou à Ceyhan, en Turquie. Donc, ils auront les deux, en fait. Ensuite, en faisant l’alliance avec l’Iran, ils vont pouvoir réussir à contrôler les trois plus grandes réserves de pétrole du monde : Arabie Saoudite, Iran, Irak. Plus que cela, en faisant cette alliance stratégique et relais de puissance, ils vont pouvoir même contrebalancer le pouvoir sunnito-pétrolier (Algérie, Libye, Péninsule arabique) par un pouvoir chiito-pétrolier (Iran, Irak). Où n’ont-ils pas de bénéfices, je vous le demande ? C’est pour cela que je dis que le début du XXIe siècle est le début d’un siècle américain.

  • #2
    Vous pensez donc que le nouveau président va utiliser son charisme et parler avec tout le monde, Iran, Syrie…
    Oui. À mon avis, il va parler avec tout le monde. Tout d’abord parce qu’il s’y est engagé durant sa campagne. Il a été élu sur ce point. Il parlera avec l’Iran et avec la Syrie. Et ça, c’est énorme. Parler avec l’Iran, c’est reconnaître le régime iranien. Et reconnaître le régime iranien peut aboutir à l’ouverture — je ne veux pas aller trop vite, je ne parle pas d’ambassade — d’une simple légation américaine à Téhéran. Mais c’est déjà plus de la moitié du chemin qui est fait.
    Vous êtes cependant assez pessimiste sur la question palestinienne…
    J’ai très peur, oui. Parce qu’en fermant le conflit israélo-palestinien, on est en train d’obliger les Palestiniens à accepter le minimum. C’est tout. Le pire, c’est qu’ils seront obligés de le faire. Donc, ils auront un État palestinien, probablement. Est-ce que ce sera un État avec tous les pouvoirs régaliens d’un État, est-ce qu’ils pourront lever une armée, une police, battre monnaie ? ça va être quoi, un État croupion ? Quoi qu’il en soit, ce sera une solution à minima. C’est loin de mes espoirs d’homme.

    Quel est, pour vous, l’état d’avancement démocratique dans le monde arabe ?
    Je suis tenté de vous répondre par un jeu de mots. Et de vous dire que les trois termes que vous employez sont faux. D’abord, il n’y a pas d’État, il y a des régimes.
    Ensuite, si l’on veut être optimiste, on peut parler d’avancées, certainement pas d’avancement.
    Et pour “démocratique”, l’on réduit partout la démocratie à la tenue d’élections. C'est-à-dire qu’il suffit de dire : “Il y a des élections, donc nous sommes démocratiques.” C’est, certes, une avancée notable partout dans le monde arabe, sauf dans la péninsule arabique. Et c’est une bonne chose. Mais je pose la question : est-ce qu’on a le droit de réduire la démocratie à un suffrage universel ? Pour moi, democratia (source étymologique grecque de démocratie), veut dire “le gouvernement du peuple par le peuple, pour le peuple”. Et l’on n’en est pas là, malheureusement. Moi, je voudrais qu’on aille plus loin que ces élections qui, je le répète, sont un progrès.
    Peut-être suis-je trop idéaliste, mais il vaut savoir que les États de la région, et en premier lieu l’Algérie, sont des pays très jeunes. 40 ou 50 ans, ce n’est rien dans l’histoire d’un peuple. Personnellement, j’aimerais que cela aille “trop vite”, je suis impatient. Peut-être faut-il donner du temps au temps. Je vais vous citer un proverbe libanais : “Tuer le gardien ou manger le raisin.” Je préfère pour le moment, contre mon impatience, croquer le raisin…

    La situation actuelle dans le monde arabe, découpé en régions, est pour vous la fin d’un rêve...
    Oui, la situation aujourd’hui représente la fin de mes rêves à moi. D’ailleurs, j’en parle dans l’introduction de Vers un Orient compliqué. Je veux avertir le lecteur : “Attention, ce que je décris n’est pas le reflet de mes idées.” C’est même la pire des choses qui puisse m’arriver.
    C’est la faillite de mes rêves de nationaliste arabe, de citoyenneté arabe, de sécularisation. L’hégémonie de l’hyperpuissance, l’éclatement de notre région, l’individualisme fait roi, cela va à l’encontre de tous mes rêves, mes espoirs.

    Revenons à des enjeux plus locaux. Vous avez déclaré dans la presse que “l’Algérie possède les conditions idéales pour être un relais de pouvoir des USA au Maghreb”. Que voulez-vous dire par là ?
    L’Algérie possède les conditions idéales, pour que, aux yeux des Américains, ces derniers cherchent à faire de l’Algérie un relais de leur puissance au Maghreb. Encore une fois, la nuance est de taille. Vos confrères ont pris un petit raccourci en disant que l’Algérie est déjà ce relais.

    Ce n’est pas le cas. L’Algérie est le plus grand État du Maghreb, mais aussi le plus riche, celui avec l’armée la mieux structurée de la région. Toutes les conditions sécuritaires, économiques et politiques sont réunies pour que les États-Unis veuillent en faire un relais stratégique au Maghreb.

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