Tunisie . La répression du régime Ben Ali s’est abattue sur le bassin minier de Gafsa, les rafles se multiplient, en quelques mois le bilan est terrible. Excédés, les habitants réclament plus de justice sociale. Reportage.
En partant de Gafsa, la grande ville du phosphate dans le Sud tunisien, il faut encore parcourir plus de 70 kilomètres en direction de l’Algérie pour atteindre Redeyef. Le plateau est aride, balayé par un vent glacé. Ce sont des lieux rebelles, les habitants sont attachés à leur indépendance, jaloux de leur réalité et méfiants lorsque ceux qui ne sont pas du coin s’y aventurent. Ils savent aussi ce que leur travail apporte à la Tunisie, combien leurs souffrances ont permis de creuser les mines, auparavant, et, aujourd’hui, de venir à bout de la roche pour creuser des carrières.
Dans cette région où on préfère serrer les dents plutôt que de pleurer, l’injustice est ressentie avec force. Comme une claque répétée. Comme une punition. Le taux de chômage autour de Gafsa s’élève à 21 % contre 14 % sur le plan national et moins de 10 % dans les zones littorales. Des conditions de vie déjà difficiles, surtout pour les jeunes diplômés qui ne trouvent pas de travail, rendues encore plus précaires avec l’augmentation rapide et importante des prix des produits de première nécessité.
Gazala Hamdi, trente ans, diplômée en gestion, est ainsi restée trois ans au chômage. Avec des amis elle a créé en janvier 2006 le comité des jeunes chômeurs de Gafsa, « parce que tous les jeunes qui sortent de l’université sont perdus ». Les manifestations organisées devant le siège du gouvernorat, de l’instance administrative régionale de l’embauche et celui de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) se sont souvent terminées par des tabassages en règle d’un côté et de l’autre, quelques propositions de travail sans lien aucun avec leurs diplômes pour quelques chômeurs, dont Gazala, qui n’est pas dupe. On croyait la faire taire, elle a continué. Elle est maintenant de nouveau sans travail.
Alors, le 5 janvier dernier, devant l’évident trucage du concours d’embauche organisé par la Compagnie générale des phosphates (CGP) de Gafsa, la colère explose. Manifestations et sit-in se multiplient. La population n’a pas spécialement décrété la révolution mondiale et ne remet même pas en cause le pouvoir central. Elle veut simplement de la justice, en finir avec les passe-droits et la corruption, en terminer avec le règne de petites frappes locales, représentants syndicaux aux ordres ou chefs régionaux du parti dominant, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) du président tunisien Ben Ali. Ce dernier fait donner la troupe. En quelques mois le bilan est terrible. Trois personnes meurent dont un jeune, Hafnaoui Maghzaoui, vingt-deux ans, abattu d’une balle dans le dos, 26 autres sont blessées.
Les rafles se multiplient, le bras de la justice supplée celui du flic et les peines tombent, toujours lourdes.
D’autres sont en attente, comme les « 38 », dont le procès s’ouvre ce 4 décembre (lire ci-contre). Parmi eux, trois leaders : Adnan Hadji, Bechir Labidi et Taieb Ben Othman. Comme si cela ne suffisait pas, Redeyef est pratiquement coupé du reste du pays depuis plusieurs mois. Même les avocats ne peuvent s’y rendre qu’au compte-gouttes. Venus de Tunis (près de 500 km au nord) ou de Gafsa, ils doivent parfois rebrousser chemin sans même avoir vu leurs clients emprisonnés ou les familles. La semaine dernière, une délégation de personnalités françaises a pu miraculeusement franchir les contrôles (lire ci-contre), preuve s’il en était besoin que le pouvoir n’est pas si indifférent à la pression extérieure, surtout lorsqu’elle est publique.
En arrivant dans Redeyef c’est d’abord la méfiance qui se lit dans les yeux. Tout juste si on nous répond lorsque nous demandons notre chemin pour aller voir les épouses de Adnan Hadji, Bachir Labidi et Taieb Ben Othman, trois instituteurs considérés comme les meneurs du mouvement et incarcérés depuis plusieurs mois maintenant.
Il règne un drôle de calme qu’on subodore tout relatif. Trop de mal a été fait ici pour que le ressentiment disparaisse. Si les autorités tunisiennes nous ont laissés parvenir jusqu’à Redeyef, des instructions ont été données aux dizaines voire aux centaines de policiers en civil qui ont envahi la ville et la quadrillent. Certains sont en vélomoteur, d’autres à pied. Des voitures de location - aisément repérables à leurs plaques d’immatriculation bleues - stationnent aux principaux carrefours comme si de drôles de touristes avaient décidé d’affluer dans cette contrée, en plein mois de novembre alors que le ciel chargé attend le moment propice pour se déverser.
Jomaa Hadji, l’épouse de Adnan, est assise dans son salon, digne. Elle parle de cette nuit du 22 juin où la police a débarqué. « Ils étaient très nombreux, ils ont encerclé la maison, sont passés par-dessus les murs.
J’ai eu très peur », se souvient-elle. Pour les gros bras du régime peu importe que Jomaa ait récemment subi une greffe de rein grâce au don de son mari. Peu importe que les époux aient chacun plus de cinquante-cinq ans et soient sous traitement médical. Ils ont fait venir une ambulance et, une fois Jomaa partie, ont embarqué Adnan manu militari. « Lorsque je suis revenue tout était ouvert, portes et fenêtres. L’argent liquide avait disparu ». Il lui faudra six jours pour arriver à savoir où était emprisonné son mari. Il est à Kasserine, sur la route qui va vers Kairouan. Le 5 avril, Adnan avait déjà été arrêté. « Ils l’ont frappé, lui ont cassé plusieurs dents. Ils l’ont humilié en lui mettant des cendres de cigarettes sur la tête, en le laissant accroupi les mains attachées. Il y a 15 jours après la visite de ses avocats, les gardiens l’ont déshabillé, l’ont mis nu, ont touché ses parties génitales », confie-t-elle. Même traitement après le 22 juin, pour finalement - au bout de 27 heures passées sur une chaise et la menace de lui casser les jambes - lui extorquer des « aveux ». Cet instituteur, connu et estimé à Redeyef, serait donc un chef de bande, un vulgaire malfaiteur. C’est pour cela qu’officiellement il croupit dans une geôle, qu’il s’entasse dans une cellule avec 70 autres prisonniers, des droits communs. Pas pour des raisons politiques, bien sûr. « Adnan est très fatigué psychiquement mais il garde toute sa résistance », prévient Jomaa. « Il espère que cette injustice va finir. Quand il a appris qu’une délégation allait venir, ça lui a remonté le moral ».
En partant de Gafsa, la grande ville du phosphate dans le Sud tunisien, il faut encore parcourir plus de 70 kilomètres en direction de l’Algérie pour atteindre Redeyef. Le plateau est aride, balayé par un vent glacé. Ce sont des lieux rebelles, les habitants sont attachés à leur indépendance, jaloux de leur réalité et méfiants lorsque ceux qui ne sont pas du coin s’y aventurent. Ils savent aussi ce que leur travail apporte à la Tunisie, combien leurs souffrances ont permis de creuser les mines, auparavant, et, aujourd’hui, de venir à bout de la roche pour creuser des carrières.
Dans cette région où on préfère serrer les dents plutôt que de pleurer, l’injustice est ressentie avec force. Comme une claque répétée. Comme une punition. Le taux de chômage autour de Gafsa s’élève à 21 % contre 14 % sur le plan national et moins de 10 % dans les zones littorales. Des conditions de vie déjà difficiles, surtout pour les jeunes diplômés qui ne trouvent pas de travail, rendues encore plus précaires avec l’augmentation rapide et importante des prix des produits de première nécessité.
Gazala Hamdi, trente ans, diplômée en gestion, est ainsi restée trois ans au chômage. Avec des amis elle a créé en janvier 2006 le comité des jeunes chômeurs de Gafsa, « parce que tous les jeunes qui sortent de l’université sont perdus ». Les manifestations organisées devant le siège du gouvernorat, de l’instance administrative régionale de l’embauche et celui de l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT) se sont souvent terminées par des tabassages en règle d’un côté et de l’autre, quelques propositions de travail sans lien aucun avec leurs diplômes pour quelques chômeurs, dont Gazala, qui n’est pas dupe. On croyait la faire taire, elle a continué. Elle est maintenant de nouveau sans travail.
Alors, le 5 janvier dernier, devant l’évident trucage du concours d’embauche organisé par la Compagnie générale des phosphates (CGP) de Gafsa, la colère explose. Manifestations et sit-in se multiplient. La population n’a pas spécialement décrété la révolution mondiale et ne remet même pas en cause le pouvoir central. Elle veut simplement de la justice, en finir avec les passe-droits et la corruption, en terminer avec le règne de petites frappes locales, représentants syndicaux aux ordres ou chefs régionaux du parti dominant, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) du président tunisien Ben Ali. Ce dernier fait donner la troupe. En quelques mois le bilan est terrible. Trois personnes meurent dont un jeune, Hafnaoui Maghzaoui, vingt-deux ans, abattu d’une balle dans le dos, 26 autres sont blessées.
Les rafles se multiplient, le bras de la justice supplée celui du flic et les peines tombent, toujours lourdes.
D’autres sont en attente, comme les « 38 », dont le procès s’ouvre ce 4 décembre (lire ci-contre). Parmi eux, trois leaders : Adnan Hadji, Bechir Labidi et Taieb Ben Othman. Comme si cela ne suffisait pas, Redeyef est pratiquement coupé du reste du pays depuis plusieurs mois. Même les avocats ne peuvent s’y rendre qu’au compte-gouttes. Venus de Tunis (près de 500 km au nord) ou de Gafsa, ils doivent parfois rebrousser chemin sans même avoir vu leurs clients emprisonnés ou les familles. La semaine dernière, une délégation de personnalités françaises a pu miraculeusement franchir les contrôles (lire ci-contre), preuve s’il en était besoin que le pouvoir n’est pas si indifférent à la pression extérieure, surtout lorsqu’elle est publique.
En arrivant dans Redeyef c’est d’abord la méfiance qui se lit dans les yeux. Tout juste si on nous répond lorsque nous demandons notre chemin pour aller voir les épouses de Adnan Hadji, Bachir Labidi et Taieb Ben Othman, trois instituteurs considérés comme les meneurs du mouvement et incarcérés depuis plusieurs mois maintenant.
Il règne un drôle de calme qu’on subodore tout relatif. Trop de mal a été fait ici pour que le ressentiment disparaisse. Si les autorités tunisiennes nous ont laissés parvenir jusqu’à Redeyef, des instructions ont été données aux dizaines voire aux centaines de policiers en civil qui ont envahi la ville et la quadrillent. Certains sont en vélomoteur, d’autres à pied. Des voitures de location - aisément repérables à leurs plaques d’immatriculation bleues - stationnent aux principaux carrefours comme si de drôles de touristes avaient décidé d’affluer dans cette contrée, en plein mois de novembre alors que le ciel chargé attend le moment propice pour se déverser.
Jomaa Hadji, l’épouse de Adnan, est assise dans son salon, digne. Elle parle de cette nuit du 22 juin où la police a débarqué. « Ils étaient très nombreux, ils ont encerclé la maison, sont passés par-dessus les murs.
J’ai eu très peur », se souvient-elle. Pour les gros bras du régime peu importe que Jomaa ait récemment subi une greffe de rein grâce au don de son mari. Peu importe que les époux aient chacun plus de cinquante-cinq ans et soient sous traitement médical. Ils ont fait venir une ambulance et, une fois Jomaa partie, ont embarqué Adnan manu militari. « Lorsque je suis revenue tout était ouvert, portes et fenêtres. L’argent liquide avait disparu ». Il lui faudra six jours pour arriver à savoir où était emprisonné son mari. Il est à Kasserine, sur la route qui va vers Kairouan. Le 5 avril, Adnan avait déjà été arrêté. « Ils l’ont frappé, lui ont cassé plusieurs dents. Ils l’ont humilié en lui mettant des cendres de cigarettes sur la tête, en le laissant accroupi les mains attachées. Il y a 15 jours après la visite de ses avocats, les gardiens l’ont déshabillé, l’ont mis nu, ont touché ses parties génitales », confie-t-elle. Même traitement après le 22 juin, pour finalement - au bout de 27 heures passées sur une chaise et la menace de lui casser les jambes - lui extorquer des « aveux ». Cet instituteur, connu et estimé à Redeyef, serait donc un chef de bande, un vulgaire malfaiteur. C’est pour cela qu’officiellement il croupit dans une geôle, qu’il s’entasse dans une cellule avec 70 autres prisonniers, des droits communs. Pas pour des raisons politiques, bien sûr. « Adnan est très fatigué psychiquement mais il garde toute sa résistance », prévient Jomaa. « Il espère que cette injustice va finir. Quand il a appris qu’une délégation allait venir, ça lui a remonté le moral ».
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