Un très beau texte de Amin Malouf :
Éloge du doute
(Extrait de l’allocution prononcée par Amin Maalouf le 2 mai 2001 lors de la remise du doctorat honoris causa que lui a décerné l’Université catholique de Louvain.)
(...) Le mot "doute" est le premier à venir sur mes lèvres, ou sous ma plume, dès qu’on me parle de foi. Il surgit spontanément, comme par un réflexe de défense. J’éprouve rarement l’envie de m’expliquer sur cette attitude. Mais peut-être devrais-je, en cette occasion que vous m’offrez, livrer quelques-unes de mes raisons apparentes — ou enfouies.
La première raison est liée à mon histoire familiale. Dans mes livres, je n’en parle qu’à mots couverts, parce que les blessures ne sont pas toutes cicatrisées, parce que certains acteurs sont encore vivants et que leur tragédie ne m’appartient pas. Un jour, j’en parlerai peut-être ; aujourd’hui, je me contenterai de dire que les querelles religieuses au sein de ma famille ont provoqué, depuis plusieurs générations, des ruptures, des déchirements, des blessures, qu’il y a eu des dérapages dogmatiques et sectaires qui ont causé des traumatismes durables et pesé lourdement sur mon itinéraire, comme sur celui des miens. D’où, je l’avoue, une certaine appréhension, et une tendance à ne juger la piété des êtres que cas par cas. Il y a des gens que la religion rend meilleurs et d’autres qu’elle rend bien pires. En disant cela, je pense à des personnes précises parmi les miens. C’est certainement là la raison première de mon approche prudente, et de mon doute.
La deuxième raison est liée à la réalité libanaise. J’ai vu le jour dans une contrée où l’on appartient à une religion de la manière dont on appartiendrait à un clan, à une ethnie, à une tribu. Certains pourraient croire qu’il s’agit là du même phénomène que je viens d’évoquer à propos de ma famille, étendu à l’ensemble du pays. En fait, ce n’est pas la même chose, et c’est un peu l’inverse. Dans ma famille, on s’est toujours battu pour des idées, pour des croyances. Le fils d’un curé catholique qui se mue en pasteur presbytérien, un autre prêtre catholique qui baptise de force les enfants de son frère agnostique, un fils qui s’éloigne trente ans de sa mère pour l’obliger à retourner vers l’église... Des tragédies douloureuses, mais non dénuées de grandeur, car liées à une interrogation sincère, poignante, sur la condition humaine.
Rien de cela dans le système confessionnel. La religion devient l’étendard de la tribu, on appartient à sa communauté dès la naissance, la foi n’est pas exigée à l’entrée, aucune véritable conviction n’est requise, on doit juste se montrer solidaire des siens et hostiles à ceux d’en face, au besoin par les armes.
J’ai longtemps pensé que cette confusion malsaine entre religion et identité était une sorte d’anachronisme local qui allait se retrouver bientôt au musée de l’Histoire, pour ne pas dire dans ses rebuts. Hélas, avec le passage des ans, j’ai dû me rendre à l’évidence : les vieux démons ne sont pas sur le point de mourir, ils vivent encore au cœur le l’Histoire, ils en sont un moteur essentiel. Partout dans le monde, et pour longtemps.
Ai-je vraiment besoin de décrire une fois de plus ce qui se produit autour de nous, du Nigeria aux Balkans, et du Proche-Orient à l’Afghanistan et à l’Indonésie? Bien entendu, cette réalité calamiteuse est accompagnée, depuis toujours, au Liban comme ailleurs, d’une sorte d’avertissement imprimé en petits caractères au bas de chaque massacre. "Attention, la véritable religion n’a rien à voir avec ce que vous observez!" Cela, je le sais. Venant d’une famille où l’on parle volontiers de principes et de valeurs, je ne confonds pas la religion avec ceux qui la détournent au service de leurs ambitions. Dans le même temps, il ne m’est pas toujours facile de faire taire la petite voix qui chuchote à mon oreille que si la religion est ainsi détournée, si régulièrement et depuis si longtemps, c’est sans doute parce qu’elle est détournable, dangereusement détournable... C’est probablement pour cette raison qu’un personnage s’écrie, dans mon dernier roman : "Lorsque la foi devient haineuse, bénis soient ceux qui doutent!"
Avec l’âge, mes colères ainsi que mes naïvetés s’atténuent, sans pour autant disparaître, et mes convictions se précisent, sans vraiment me conduire hors du cercle du doute. Je n’accepterai jamais la thèse de ceux qui disent : la religion est fanatisme. Je n’accepte pas non plus la thèse qui dit : la véritable religion exclut le fanatisme. Je dirais plutôt, en pesant mes mots : il y a dans la religion, dans toute religion, comme dans toute doctrine d’ailleurs, la tentation du fanatisme et de la manipulation des esprits, tentation qui s’est amplement manifestée tout au long de l’Histoire; cette tentation devrait être identifiée, surveillée en permanence, comme on surveillerait les artères d’un homme dont les deux parents seraient morts d’un infarctus... J’aurais pu choisir une autre métaphore, celle d’un homme violent qui a déjà tué, et qui pourrait tuer encore. J’ai préféré parler d’un être menacé plutôt que d’un être menaçant, parce que la religion n’est pas l’autre, la religion, c’est nous. Le besoin de spiritualité ne nous est pas imposé par une quelconque autorité, il vient de l’intérieur de nous-mêmes, il apparaît en nous dès lors que nous sommes mortels et que nous le savons.
à suivre....
La première raison est liée à mon histoire familiale. Dans mes livres, je n’en parle qu’à mots couverts, parce que les blessures ne sont pas toutes cicatrisées, parce que certains acteurs sont encore vivants et que leur tragédie ne m’appartient pas. Un jour, j’en parlerai peut-être ; aujourd’hui, je me contenterai de dire que les querelles religieuses au sein de ma famille ont provoqué, depuis plusieurs générations, des ruptures, des déchirements, des blessures, qu’il y a eu des dérapages dogmatiques et sectaires qui ont causé des traumatismes durables et pesé lourdement sur mon itinéraire, comme sur celui des miens. D’où, je l’avoue, une certaine appréhension, et une tendance à ne juger la piété des êtres que cas par cas. Il y a des gens que la religion rend meilleurs et d’autres qu’elle rend bien pires. En disant cela, je pense à des personnes précises parmi les miens. C’est certainement là la raison première de mon approche prudente, et de mon doute.
La deuxième raison est liée à la réalité libanaise. J’ai vu le jour dans une contrée où l’on appartient à une religion de la manière dont on appartiendrait à un clan, à une ethnie, à une tribu. Certains pourraient croire qu’il s’agit là du même phénomène que je viens d’évoquer à propos de ma famille, étendu à l’ensemble du pays. En fait, ce n’est pas la même chose, et c’est un peu l’inverse. Dans ma famille, on s’est toujours battu pour des idées, pour des croyances. Le fils d’un curé catholique qui se mue en pasteur presbytérien, un autre prêtre catholique qui baptise de force les enfants de son frère agnostique, un fils qui s’éloigne trente ans de sa mère pour l’obliger à retourner vers l’église... Des tragédies douloureuses, mais non dénuées de grandeur, car liées à une interrogation sincère, poignante, sur la condition humaine.
Rien de cela dans le système confessionnel. La religion devient l’étendard de la tribu, on appartient à sa communauté dès la naissance, la foi n’est pas exigée à l’entrée, aucune véritable conviction n’est requise, on doit juste se montrer solidaire des siens et hostiles à ceux d’en face, au besoin par les armes.
J’ai longtemps pensé que cette confusion malsaine entre religion et identité était une sorte d’anachronisme local qui allait se retrouver bientôt au musée de l’Histoire, pour ne pas dire dans ses rebuts. Hélas, avec le passage des ans, j’ai dû me rendre à l’évidence : les vieux démons ne sont pas sur le point de mourir, ils vivent encore au cœur le l’Histoire, ils en sont un moteur essentiel. Partout dans le monde, et pour longtemps.
Ai-je vraiment besoin de décrire une fois de plus ce qui se produit autour de nous, du Nigeria aux Balkans, et du Proche-Orient à l’Afghanistan et à l’Indonésie? Bien entendu, cette réalité calamiteuse est accompagnée, depuis toujours, au Liban comme ailleurs, d’une sorte d’avertissement imprimé en petits caractères au bas de chaque massacre. "Attention, la véritable religion n’a rien à voir avec ce que vous observez!" Cela, je le sais. Venant d’une famille où l’on parle volontiers de principes et de valeurs, je ne confonds pas la religion avec ceux qui la détournent au service de leurs ambitions. Dans le même temps, il ne m’est pas toujours facile de faire taire la petite voix qui chuchote à mon oreille que si la religion est ainsi détournée, si régulièrement et depuis si longtemps, c’est sans doute parce qu’elle est détournable, dangereusement détournable... C’est probablement pour cette raison qu’un personnage s’écrie, dans mon dernier roman : "Lorsque la foi devient haineuse, bénis soient ceux qui doutent!"
Avec l’âge, mes colères ainsi que mes naïvetés s’atténuent, sans pour autant disparaître, et mes convictions se précisent, sans vraiment me conduire hors du cercle du doute. Je n’accepterai jamais la thèse de ceux qui disent : la religion est fanatisme. Je n’accepte pas non plus la thèse qui dit : la véritable religion exclut le fanatisme. Je dirais plutôt, en pesant mes mots : il y a dans la religion, dans toute religion, comme dans toute doctrine d’ailleurs, la tentation du fanatisme et de la manipulation des esprits, tentation qui s’est amplement manifestée tout au long de l’Histoire; cette tentation devrait être identifiée, surveillée en permanence, comme on surveillerait les artères d’un homme dont les deux parents seraient morts d’un infarctus... J’aurais pu choisir une autre métaphore, celle d’un homme violent qui a déjà tué, et qui pourrait tuer encore. J’ai préféré parler d’un être menacé plutôt que d’un être menaçant, parce que la religion n’est pas l’autre, la religion, c’est nous. Le besoin de spiritualité ne nous est pas imposé par une quelconque autorité, il vient de l’intérieur de nous-mêmes, il apparaît en nous dès lors que nous sommes mortels et que nous le savons.
à suivre....
Commentaire