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L'Intifada de la chaussure, par Christian Salmon

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  • L'Intifada de la chaussure, par Christian Salmon

    Chronique

    L'Intifada de la chaussure, par Christian Salmon
    LE MONDE | 19.12.08 |


    Pour son dernier Noël à la Maison Blanche, G.W. Bush a donc reçu en cadeau une chaussure de la part des veuves, des orphelins et des victimes de l'intervention américaine en Irak, un "baiser d'adieu" comme le lui a perfidement dédicacé, joignant le geste à la parole, le désormais célèbre lanceur de sandale. Certains représentants du régime irakien n'ont pas manqué d'observer que ce geste était déplacé ; qu'il eût été, entre gens civilisés, plus judicieux de poser une question embarrassante au président américain ; d'autres n'ont pas craint d'affirmer qu'il contrevenait à la fameuse tradition arabe d'hospitalité qui recommande, comme chacun sait, d'accueillir en grande pompe et de fêter l'occupant militaire en le couvrant de fleurs et de baisers.

    Mais, dans la majorité des cas, on y a vu un symbole de la désastreuse équipée américaine en Irak. "L'attentat à la chaussure a transformé le voyage de Bush en fiasco en termes de relations publiques, commente Sudarsan Raghavan, correspondant du Washington Post à Bagdad, et il a éclipsé le message officiel d'une victoire imminente dans une guerre longue et impopulaire."
    Comme elle nous semble irréelle, en effet, l'image de Bush atterrissant, le 1er mai 2003, sur le porte-avions Lincoln, à bord d'un avion de chasse, pour annoncer la fin des opérations devant l'inscription : "Mission Accomplished". A l'époque, le commentateur de Fox News ne s'en cachait même pas : "C'était fantastique comme théâtre." Et David Broder, du Washington Post, avouait qu'il avait été subjugué par la "posture physique" du président. C'est Scott Sforza, un ancien producteur d'ABC, qui a créé les nombreux arrière-plans devant lesquels Bush a fait ses déclarations les plus importantes : le 15 août 2002, par exemple, quand il s'exprima solennellement sur la "sécurité nationale" devant la falaise de Mount Rushmore (Dakota du sud), où sont sculptés les profils des présidents Washington, Jefferson, Lincoln et Roosevelt. Le visage de Bush s'y superposait comme par enchantement.
    Michael Deever, qui avait mis en scène en 1980 la déclaration de candidature de Ronald Reagan, ne tarissait pas d'éloges sur les cadreurs de George Bush : "Ils comprennent l'image comme personne avant eux. Ils ont compris que ce qu'il y a autour de la tête est aussi important que la tête." En jetant ses chaussures au nez de G.W. Bush et à la barbe du premier ministre irakien, le journaliste de la chaîne Al-Bagdadia n'a pas seulement exprimé son opposition à l'occupation militaire de l'Irak, il a produit un surprenant effet de réel dans un simulacre, un véritable "décadrage" du récit de la guerre par l'administration Bush. Autour de la tête de G.W. Bush - cette fois, les cadreurs du président étaient pris de court - il n'y avait plus les signes de la puissance, mais une chaussure qui fendait l'air...
    Cet épisode, qui a provoqué sur le Web une hilarité de bon aloi, restera sans doute dans les mémoires l'équivalent, à l'ère du numérique, de ces vignettes qui agrémentaient nos livres d'histoire d'anecdotes, comme le "vase de Soisson" ou "le coup d'éventail" du dey d'Alger au consul de France Deval.
    Comme Dagobert, le célèbre roi culotté, George W. Bush restera peut-être pour la postérité le président chaussé ! N'a-t-il pas terminé son mandat comme il l'avait commencé : sous le signe de la chaussure. Le 20 janvier 2000, il avait inauguré sa présidence en exhibant fièrement sous son smoking une paire de bottes texanes brodées des initiales GWB. Un geste imité, quatre ans plus tard, par des milliers de ses partisans au bal "Smokings et bottes", organisé par l'Etat du Texas, où l'on compta jusqu'à 12 000 paires de bottes et presque autant de chapeaux de cow-boy. " C'est bon de porter de nouveau des bottes", s'exclama le vice-président Dick Cheney à cette occasion. Les plus fervents partisans du président affichaient le modèle officiel, noir, en alligator, au blason "Investiture présidentielle 2005" - prix : 3 000 dollars -, alors que le modèle féminin était orné de roses jaunes, autre symbole du Texas.
    La semelle impertinente de Mountazer Al-Zaïdi, qui est venu défier le front présidentiel au cours du voyage d'adieu de G W. Bush en Irak, a donc tout d'un effet boomerang. Un retour du signe refoulé, celui du "foulement" justement...
    A trop célébrer le signe martial du "foulement", on risque d'être humilié par la vertu carnavalesque de la semelle. Il n'est pas nécessaire d'évoquer en effet les "patins" crottés de Gargantua et leur couche de terre collée à la semelle pour déceler dans la performance du lanceur de chaussures, non pas le geste codé de l'insulte dans la culture arabe, complaisamment commenté par la presse occidentale, mais le signe carnavalesque et populaire du renversement des valeurs. Renversement entre le haut et le bas, le noble et le trivial, le raffiné et le grossier...
    Cette chaussure brandie par les manifestants est un formidable pied de nez à la puissance militaire, une réponse carnavalesque des sans-culottes de la mondialisation. Les manifestants de Sadr City ne s'y sont pas trompés : ils ont spontanément brandi au bout de leurs piques le symbole grotesque de la chaussure, et ceux de Nadjaf ont lancé des chaussures sur le passage des chars américains. Ils inaugurent peut-être, après les jets de pierres des gamins palestiniens, une sorte d'Intifada de la chaussure...


    Christian Salmon.


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    L'Homme qui a osé le geste que des millions d'orphelins et de veuves souhaitaient

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    Dernière modification par sud_Men, 20 décembre 2008, 01h54.
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