Par Youssef Ziraoui et
Mehdi Sekkouri Alaoui
Enquête. Le phénomène NinyMehdi Sekkouri Alaoui
6 millions de dirhams ! En condamnant Rachid Niny, directeur du quotidien Al Massae, à ces dommages et intérêts records (le double du record précédent, détenu par Aboubakr Jamaï du Journal) la Justice a fait fort, très fort. Certes, avec 116 000 exemplaires vendus par jour, Al Massae est, de loin, le premier quotidien du royaume. Mais tout de
La goutte et le vase
L’affaire remonte à novembre 2007. Al Massae, qui fête alors son second anniversaire, publie un article de Une sur une fête privée organisée à Ksar El Kébir, qu’il présente comme un “mariage gay”. L’information, même fausse, fait l’effet d’une bombe. Instrumentalisée par des islamistes locaux, une foule se masse bientôt au centre de cette petite ville du Nord pour dénoncer les “atteintes aux valeurs islamiques”. Rapidement, la situation dégénère : émeutes, pillages… Les présumés invités de la fête échappent de peu au lynchage public. Dans la polémique nationale qui s’ensuit, et qui oppose les conservateurs aux défenseurs des libertés individuelles (dont TelQuel), rares sont ceux qui remarquent un détail : parmi les invités de la fête, l’article d’Al Massae cite (à tort) “un des procureurs de la ville” – sans le citer nommément, toutefois – qu’il qualifie de “déviant sexuel”. Conscient de la bourde, l’état-major d’Al Massae décide de publier un mea culpa en Une quelques jours après. Trop tard : les quatre substituts du procureur que compte Ksar El Kébir portent plainte solidairement contre Al Massae et Niny, en tant que directeur de la publication. Le verdict de culpabilité, qui semble justifié, n’étonne pas grand-monde.
Les dommages et intérêts, en revanche, stupéfient la profession et les nombreux lecteurs du quotidien : 1,5 million de dirhams par substitut, soit 6 millions au total ! De l’avis général, le montant est exagérément disproportionné, et constitue un dangereux précédent qui menace non seulement Al Massae, mais l’ensemble de la presse marocaine. Quelques jours après la confirmation de la sentence en appel, fin octobre dernier, un huissier bloque le compte personnel de Rachid Niny, ainsi que celui de Massae Media, la société éditrice du quotidien. Niny monte immédiatement au créneau : “La justice est devenue un outil de censure contre la presse indépendante, écrit-il. Quiconque intenterait une action en justice contre notre journal serait aujourd’hui assuré de gagner”. Les temps sont durs pour Niny, qui boucle une année noire. Le journaliste paye de malchance puisque, entre-temps, il est victime d’une agression à l’arme blanche devant la gare ferroviaire de Rabat. Niny, déclare-t-il lui-même, se fait “tabasser”. Bilan : un visage tuméfié, une blessure au poignet, son ordinateur portable volé… et un accès de paranoïa bien compréhensible, qui lui fait faire un lien, dans une déclaration à l’AFP, avec ses tracas judiciaires. Rachid Niny n’a pas souhaité répondre aux multiples demandes d’entretien de TelQuel, qu’il qualifie de “journal ennemi”, pour cause de lignes éditoriales divergentes. Passons. En revanche, la plupart de ses proches, collaborateurs ou connaissances, ont accepté de nous parler… sous couvert d’anonymat. Etrange ambiance, à l’image de la personnalité, aussi forte que contestée, du directeur d’Al Massae…
Le fabuleux destin d’un fils du peuple
Rachid Niny a vu le jour en 1970 à Benslimane. Issu d’une famille modeste, il est témoin, alors qu’il est encore un enfant, d’un événement qui le marquera durablement. Alors qu’il revient de l’école, il découvre un étrange attroupement devant la maison familiale. Son père, en état d’ébriété avancée, hurle à pleins poumons et hèle les passants depuis le toit de la maison… dans le plus simple appareil. Des années plus tard, au faîte de sa gloire, Rachid Niny racontera l’histoire dans une de ses chroniques. “Chacun, dans sa vie, a vécu une situation particulièrement honteuse, commente un de ses proches. Rachid, lui, a eu le courage de l’écrire. Depuis ce jour, il s’est juré de ne jamais boire une seule goutte d’alcool, et de combattre l’alcoolisme de toutes ses forces”.
Son bac en poche, Rachid s’inscrit en fac de lettres à Casablanca et “pige”, à ses heures perdues, pour Al Alam, le quotidien du parti de l’Istiqlal. Après un DESS en littérature arabe, décroché en 1997 à l’Université Mohammed V de Rabat, il se retrouve, à 27 ans, comme des milliers de ses congénères, en situation de chômage longue durée. Il décide alors de rejoindre le mouvement des diplômés chômeurs, et devient vite président de la section locale de Ben slimane, se faisant matraquer plus qu’à son tour par la police. Il tente bien, féru d’écriture, de lancer un bimensuel culturel baptisé Awal, mais l’expérience est de courte durée. Alors que le journal bat de l’aile, son directeur décroche une invitation au Congrès mondial amazigh, aux îles Canaries. Une occasion, surtout, de décrocher un visa pour l’Europe. C’est décidé : il va devenir “harrag” (immigré clandestin).
Avec moins de 4000 DH en poche, Rachid échoue à Valence, avant de vadrouiller dans le sud de l’Espagne à la recherche d’un emploi – n’importe lequel, pourvu qu’il lui permette de survivre. Direction Alicante, où il fait les récoltes dans des orangeraies. Pendant plusieurs mois, Rachid multiplie les jobs précaires : tantôt ouvrier dans le bâtiment, tantôt serveur, tantôt pizzaïolo et même… barman (mais sans jamais prendre un seul verre, jure-t-il). “Rachid Niny n’a pas débarqué en Espagne en patera, mais il a beaucoup galéré, raconte un de ses vieux amis. Il sait ce que c’est que de dormir le ventre vide et se cacher des policiers”. Le quotidien du harrag-type… à cette nuance près que Rachid, que l’amour de l’écriture n’a jamais quitté, raconte sa vie de clandestin dans un livre en arabe, Journal d’un immigré clandestin (Ed. Okad, 2002), qui deviendra par la suite un joli succès d’édition.
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