Par Zoé Deback,
envoyée spéciale à Oujda
Reportage. La route de l’essenceenvoyée spéciale à Oujda
L’Oriental vit au rythme des échanges illégaux avec l’Algérie. Le long du chemin menant de Nador à la frontière, de jeunes contrebandiers risquent leur vie dans des véhicules remplis de carburant. Récit.
Nador, un vendredi comme les autres. La ville, à peine remise des inondations du mois d'octobre qui lont littéralement plongée sous les eaux pendant plusieurs jours, se réveille lentement. Depuis quelques semaines seulement, les routes sont à nouveau praticables. Tout
Ali en vend jusqu'à 600 litres par jour, et engrange une marge de 30 DH par bidon écoulé. Ali vend aussi un peu de gasoil, à 140 DH le bidon, mais la marge est moins intéressante. Des vendeurs comme lui, il en existe une vingtaine rien que dans la commune de Beni Enzar. Selon Saïd Chramti, militant au sein d’une association pour le développement basée à Nador, pas moins de 500 familles vivent du commerce de carburant dans la région de Nador. Une manne pour la région ? Pas sûr… “Cette contrebande est un frein au développement”, estime Saïd Chramti.La raison ? “Depuis plusieurs années, beaucoup de pompes ont fermé, ce qui représente une perte de vrais contrats de travail. D'autres sont vétustes, car les investisseurs se détournent du secteur dans la région”.
L´mouqatilat et l'boulice
Nous laissons Nador et prenons la direction de la frontière algérienne, en remontant la route de l'essence. Mais avant d’arriver à bon port, il faut franchir les nombreux barrages dressés sur la route nationale, suite au démantèlement la semaine passée d’un réseau terroriste à Berkane, située entre Nador et Oujda. Mais le contrôle se réduit à un zigzag entre les barrières cloutées qui ne semblent pas incommoder les trafiquants d'essence. Dès la tombée de la nuit, des Renault 18, véritables vestiges de l’automobile, défilent à vive allure sur la route étroite. Chargées d'une cinquantaine de bidons casés dans le coffre, à l'arrière et sur le toit, la plupart des voitures n’ont pas de plaques d’immatriculation. Et apparemment, elles ont raté plus d'un contrôle technique. Ici, on les appelle les “mouqatilat” (guerrières).
Toutes filent vers la frontière pour s'approvisionner. Notre véhicule roule plus prudemment que les “mouqatilat”, et pourtant, juste après une petite côte, le drame est évité de justesse. Au beau milieu de la route, quatre policiers tétanisés braquent sur nous leurs petites lampes de poche. Freinage d'urgence, les fonctionnaires font un saut de côté. Au final, plus de peur que de mal pour les passagers et les policiers. On ne peut pas en dire autant des deux pneus avant, car pendant la manœuvre, le véhicule a roulé sur les barrières cloutées dressées par les policiers… Nous levons les bras en signe de soumission à l'autorité, mais un des agents nous lance : “Vous n'avez rien ? Hamdoulillah, l'important c'est que vous soyez sains et saufs…”.
Les excuses fusent des deux côtés. Les policiers poussent même la politesse jusqu´à organiser le dépannage de notre véhicule. Après quelques échanges de téléphone, la hiérarchie rapplique, et nous emmène… boire un café au village le plus proche. L'occasion tombe à point nommé pour sonder les représentants de l’autorité sur la contrebande. Question : messieurs de la police, que faites-vous contre les “guerrières”? Réponse : “On en voit passer des dizaines par nuit sur la grand-route, mais elles vont à plus de 100 km/h. Elles passent devant nous sans s’arrêter. Et puis, nous n'avons pas les moyens des douaniers, qui peuvent utiliser des armes et des barrières cloutées…”. Et les barrages, alors ? “Ils les évitent en prenant des chemins détournés”. Très bien, mais des véhicules passent tous les jours le barrage vers l'Est, chargés de bidons, au vu et au su des policiers… “Oui oui, concède un gradé, d´un air agacé. En fait, nous préférons agir à la source, en localisant les dépôts et en faisant des perquisitions.” Reste que, dans toutes les villes frontalières, le commerce se fait en plein jour. “C'est vrai qu'on ne fait rien contre tous les petits vendeurs. Pour tout vous dire, les autorités ferment les yeux pour ne pas aggraver les problèmes sociaux”.
Affaires de famille
Samedi matin, nous nous rendons au Souk El Fellah d’Oujda. Une vraie grande surface à ciel ouvert. Car ici, la contrebande est loin de se limiter à l'essence. Quelques couvertures et valises “importées” de Melilia sont noyées dans une mer de produits d'origine algérienne : des aliments (dattes, semoule…), des casseroles, des tapis. Le succès des produits algériens s’explique par leur compétitivité. “Un tapis algérien de 6 m sur 3 se vend environ 1000 DH, nous explique un vendeur, alors qu'il faut compter plus de 3000 DH pour un tapis marocain équivalent”. La dernière trouvaille des vendeurs se vend comme des petits pains : un tapis de prière avec boussole intégrée, certainement pour ne jamais perdre l'Est. Le souk est également réputé pour ses médicaments de contrebande et de contrefaçon cachés dans les arrière-boutiques. On trouve de tout : des anesthésiants, du vrai-faux Viagra, et surtout des psychotropes en tout genre.
Il est maintenant midi. Nous nous dirigeons vers Beni Drar, le royaume de l'essence, situé à quelques kilomètres de la frontière. Les boutiques les plus proches de la route principale présentent un amoncellement identique : des couscoussiers en aluminium, des montagnes de fromage rouge, de la lessive... A croire que les commerçants ont tous opté pour le même fournisseur. A mesure qu’on s’engouffre dans les ruelles adjacentes, des bidons bleus et verts “fleurissent” ça et là sur les trottoirs. Dressées les unes en face des autres, des maisons aux murs noirâtres confèrent au lieu une atmosphère étrange. Deux messieurs bien habillés s’adonnent à un rituel familier : ils s’acquittent de la somme réclamée par un pompiste informel, qui déverse un bidon et demi de carburant.
Le bidon de super est à 180 DH et le gasoil à 130 DH, encore moins chers qu'à Nador. “Normal, on est plus près de la source ici, donc les frais de transport sont moins importants”, nous explique-t-on. Et au final, tout le monde semble y trouver son compte. “En nous approvisionnant en gasoil à Beni Drar, nous économisons entre 4000 à 5000 DH par an, se félicite un des deux clients. Même s'il leur faut régulièrement changer la pompe du moteur qui coûte dans les 700 DH, car elle est souvent abîmée par le plomb, ça reste rentable”. Un peu plus loin, nous rejoignons un groupe de jeunes vendeurs. L’un d’entre eux, Abdellah, a quitté les bancs de l’école très tôt pour s’adonner au commerce de carburant, tout comme son père, ses frères, et ses voisins. Une vie qui n’est pas de tout repos. “Les gendarmes sont impitoyables quand on ne s’acquitte pas de la taxe de passage.
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