Une stratégie citoyenne contre l’apartheid et la guerre
par Jean Bricmont*
Alors qu’Israël poursuit ses bombardements contre la population palestinienne et que les paramilitaires du général Mohamed Dahlan attendent à la frontière égyptienne l’ordre d’entrer à Gaza pour y massacrer les familles du Hamas, les opinions publiques européennes se sentent impuissantes à agir. Malgré leur ampleur, les manifestations se succèdent, sans impact sur les responsables politiques. Le professeur Jean Bricmont propose une stratégie simple pour changer les rapports de force en Europe et, à terme, mettre fin au soutien dont dispose le régime d’apartheid israélien.
11 janvier 2009
Depuis
Bruxelles (Belgique)
Nous sommes sans doute des millions à assister, rageurs et impuissants, à la destruction de Gaza, tout en subissant le discours médiatique sur la « réponse au terrorisme » et le « droit d’Israël à se défendre ». Mais, comme le fait remarquer le journaliste anglais Robert Fisk, les gens qui tirent des roquettes sur le sud d’Israël ne sont souvent que les descendants des habitants de cette région, qui en ont été chassés en 1948 [1] . Tant que cette réalité fondamentale ne sera pas reconnue et cette injustice réparée, rien de sérieux n’aura été fait ou dit en faveur de la paix.
Mais que faire ? Organiser de nouveaux dialogues entre juifs progressistes et musulmans modérés ? Attendre une nouvelle initiative de paix ? Ou de nouvelles déclarations des ministres de l’Union Européenne ?
Est-ce que toutes ces comédies n’ont pas assez duré ? Ceux qui veulent faire quelque chose s’en tiennent trop souvent à des exigences irréalistes : demander la création d’un tribunal international pour juger les criminels de guerre israéliens ou demander une intervention efficace de l’ONU ou de l’Union Européenne. Tout le monde sait très bien que rien de cela ne se fera, parce que les tribunaux internationaux, par exemple, ne font que refléter les rapports de force dans le monde et ceux-ci sont pour le moment en faveur d’Israël. Ce sont ces rapports de force qu’il faut changer et cela ne peut se faire que petit à petit. C’est vrai qu’il y a « urgence » pour Gaza, mais il est tout aussi vrai que rien ne peut être fait aujourd’hui, précisément parce que le patient travail qui aurait dû être fait dans le passé n’a pas été accompli.
Dans les propositions faites ci-dessous, deux se situent sur le plan idéologique, et une sur le plan pratique.
1. Se défaire de l’illusion selon laquelle Israël est « utile »
Beaucoup de gens, surtout à gauche, continuent à penser qu’Israël n’est qu’un pion dans une stratégie états-unienne, capitaliste ou impérialiste de contrôle du Moyen-Orient. Rien n’est plus faux. Israël ne sert pratiquement à personne, sauf à ses propres fantasmes de domination. Il n’y a pas de pétrole en Israël ou au Liban. Les guerres dites pour le pétrole, de 1991 et de 2003, ont été menées par les États-Unis sans aucune aide israélienne et, en 1991, avec la demande explicite des États-Unis de non-intervention israélienne, parce que celle-ci aurait fait s’effondrer leur coalition arabe. Comme « allié stratégique », on peut trouver mieux. Il n’y a aucun doute que les pétro-monarchies pro-occidentales et les régimes arabes « modérés » sont catastrophés de voir Israël occuper sans arrêt les terres palestiniennes et radicaliser ainsi une bonne partie de leurs populations. C’est Israël qui, par ses politiques absurdes, a provoqué la création à la fois du Hezbollah et du Hamas et qui est indirectement responsable d’une bonne partie de la croissance de « l’islamisme radical ».
Il faut aussi comprendre que les capitalistes, pris dans leur ensemble (il n’y a pas que les marchands d’armes…), gagnent beaucoup plus à la paix qu’à la guerre : il n’y a qu’à voir les fortunes réalisées par les capitalistes occidentaux en Chine et au Vietnam depuis que la paix a été conclue avec ces pays, par opposition à l’époque de Mao et de la guerre du Vietnam. Les capitalistes se fichent pas mal de savoir de quel « peuple » Jérusalem est la « capitale éternelle » et, si la paix y régnait, ils se précipiteraient en Cisjordanie et à Gaza pour y exploiter une main d’œuvre qualifiée et n’ayant pas beaucoup d’autres moyens de vivre.
Finalement, n’importe quel États-unien préoccupé de l’influence de son pays dans le monde voit bien que s’aliéner un milliard de musulmans pour satisfaire tous les caprices d’Israël n’est pas exactement un investissement rationnel dans l’avenir [2].
Ce sont souvent ceux qui se considèrent comme marxistes qui ne veulent voir dans le soutien à Israël qu’une simple émanation de phénomènes généraux comme le capitalisme ou l’impérialisme (Marx lui-même était beaucoup plus nuancé sur la question du réductionnisme économique). Mais ce n’est pas rendre service au peuple palestinien que de maintenir de telles positions — en effet, le système capitaliste, qu’on l’aime ou non, est un système bien trop robuste pour dépendre de façon significative de l’occupation de la Cisjordanie ; ce système se porte d’ailleurs comme un charme en Afrique du Sud depuis le démantèlement de l’apartheid.
2. Libérer la parole non-juive sur la Palestine
Si le soutien à Israël ne s’explique pas principalement par des intérêts économiques ou stratégiques, pourquoi ce silence et cette complicité ? On pourrait invoquer l’indifférence à l’égard de ce qui se passe « loin de chez nous ». C’est peut-être vrai pour la majorité de la population, mais pas pour le milieu intellectuel dominant, lequel déborde de critiques envers le Venezuela, Cuba, le Soudan, l’Iran, le Hezbollah, le Hamas, la Syrie, l’Islam, la Serbie, la Russie ou la Chine. Et, sur tous ces sujets, même les plus grossières exagérations sont courantes et acceptées.
Une autre explication de la mansuétude envers Israël est la « culpabilité » occidentale par rapport aux persécutions antisémites du passé, en particulier les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale. À ce sujet, on remarque parfois que les Palestiniens ne sont en rien coupables de ces horreurs et ne doivent pas payer pour les crimes des autres. C’est vrai, mais ce qui n’est presque jamais dit et qui est pourtant évident, c’est que l’immense majorité des Français, des Allemands ou des prêtres catholiques aujourd’hui sont tout aussi innocents que les Palestiniens de ce qui s’est passé pendant la guerre, pour la simple raison qu’ils sont nés après la guerre ou étaient enfants pendant celle-ci. La notion de culpabilité collective était déjà très discutable en 1945, mais l’idée de transmettre cette culpabilité aux descendants est une idée quasiment religieuse.
Ce qui est d’ailleurs curieux, c’est qu’à l’époque où l’Église catholique abandonnait l’idée de peuple déicide, celle de responsabilité quasi-universelle face au judéocide commençait à s’imposer. Mais cette « culpabilité » justifie une énorme hypocrisie. Nous sommes tous supposés nous sentir coupables de crimes du passé, auxquels, par définition, nous ne pouvons rien faire, mais presque pas coupables des crimes de nos alliés états-unien et israélien qui se déroulent aujourd’hui, devant nos yeux, et dont on pourrait au minimum clairement se désolidariser. Et, bien qu’il est sans arrêt affirmé que le souvenir de l’holocauste n’est pas supposé justifier la politique israélienne, il est évident que c’est au sein des populations les plus culpabilisées par ce souvenir (les Allemands, les Français et les catholiques) que le silence est le plus fort (par opposition aux noirs, aux arabes et aux Britanniques).
Ce qui précède est une banalité, mais une banalité qui n’est pas facile à dire — pourtant, il faut la répéter jusqu’à ce qu’elle soit reconnue pour telle si l’on veut que les non-juifs arrivent à s’exprimer librement sur la Palestine —. Peut-être que le meilleur slogan à mettre en avant lors des manifestations sur la Palestine ne serait pas, « Nous sommes tous des Palestiniens » — slogan bien intentionné mais qui ne reflète nullement la réalité de notre situation et la leur — mais plutôt : « Nous ne sommes pas coupables de l’holocauste ». En cela, nous partageons effectivement quelque chose avec les Palestiniens.
par Jean Bricmont*
Alors qu’Israël poursuit ses bombardements contre la population palestinienne et que les paramilitaires du général Mohamed Dahlan attendent à la frontière égyptienne l’ordre d’entrer à Gaza pour y massacrer les familles du Hamas, les opinions publiques européennes se sentent impuissantes à agir. Malgré leur ampleur, les manifestations se succèdent, sans impact sur les responsables politiques. Le professeur Jean Bricmont propose une stratégie simple pour changer les rapports de force en Europe et, à terme, mettre fin au soutien dont dispose le régime d’apartheid israélien.
11 janvier 2009
Depuis
Bruxelles (Belgique)
Nous sommes sans doute des millions à assister, rageurs et impuissants, à la destruction de Gaza, tout en subissant le discours médiatique sur la « réponse au terrorisme » et le « droit d’Israël à se défendre ». Mais, comme le fait remarquer le journaliste anglais Robert Fisk, les gens qui tirent des roquettes sur le sud d’Israël ne sont souvent que les descendants des habitants de cette région, qui en ont été chassés en 1948 [1] . Tant que cette réalité fondamentale ne sera pas reconnue et cette injustice réparée, rien de sérieux n’aura été fait ou dit en faveur de la paix.
Mais que faire ? Organiser de nouveaux dialogues entre juifs progressistes et musulmans modérés ? Attendre une nouvelle initiative de paix ? Ou de nouvelles déclarations des ministres de l’Union Européenne ?
Est-ce que toutes ces comédies n’ont pas assez duré ? Ceux qui veulent faire quelque chose s’en tiennent trop souvent à des exigences irréalistes : demander la création d’un tribunal international pour juger les criminels de guerre israéliens ou demander une intervention efficace de l’ONU ou de l’Union Européenne. Tout le monde sait très bien que rien de cela ne se fera, parce que les tribunaux internationaux, par exemple, ne font que refléter les rapports de force dans le monde et ceux-ci sont pour le moment en faveur d’Israël. Ce sont ces rapports de force qu’il faut changer et cela ne peut se faire que petit à petit. C’est vrai qu’il y a « urgence » pour Gaza, mais il est tout aussi vrai que rien ne peut être fait aujourd’hui, précisément parce que le patient travail qui aurait dû être fait dans le passé n’a pas été accompli.
Dans les propositions faites ci-dessous, deux se situent sur le plan idéologique, et une sur le plan pratique.
1. Se défaire de l’illusion selon laquelle Israël est « utile »
Beaucoup de gens, surtout à gauche, continuent à penser qu’Israël n’est qu’un pion dans une stratégie états-unienne, capitaliste ou impérialiste de contrôle du Moyen-Orient. Rien n’est plus faux. Israël ne sert pratiquement à personne, sauf à ses propres fantasmes de domination. Il n’y a pas de pétrole en Israël ou au Liban. Les guerres dites pour le pétrole, de 1991 et de 2003, ont été menées par les États-Unis sans aucune aide israélienne et, en 1991, avec la demande explicite des États-Unis de non-intervention israélienne, parce que celle-ci aurait fait s’effondrer leur coalition arabe. Comme « allié stratégique », on peut trouver mieux. Il n’y a aucun doute que les pétro-monarchies pro-occidentales et les régimes arabes « modérés » sont catastrophés de voir Israël occuper sans arrêt les terres palestiniennes et radicaliser ainsi une bonne partie de leurs populations. C’est Israël qui, par ses politiques absurdes, a provoqué la création à la fois du Hezbollah et du Hamas et qui est indirectement responsable d’une bonne partie de la croissance de « l’islamisme radical ».
Il faut aussi comprendre que les capitalistes, pris dans leur ensemble (il n’y a pas que les marchands d’armes…), gagnent beaucoup plus à la paix qu’à la guerre : il n’y a qu’à voir les fortunes réalisées par les capitalistes occidentaux en Chine et au Vietnam depuis que la paix a été conclue avec ces pays, par opposition à l’époque de Mao et de la guerre du Vietnam. Les capitalistes se fichent pas mal de savoir de quel « peuple » Jérusalem est la « capitale éternelle » et, si la paix y régnait, ils se précipiteraient en Cisjordanie et à Gaza pour y exploiter une main d’œuvre qualifiée et n’ayant pas beaucoup d’autres moyens de vivre.
Finalement, n’importe quel États-unien préoccupé de l’influence de son pays dans le monde voit bien que s’aliéner un milliard de musulmans pour satisfaire tous les caprices d’Israël n’est pas exactement un investissement rationnel dans l’avenir [2].
Ce sont souvent ceux qui se considèrent comme marxistes qui ne veulent voir dans le soutien à Israël qu’une simple émanation de phénomènes généraux comme le capitalisme ou l’impérialisme (Marx lui-même était beaucoup plus nuancé sur la question du réductionnisme économique). Mais ce n’est pas rendre service au peuple palestinien que de maintenir de telles positions — en effet, le système capitaliste, qu’on l’aime ou non, est un système bien trop robuste pour dépendre de façon significative de l’occupation de la Cisjordanie ; ce système se porte d’ailleurs comme un charme en Afrique du Sud depuis le démantèlement de l’apartheid.
2. Libérer la parole non-juive sur la Palestine
Si le soutien à Israël ne s’explique pas principalement par des intérêts économiques ou stratégiques, pourquoi ce silence et cette complicité ? On pourrait invoquer l’indifférence à l’égard de ce qui se passe « loin de chez nous ». C’est peut-être vrai pour la majorité de la population, mais pas pour le milieu intellectuel dominant, lequel déborde de critiques envers le Venezuela, Cuba, le Soudan, l’Iran, le Hezbollah, le Hamas, la Syrie, l’Islam, la Serbie, la Russie ou la Chine. Et, sur tous ces sujets, même les plus grossières exagérations sont courantes et acceptées.
Une autre explication de la mansuétude envers Israël est la « culpabilité » occidentale par rapport aux persécutions antisémites du passé, en particulier les horreurs de la Deuxième Guerre mondiale. À ce sujet, on remarque parfois que les Palestiniens ne sont en rien coupables de ces horreurs et ne doivent pas payer pour les crimes des autres. C’est vrai, mais ce qui n’est presque jamais dit et qui est pourtant évident, c’est que l’immense majorité des Français, des Allemands ou des prêtres catholiques aujourd’hui sont tout aussi innocents que les Palestiniens de ce qui s’est passé pendant la guerre, pour la simple raison qu’ils sont nés après la guerre ou étaient enfants pendant celle-ci. La notion de culpabilité collective était déjà très discutable en 1945, mais l’idée de transmettre cette culpabilité aux descendants est une idée quasiment religieuse.
Ce qui est d’ailleurs curieux, c’est qu’à l’époque où l’Église catholique abandonnait l’idée de peuple déicide, celle de responsabilité quasi-universelle face au judéocide commençait à s’imposer. Mais cette « culpabilité » justifie une énorme hypocrisie. Nous sommes tous supposés nous sentir coupables de crimes du passé, auxquels, par définition, nous ne pouvons rien faire, mais presque pas coupables des crimes de nos alliés états-unien et israélien qui se déroulent aujourd’hui, devant nos yeux, et dont on pourrait au minimum clairement se désolidariser. Et, bien qu’il est sans arrêt affirmé que le souvenir de l’holocauste n’est pas supposé justifier la politique israélienne, il est évident que c’est au sein des populations les plus culpabilisées par ce souvenir (les Allemands, les Français et les catholiques) que le silence est le plus fort (par opposition aux noirs, aux arabes et aux Britanniques).
Ce qui précède est une banalité, mais une banalité qui n’est pas facile à dire — pourtant, il faut la répéter jusqu’à ce qu’elle soit reconnue pour telle si l’on veut que les non-juifs arrivent à s’exprimer librement sur la Palestine —. Peut-être que le meilleur slogan à mettre en avant lors des manifestations sur la Palestine ne serait pas, « Nous sommes tous des Palestiniens » — slogan bien intentionné mais qui ne reflète nullement la réalité de notre situation et la leur — mais plutôt : « Nous ne sommes pas coupables de l’holocauste ». En cela, nous partageons effectivement quelque chose avec les Palestiniens.
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