« Dieu ne restera pas muet »
Etienne Balibar : A propos du sionisme : messianisme et nationalisme
vendredi 27 juillet 2007.
Ce texte a paru dans le N° 9 (Hiver 2007-2008) de l'Agenda de la pensée contemporaine, publié par les Centres Roland-Barthes et Marcel-Granet de l'Institut de la pensée contemporaine aux Editions Flammarion, en tant que compte-rendu des ouvrages suivants :
Jacqueline Rose, The Question of Zion, Princeton University Press, 2005.
Idith Zertal, La nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d'Israël, Traduit de l'anglais par Marc Saint-Upéry, Editions La Découverte, 2004.
Amnon Raz-Krakotzkin : Exil et souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée bi-nationale, traduction par Catherine Neuve-Eglise, La Fabrique, 2007 (préface de Carlo Ginzburg).
Au moment où l'expropriation des « territoires occupés » par Israël achève de vider de son contenu l'hypothèse des deux Etats en Palestine, détruisant et morcelant le pays de façon apparemment irréversible, et où le conflit comme tel perd largement de son autonomie dans le cadre d'un état de guerre régional que polarise l'affrontement entre l'impérialisme américain, ses alliés et ses divers opposants (islamistes ou non), à quoi bon de nouvelles analyses de fond à propos de la constitution du sionisme ? Le décalage paraît abyssal entre leurs références historiques et théoriques complexes, la distance qu'elles établissent par rapport aux stéréotypes, et la brutalité des choix qu'un siècle de guerres et de violences, de manœuvres diplomatiques et de fausses solutions politiques, offre finalement aux parties en présence : élimination ou « transfert », à court terme, des populations arabes à l'exception de quelques zones de concentration et de surveillance, ou à plus long terme des populations juives au prix d'une nouvelle émigration massive. Ou l'une d'abord, et l'autre ensuite. [1]
Pourtant de telles analyses importent à plusieurs titres et je suis convaincu qu'il faut toujours prendre le temps de les conduire et de les discuter. D'une part elles révèlent les contradictions internes d'une idéologie et d'une politique qui, dans des conditions et des rapports de forces donnés, auront contribué comme peu d'autres à « faire l'histoire » dont nous sommes aujourd'hui les sujets - où que nous nous trouvions dans le monde. On peut certes s'en servir comme d'arguments polémiques contre tel ou tel, mais on peut aussi y voir l'indice des potentialités de division qui se sont cristallisées dans le passé, et pourraient le faire à nouveau si les circonstances s'y prêtent, contribuant à éviter le pire. L'essor de la pensée critique (dite parfois globalement « post-sioniste ») en Israël dans la petite minorité qui s'oppose vraiment à la colonisation et recherche l'action commune avec la résistance palestinienne est à vrai dire impressionnant. D'autre part, elles ouvrent à la réflexion des possibilités de comparaison entre un cas « extrême », sinon unique en son genre, et une multiplicité de formations étatiques qui associent elles aussi, bien que tout autrement, des composantes « messianiques » et des composantes « nationales », dans une synthèse de plus en plus problématique aujourd'hui. D'un côté, par conséquent, il s'agit de faire ressortir contre l'évidence l'indétermination logée au cœur d'une situation déterminée. De l'autre, il s'agit de contribuer à une réflexion globale sur les forces et les représentations impliquées dans les changements de notre horizon cosmopolitique. Dans les deux cas, il faut faire droit au passé agissant au sein du présent, en appliquant le maximum de rigueur à l'intelligence de ses pouvoirs.
C'est dans cette perspective que je voudrais confronter ici trois ouvrages récemment parus à propos du sionisme, qui domine toujours le « sens commun » des perceptions de la question juive et de son intrication avec l'histoire et les fonctions de l'Etat d'Israël. Dans la différence de leurs positions sur des points névralgiques, ils ont en commun de remettre en question l'idée d'une coupure entre le religieux et le politique, et de montrer dans la trajectoire d'Israël, non pas sans doute une histoire sainte, mais une histoire des puissances du sacré dans le monde profane, et de ses effets sur ceux-là mêmes qui s'en servent. Ils ont aussi l'intérêt d'articuler avec l'actualité une conjoncture intellectuelle étonnante, qui a vu tour à tour converger et s'opposer, autour de la critique de l'idée d'un « Etat Juif » en Palestine, les tenants d'un sionisme culturel alternatif et ceux d'un cosmopolitisme enraciné dans l'expérience juive de l'exclusion : l'épisode le plus frappant à cet égard étant la confrontation entre Scholem et Arendt au lendemain de la publication par celle-ci de son « rapport » sur le procès Eichmann.
Le premier ouvrage auquel je me réfère ne vient pas d'Israël, même si son auteur y entretient de multiples relations : c'est celui de Jacqueline Rose, The Question of Zion, issu de conférences données en 2003 à l'Université de Princeton. [2] Dans son premier chapitre (« The apocalyptic sting »), Rose commence par s'intéresser au fond messianique du sionisme politique en s'inspirant des analyses aujourd'hui classiques (mais toujours controversées) de Gershom Scholem sur l'histoire de la Kabbale et du messianisme juif. [3]
C'est Scholem lui-même qui, dès son installation en Palestine, avait opéré un rapprochement entre le sionisme et le sabbataïsme, dans lesquels il voyait les deux moments politiques de l'histoire du peuple juif à l'époque moderne. Le caractère « historique » de la rédemption dans le judaïsme (par opposition à l'idée chrétienne d'un salut dans l'autre monde), associé à l'espérance d'une fin des persécutions endurées dans l'exil et l'esclavage d'Israël, engendre une idéologie révolutionnaire que Scholem appelle « utopique » et « apocalyptique ». Résultat d'une « attente messianique intense » [4], cette idéologie se représente l'âge messianique comme le moment d'un « affrontement final d'Israël et des Nations », une conflagration dotée d'une signification cosmique dont les cataclysmes forment la condition de la renaissance nationale. A cette représentation (qui se retrouvera dans le marxisme) du rôle de la violence dans l'histoire, identifié aux souffrances d'un enfantement, une tradition particulière issue de la Kabbale ajoute une dimension spécifiquement antinomique : l'ère messianique n'est pas seulement celle de la réunion au sein de la divinité des parties du monde « brisé » depuis la création, c'est aussi, en vue de « hâter la fin », celui d'une inversion de la loi ou de sa réalisation à travers sa transgression (« c'est en violant la Torah qu'on l'accomplit »), forme spécifique de « l'activisme [prenant] l'utopie comme levier en vue de l'instauration du royaume messianique » - si indécise d'ailleurs que demeure la figure du messie lui-même. [5]
Etienne Balibar : A propos du sionisme : messianisme et nationalisme
vendredi 27 juillet 2007.
Ce texte a paru dans le N° 9 (Hiver 2007-2008) de l'Agenda de la pensée contemporaine, publié par les Centres Roland-Barthes et Marcel-Granet de l'Institut de la pensée contemporaine aux Editions Flammarion, en tant que compte-rendu des ouvrages suivants :
Jacqueline Rose, The Question of Zion, Princeton University Press, 2005.
Idith Zertal, La nation et la mort. La Shoah dans le discours et la politique d'Israël, Traduit de l'anglais par Marc Saint-Upéry, Editions La Découverte, 2004.
Amnon Raz-Krakotzkin : Exil et souveraineté. Judaïsme, sionisme et pensée bi-nationale, traduction par Catherine Neuve-Eglise, La Fabrique, 2007 (préface de Carlo Ginzburg).
Au moment où l'expropriation des « territoires occupés » par Israël achève de vider de son contenu l'hypothèse des deux Etats en Palestine, détruisant et morcelant le pays de façon apparemment irréversible, et où le conflit comme tel perd largement de son autonomie dans le cadre d'un état de guerre régional que polarise l'affrontement entre l'impérialisme américain, ses alliés et ses divers opposants (islamistes ou non), à quoi bon de nouvelles analyses de fond à propos de la constitution du sionisme ? Le décalage paraît abyssal entre leurs références historiques et théoriques complexes, la distance qu'elles établissent par rapport aux stéréotypes, et la brutalité des choix qu'un siècle de guerres et de violences, de manœuvres diplomatiques et de fausses solutions politiques, offre finalement aux parties en présence : élimination ou « transfert », à court terme, des populations arabes à l'exception de quelques zones de concentration et de surveillance, ou à plus long terme des populations juives au prix d'une nouvelle émigration massive. Ou l'une d'abord, et l'autre ensuite. [1]
Pourtant de telles analyses importent à plusieurs titres et je suis convaincu qu'il faut toujours prendre le temps de les conduire et de les discuter. D'une part elles révèlent les contradictions internes d'une idéologie et d'une politique qui, dans des conditions et des rapports de forces donnés, auront contribué comme peu d'autres à « faire l'histoire » dont nous sommes aujourd'hui les sujets - où que nous nous trouvions dans le monde. On peut certes s'en servir comme d'arguments polémiques contre tel ou tel, mais on peut aussi y voir l'indice des potentialités de division qui se sont cristallisées dans le passé, et pourraient le faire à nouveau si les circonstances s'y prêtent, contribuant à éviter le pire. L'essor de la pensée critique (dite parfois globalement « post-sioniste ») en Israël dans la petite minorité qui s'oppose vraiment à la colonisation et recherche l'action commune avec la résistance palestinienne est à vrai dire impressionnant. D'autre part, elles ouvrent à la réflexion des possibilités de comparaison entre un cas « extrême », sinon unique en son genre, et une multiplicité de formations étatiques qui associent elles aussi, bien que tout autrement, des composantes « messianiques » et des composantes « nationales », dans une synthèse de plus en plus problématique aujourd'hui. D'un côté, par conséquent, il s'agit de faire ressortir contre l'évidence l'indétermination logée au cœur d'une situation déterminée. De l'autre, il s'agit de contribuer à une réflexion globale sur les forces et les représentations impliquées dans les changements de notre horizon cosmopolitique. Dans les deux cas, il faut faire droit au passé agissant au sein du présent, en appliquant le maximum de rigueur à l'intelligence de ses pouvoirs.
C'est dans cette perspective que je voudrais confronter ici trois ouvrages récemment parus à propos du sionisme, qui domine toujours le « sens commun » des perceptions de la question juive et de son intrication avec l'histoire et les fonctions de l'Etat d'Israël. Dans la différence de leurs positions sur des points névralgiques, ils ont en commun de remettre en question l'idée d'une coupure entre le religieux et le politique, et de montrer dans la trajectoire d'Israël, non pas sans doute une histoire sainte, mais une histoire des puissances du sacré dans le monde profane, et de ses effets sur ceux-là mêmes qui s'en servent. Ils ont aussi l'intérêt d'articuler avec l'actualité une conjoncture intellectuelle étonnante, qui a vu tour à tour converger et s'opposer, autour de la critique de l'idée d'un « Etat Juif » en Palestine, les tenants d'un sionisme culturel alternatif et ceux d'un cosmopolitisme enraciné dans l'expérience juive de l'exclusion : l'épisode le plus frappant à cet égard étant la confrontation entre Scholem et Arendt au lendemain de la publication par celle-ci de son « rapport » sur le procès Eichmann.
Le premier ouvrage auquel je me réfère ne vient pas d'Israël, même si son auteur y entretient de multiples relations : c'est celui de Jacqueline Rose, The Question of Zion, issu de conférences données en 2003 à l'Université de Princeton. [2] Dans son premier chapitre (« The apocalyptic sting »), Rose commence par s'intéresser au fond messianique du sionisme politique en s'inspirant des analyses aujourd'hui classiques (mais toujours controversées) de Gershom Scholem sur l'histoire de la Kabbale et du messianisme juif. [3]
C'est Scholem lui-même qui, dès son installation en Palestine, avait opéré un rapprochement entre le sionisme et le sabbataïsme, dans lesquels il voyait les deux moments politiques de l'histoire du peuple juif à l'époque moderne. Le caractère « historique » de la rédemption dans le judaïsme (par opposition à l'idée chrétienne d'un salut dans l'autre monde), associé à l'espérance d'une fin des persécutions endurées dans l'exil et l'esclavage d'Israël, engendre une idéologie révolutionnaire que Scholem appelle « utopique » et « apocalyptique ». Résultat d'une « attente messianique intense » [4], cette idéologie se représente l'âge messianique comme le moment d'un « affrontement final d'Israël et des Nations », une conflagration dotée d'une signification cosmique dont les cataclysmes forment la condition de la renaissance nationale. A cette représentation (qui se retrouvera dans le marxisme) du rôle de la violence dans l'histoire, identifié aux souffrances d'un enfantement, une tradition particulière issue de la Kabbale ajoute une dimension spécifiquement antinomique : l'ère messianique n'est pas seulement celle de la réunion au sein de la divinité des parties du monde « brisé » depuis la création, c'est aussi, en vue de « hâter la fin », celui d'une inversion de la loi ou de sa réalisation à travers sa transgression (« c'est en violant la Torah qu'on l'accomplit »), forme spécifique de « l'activisme [prenant] l'utopie comme levier en vue de l'instauration du royaume messianique » - si indécise d'ailleurs que demeure la figure du messie lui-même. [5]
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