par Etienne Balibar et Jean-Marc Lévy-Leblond
L'origine d'un Etat ne détermine pas son destin, elle est toujours ouverte à plusieurs histoires, même si certaines – compte tenu des circonstances – paraissent après-coup plus probables que d'autres. Il arrive pourtant que l'accumulation des événements, leur interprétation dominante, les décisions prises (ou éludées) année après année, le jeu des intérêts et des idéologies qu'ils cristallisent, dessinent comme une tragique fatalité. Il faut alors un prodigieux effort d'imagination, soutenu par l'énergie du désespoir, pour concevoir une autre issue que la catastrophe.
L'Etat d'Israël est issu de la conjonction de deux mouvements caractéristiques du XIXe siècle portés à l'extrême par le XXe, avec des inflexions propres : le nationalisme, dont relevait typiquement le sionisme initial, projet politique et culturel d'une partie des populations juives opprimées de l'Europe centrale et orientale, et le colonialisme européen, grâce auquel ont pu s'implanter en Palestine des communautés de pionniers, combinant l'utopie socialiste égalitaire avec le rêve messianique du "retour" sur la terre de la Bible. Ces communautés de juifs sionistes (formant ensemble le Yishouv) et la direction politique dont elles se dotèrent devinrent alors une pièce du "grand jeu" que l'Empire britannique menait dans le monde arabe, favorisant alternativement différentes ethnies, dynasties et religions pour dominer cette région stratégique et ses immenses ressources pétrolières. La déclaration Balfour de 1917, promettant l'établissement en Palestine d'un "foyer national pour le peuple juif", constitua un moment de cette politique, dont les sionistes furent parmi d'autres les instruments, mais qu'ils surent aussi utiliser à leurs propres fins.
On ne saurait cependant s'en tenir là pour comprendre les problèmes que posent aujourd'hui l'existence et la politique d'Israël, et d'abord à ses propres citoyens. Tout bascula avec la seconde guerre mondiale : elle entraîna l'affaiblissement de l'empire britannique et précipita en Palestine des centaines de milliers de rescapés de l'extermination nazie. Ce qui conféra à l'Etat d'Israël institué par le "partage" de 1947 une nouvelle légitimité morale, sanctionnée par la reconnaissance internationale presque unanime et l'admission aux Nations unies. Il n'en reste pas moins que l'Etat qui se proclama lui-même "Etatjuif" (en dépit de la présence en son sein d'une forte minorité arabe musulmane et chrétienne) et s'assigna pour mission de rassembler sur son sol le plus grand nombre possible des juifs religieux ou laïques du monde entier (immigrants de fraîche date ou assimilés depuis longtemps dans leurs pays respectifs, donc culturellement très divers, et souffrant à des degrés très inégaux – quand c'était le cas – de l'antisémitisme) était né dans la guerre et même dans le terrorisme. Cela tenait à l'hostilité irréductible (au moins jusqu'à l'initiative du président Sadate) des Etats arabes environnants, que leur propre nationalisme et le panarabisme ascendant poussaient à refuser l'installation d'Israël en Palestine, puis à vouloir son anéantissement, et à son intention symétrique plus ou moins avouée d'expulser la population arabe autochtone. Le mot de Golda Meir : "une terre sans peuple pour un peuple sans terre" – en totale contradiction avec la réalité –, enclenchait une logique d'élimination, contre laquelle d'emblée certains intellectuels (comme Einstein, Buber, Arendt, ou le fondateur de l'université hébraïque de Jérusalem, Judah Magnes) avaient mis en garde, et qui contenait en germe les éléments de la catastrophe actuelle.
Les guerres alternativement défensives et offensives des années 50 à 90 (dont une première invasion du Liban en 1982), qu'on ne peut résumer ici, entraînèrent une profonde militarisation de la vie sociale et du personnel politique israélien, et accentuèrent sa tendance à penser les questions politiques uniquement en termes de rapports de forces. Alors qu'il possède une des plus puissantes armées du monde, dotée de toute la panoplie des armes modernes depuis les missiles "intelligents" héliportés jusqu'aux bombes nucléaires, et capable aussi bien de cibler les militants palestiniens dans leur chambre à coucher que d'intervenir à des milliers de kilomètres (comme on l'a vu en particulier en Afrique), l'État d'Israël présente chaque conflit avec ses voisins comme une question de vie ou de mort. Cela n'a pas été pour rien dans l'instrumentalisation progressive de la mémoire de la Shoah à laquelle il a procédé pour cimenter son unité nationale, faire taire les critiques dans les communautés juives à travers le monde, et se prévaloir dans les relations internationales d'un "droit" particulier, au risque évident de finir par miner l'un des fondements de sa légitimité.
Mais surtout l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza, l'annexion de Jérusalem-Est après la guerre (préventive) des Six Jours, ainsi que les deux "Intifadas" qui en ont résulté, ont constitué un second tournant. Bien loin que les accords d'Oslo (1993) établissant l'Autorité palestinienne et préfigurant la constitution de deux Etats sur l'ancien territoire mandataire (dont Israël possède officiellement 78 %) aient représenté une inversion de la logique d'affrontement, ils furent mis à profit pour accélérer la colonisation et renforcer le fait accompli. Ils apparaissent rétrospectivement comme un moment tactique dans la conquête du "grand Israël", dont la succession des tracés d'expropriation (incluant la construction du mur de Cisjordanie) témoigne éloquemment. Certes la direction de l'OLP sous Yasser Arafat n'a pas été exempte de duplicité (y compris du fait des avantages matériels qu'elle retirait de la "gestion" déléguée des territoires occupés). Et ce n'est qu'en 1998 que les articles de sa Charte constitutive appelant à la destruction d'Israël ont été officiellement abrogés. De leur côté certains dirigeants israéliens (Itzhak Rabin, qui le paya de sa vie) ont semblé vouloir lever le grand obstacle à tout règlement du différend israélo-palestinien, à savoir le refus obstiné de traiter l'adversaire sur un pied d'égalité, doté d'un droit équivalent sur la terre, l'eau, les frontières, la sécurité, la représentation internationale. Mais les faits sont plus éloquents que les discours, et ils vont massivement – tous gouvernements confondus – dans le sens d'un développement des caractéristiques coloniales de l'Etat d'Israël. Celles-ci l'emportent aujourd'hui sans partage sous le nom et le couvert du "retrait unilatéral". L'Etat sioniste a développé une forme de démocratie politique (régime parlementaire, garanties constitutionnelles, liberté d'opinion) et atteint, en dépit de grandes inégalités sociales, un niveau de réussite économique et culturelle élevé (grâce aussi à une aide américaine massive et permanente, telle qu'aucun autre Etat n'en a jamais bénéficié). Mais il a institué sur les différents territoires qu'il contrôle une forme d'apartheid (ce que le géographe Oren Yiftachel appelle une "ethnocratie") dont la condition d'existence est l'enfermement des populations dominées, le contrôle de leurs ressources matérielles et la destruction progressive de leurs institutions culturelles, la violence meurtrière contre leurs actions de résistance même non-violentes et contre leurs directions politiques autonomes.
Comment apprécier, dès lors, les formes prises par la revendication d'indépendance de la nation palestinienne ? Aucune idéalisation n'est ici de mise, mais on ne saurait faire abstraction des conditions créées par l'écrasante disproportion du rapport des forces. C'est le cas en particulier pour ce qui concerne l'utilisation du terrorisme (au sens strict de violence meurtrière indiscriminée dirigée contre des populations civiles) et notamment de la tactique des attentats-suicides adoptée par des groupes de partisans aussi bien laïques que religieux, et dramatiquement amplifiée pendant la "seconde Intifada". Nous sommes de ceux qui, avec une bonne partie de la société civile palestinienne ou des intellectuels et des dirigeants comme Edward Said et Moustapha Barghouti, considèrent ces actions comme moralement injustifiables, destructrices et contre-productives, mais nous trouvons bien mal placés pour les dénoncer ceux qui, pratiquant eux-mêmes la terreur de masse avec des moyens supérieurs, ne cessent de les alimenter. Elles ne sauraient de toute façon constituer la seule grille de lecture de la réalité palestinienne.
L'origine d'un Etat ne détermine pas son destin, elle est toujours ouverte à plusieurs histoires, même si certaines – compte tenu des circonstances – paraissent après-coup plus probables que d'autres. Il arrive pourtant que l'accumulation des événements, leur interprétation dominante, les décisions prises (ou éludées) année après année, le jeu des intérêts et des idéologies qu'ils cristallisent, dessinent comme une tragique fatalité. Il faut alors un prodigieux effort d'imagination, soutenu par l'énergie du désespoir, pour concevoir une autre issue que la catastrophe.
L'Etat d'Israël est issu de la conjonction de deux mouvements caractéristiques du XIXe siècle portés à l'extrême par le XXe, avec des inflexions propres : le nationalisme, dont relevait typiquement le sionisme initial, projet politique et culturel d'une partie des populations juives opprimées de l'Europe centrale et orientale, et le colonialisme européen, grâce auquel ont pu s'implanter en Palestine des communautés de pionniers, combinant l'utopie socialiste égalitaire avec le rêve messianique du "retour" sur la terre de la Bible. Ces communautés de juifs sionistes (formant ensemble le Yishouv) et la direction politique dont elles se dotèrent devinrent alors une pièce du "grand jeu" que l'Empire britannique menait dans le monde arabe, favorisant alternativement différentes ethnies, dynasties et religions pour dominer cette région stratégique et ses immenses ressources pétrolières. La déclaration Balfour de 1917, promettant l'établissement en Palestine d'un "foyer national pour le peuple juif", constitua un moment de cette politique, dont les sionistes furent parmi d'autres les instruments, mais qu'ils surent aussi utiliser à leurs propres fins.
On ne saurait cependant s'en tenir là pour comprendre les problèmes que posent aujourd'hui l'existence et la politique d'Israël, et d'abord à ses propres citoyens. Tout bascula avec la seconde guerre mondiale : elle entraîna l'affaiblissement de l'empire britannique et précipita en Palestine des centaines de milliers de rescapés de l'extermination nazie. Ce qui conféra à l'Etat d'Israël institué par le "partage" de 1947 une nouvelle légitimité morale, sanctionnée par la reconnaissance internationale presque unanime et l'admission aux Nations unies. Il n'en reste pas moins que l'Etat qui se proclama lui-même "Etatjuif" (en dépit de la présence en son sein d'une forte minorité arabe musulmane et chrétienne) et s'assigna pour mission de rassembler sur son sol le plus grand nombre possible des juifs religieux ou laïques du monde entier (immigrants de fraîche date ou assimilés depuis longtemps dans leurs pays respectifs, donc culturellement très divers, et souffrant à des degrés très inégaux – quand c'était le cas – de l'antisémitisme) était né dans la guerre et même dans le terrorisme. Cela tenait à l'hostilité irréductible (au moins jusqu'à l'initiative du président Sadate) des Etats arabes environnants, que leur propre nationalisme et le panarabisme ascendant poussaient à refuser l'installation d'Israël en Palestine, puis à vouloir son anéantissement, et à son intention symétrique plus ou moins avouée d'expulser la population arabe autochtone. Le mot de Golda Meir : "une terre sans peuple pour un peuple sans terre" – en totale contradiction avec la réalité –, enclenchait une logique d'élimination, contre laquelle d'emblée certains intellectuels (comme Einstein, Buber, Arendt, ou le fondateur de l'université hébraïque de Jérusalem, Judah Magnes) avaient mis en garde, et qui contenait en germe les éléments de la catastrophe actuelle.
Les guerres alternativement défensives et offensives des années 50 à 90 (dont une première invasion du Liban en 1982), qu'on ne peut résumer ici, entraînèrent une profonde militarisation de la vie sociale et du personnel politique israélien, et accentuèrent sa tendance à penser les questions politiques uniquement en termes de rapports de forces. Alors qu'il possède une des plus puissantes armées du monde, dotée de toute la panoplie des armes modernes depuis les missiles "intelligents" héliportés jusqu'aux bombes nucléaires, et capable aussi bien de cibler les militants palestiniens dans leur chambre à coucher que d'intervenir à des milliers de kilomètres (comme on l'a vu en particulier en Afrique), l'État d'Israël présente chaque conflit avec ses voisins comme une question de vie ou de mort. Cela n'a pas été pour rien dans l'instrumentalisation progressive de la mémoire de la Shoah à laquelle il a procédé pour cimenter son unité nationale, faire taire les critiques dans les communautés juives à travers le monde, et se prévaloir dans les relations internationales d'un "droit" particulier, au risque évident de finir par miner l'un des fondements de sa légitimité.
Mais surtout l'occupation de la Cisjordanie et de Gaza, l'annexion de Jérusalem-Est après la guerre (préventive) des Six Jours, ainsi que les deux "Intifadas" qui en ont résulté, ont constitué un second tournant. Bien loin que les accords d'Oslo (1993) établissant l'Autorité palestinienne et préfigurant la constitution de deux Etats sur l'ancien territoire mandataire (dont Israël possède officiellement 78 %) aient représenté une inversion de la logique d'affrontement, ils furent mis à profit pour accélérer la colonisation et renforcer le fait accompli. Ils apparaissent rétrospectivement comme un moment tactique dans la conquête du "grand Israël", dont la succession des tracés d'expropriation (incluant la construction du mur de Cisjordanie) témoigne éloquemment. Certes la direction de l'OLP sous Yasser Arafat n'a pas été exempte de duplicité (y compris du fait des avantages matériels qu'elle retirait de la "gestion" déléguée des territoires occupés). Et ce n'est qu'en 1998 que les articles de sa Charte constitutive appelant à la destruction d'Israël ont été officiellement abrogés. De leur côté certains dirigeants israéliens (Itzhak Rabin, qui le paya de sa vie) ont semblé vouloir lever le grand obstacle à tout règlement du différend israélo-palestinien, à savoir le refus obstiné de traiter l'adversaire sur un pied d'égalité, doté d'un droit équivalent sur la terre, l'eau, les frontières, la sécurité, la représentation internationale. Mais les faits sont plus éloquents que les discours, et ils vont massivement – tous gouvernements confondus – dans le sens d'un développement des caractéristiques coloniales de l'Etat d'Israël. Celles-ci l'emportent aujourd'hui sans partage sous le nom et le couvert du "retrait unilatéral". L'Etat sioniste a développé une forme de démocratie politique (régime parlementaire, garanties constitutionnelles, liberté d'opinion) et atteint, en dépit de grandes inégalités sociales, un niveau de réussite économique et culturelle élevé (grâce aussi à une aide américaine massive et permanente, telle qu'aucun autre Etat n'en a jamais bénéficié). Mais il a institué sur les différents territoires qu'il contrôle une forme d'apartheid (ce que le géographe Oren Yiftachel appelle une "ethnocratie") dont la condition d'existence est l'enfermement des populations dominées, le contrôle de leurs ressources matérielles et la destruction progressive de leurs institutions culturelles, la violence meurtrière contre leurs actions de résistance même non-violentes et contre leurs directions politiques autonomes.
Comment apprécier, dès lors, les formes prises par la revendication d'indépendance de la nation palestinienne ? Aucune idéalisation n'est ici de mise, mais on ne saurait faire abstraction des conditions créées par l'écrasante disproportion du rapport des forces. C'est le cas en particulier pour ce qui concerne l'utilisation du terrorisme (au sens strict de violence meurtrière indiscriminée dirigée contre des populations civiles) et notamment de la tactique des attentats-suicides adoptée par des groupes de partisans aussi bien laïques que religieux, et dramatiquement amplifiée pendant la "seconde Intifada". Nous sommes de ceux qui, avec une bonne partie de la société civile palestinienne ou des intellectuels et des dirigeants comme Edward Said et Moustapha Barghouti, considèrent ces actions comme moralement injustifiables, destructrices et contre-productives, mais nous trouvons bien mal placés pour les dénoncer ceux qui, pratiquant eux-mêmes la terreur de masse avec des moyens supérieurs, ne cessent de les alimenter. Elles ne sauraient de toute façon constituer la seule grille de lecture de la réalité palestinienne.
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