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Le malaise des jeunes au Groenland

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  • Le malaise des jeunes au Groenland

    Scène de routine en cette soirée d'hiver à Ilulissat, une ville de 4 500 habitants bordée d'icebergs à quelques centaines de kilomètres au-delà du cercle polaire, sur la côte ouest du Groenland. Gideon Quist, policier inuit, patrouille au volant de sa voiture dans le quartier de Naleraq, l'une des zones à problèmes de la ville où vivent essentiellement des pêcheurs de flétans et des chasseurs de phoques. Gideon Quist y intervient souvent pour des affaires de violence domestique à cause de l'alcool, l'une des plaies du Groenland. Le froid est sec, - 25 °C.

    La violence fait partie du quotidien au Groenland et touche jusqu'au coeur des familles. Aujourd'hui, c'est soir de paye. Gideon Quist fait la tournée des deux pubs et de la discothèque Murphy, plutôt calmes. L'aurore boréale verte qui sillonne le ciel le laisse indifférent. Avant d'arriver ici, il a passé deux ans à Upernavik, plus au nord encore, un village de 1 200 habitants. "Il y a eu une épidémie de suicides, 17 jeunes en un an, âgés de 15 à 21 ans, surtout des garçons, une hécatombe pour une petite ville comme ça. Des jeunes qui se sentaient piégés dans ce coin sans avenir", dit-il. Au Groenland, aucune route ne relie les quelques dizaines de villes et villages parsemés le long d'une côte immense au relief tourmenté.

    Rasmus, un chauffeur de taxi de 35 ans rencontré à Nuuk, la capitale de 15 000 habitants située plus au sud, a voulu se suicider lorsqu'il avait une quinzaine d'années. Il en avait marre de voir son père cogner sur sa mère. Marre de l'impasse. Entraîné par l'un de ses frères, il était devenu vendeur de haschisch, une affaire lucrative au Groenland, où le prix est dix fois plus élevé qu'au Danemark. "Avec ma bande, j'ai détruit beaucoup de familles, confesse-t-il. Les gens nous empruntaient de l'argent, ne pouvaient pas rembourser. On allait chez eux, on menaçait, on se servait." Tout cela est derrière lui. Il en parle ouvertement, honteux et soulagé à la fois. Ainsi en va-t-il du Groenland, 56 000 habitants, territoire autonome appartenant au Danemark, même s'il s'en détache de plus en plus après le référendum du 25 novembre 2008 sur l'autonomie élargie, qui ouvre la voie de l'indépendance.

    A la bibliothèque ou au centre culturel de Nuuk, partout où les jeunes peuvent passer, sont affichés ou posés des posters et brochures sur les droits des enfants ou des campagnes de prévention du suicide. Un tiers des jeunes Groenlandaises et 10 % des garçons ont été victimes d'abus sexuels. Les proportions sont les mêmes s'agissant des tentatives de suicide. Trois fois plus élevées qu'au Danemark. Beaucoup des problèmes trouvent leur source à l'époque où le Danemark a, dans les années 1950 et 1960, apporté l'Etat-providence au Groenland. Car cette modernisation s'est traduite par une politique de concentration des habitants des hameaux les plus dispersés. Ceux-ci se sont vidés, et les populations ont été coupées de leur mode de vie traditionnel.

    Mais, comme le constate la sociologue danoise Lill Rastad Bjørst dans Un autre monde, préjugés et stéréotypes sur le Groenland et l'Arctique, publié en 2008, les Groenlandais, victimes de ce qui a été décrit comme un "esquimau-orientalisme", sont confrontés à un dilemme : "Le passé a été tant romantisé et stéréotypé qu'il est aujourd'hui presque aussi exotique pour les Groenlandais que pour les Danois." D'où, selon elle, la difficulté "de s'identifier comme inuit et de vivre en même temps dans un monde moderne".

    La psychologue Kirsten Ørgaard a ouvert en mars 2006 Maelkebøtten ("Le Pissenlit"), un centre d'accueil pour les enfants et les adolescents, juste à côté du petit marché de Nuuk, où pêcheurs et chasseurs viennent débiter et vendre leurs prises du jour. Son centre est la preuve que le Groenland commence à affronter ses problèmes sociaux longtemps restés tabous. Au rez-de-chaussée, des enfants jouent. Ils sont venus chercher refuge, échapper à la solitude ou à la rue où les conflits familiaux les poussent. A l'étage, des chambres hébergent, pour des mois parfois, des jeunes fuyant des parents déboussolés. "Au Groenland, les problèmes sont plus visibles, car la société est plus réduite, explique Mme Ørgaard. Il y a eu de nombreux problèmes sociaux depuis les années 1950. Beaucoup de gens ont grandi avec un traumatisme et sont restés longtemps sans pouvoir être traités, faute de personnel éduqué."

    Ce manque d'éducation est le talon d'Achille du Groenland, tout autant que les choix de la classe politique en place. La grande île perçoit encore 430 millions d'euros par an d'aide du Danemark. "La seule solution est de couper ce lien avec le Danemark, estime Per Rosing-Petersen, député Siumut, le parti social-démocrate et nationaliste au pouvoir. Car ce lien nous maintient dans l'idée que nous sommes incapables de survivre par nos propres moyens."

    "Nous avons un gouvernement autonome depuis 1979, donc il faut passer à autre chose au lieu de toujours mettre nos problèmes sur le dos de la colonisation, lance Malik Milfeldt, un jeune Groenlandais responsable de l'office du tourisme national, représentatif de cette partie de la population éduquée, minoritaire encore, mais qui veut aller de l'avant. Les Groenlandais en ont marre des scandales, des hauts salaires des politiciens, des appartements financés par le gouvernement. Ce dont nous avons besoin, c'est de juristes, de policiers et d'ingénieurs." La route sera encore longue.

    Olivier Truc - Le Monde.fr
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