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Comment les arabes ont récupéré leur art du recit ?

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  • Comment les arabes ont récupéré leur art du recit ?

    le monde ,10/02/09

    Qu’ont trouvé les Occidentaux ont trouvé dans la littérature arabe ? Ce qu’ils y étaient allés chercher : un reflet de leur propre littérature. Leur poésie a longtemps été la fierté des Arabes mais elle avait été décrétée intraduisible : en passant dans une autre langue, elle perdait en route le nazm, l’agencement où résidait son mystère. Intraduisible contrairement à sa philosophie et à ses traités de sagesse. L’Occident négligea donc cette poésie au profit de leurs récits, cette arme du démuni, grand art du mensonge et du rêve, auquel Cervantès rend hommage en créditant un historien arabe de l’invention de Don Quichotte. Mais quels récits ? Ceux qui trouvaient leurs correspondances dans Robinson Crusoe, La Divine comédie, les Fables de La Fontaine… Mais des textes aussi importants que Le Livre des avares de Jâhiz (781-868), inventaire des stratagèmes de l’avarice qui héroïse l’économe en grand intègre, demeurèrent dans l’ombre car on n’arrivait pas à établir les analogies nécessaires avec L’Avare ou Eugène Grandet… L’Occident a avancé dans d’autres littératures avec un miroir en guise de loupe.
    Telle est l’idée brillamment défendue par Abdelfattah Kilito, professeur à la Faculté des Lettres de Rabat, dans Les Arabes et l’art du récit (153 pages, 23 euros, Actes sud), un essai particulièrement stimulant dont la légèreté de l’écriture s’annonce dès le sous-titre “Une étrange familiarité”. Ce qui ne surprendra pas les lecteurs de son précédent livre Tu ne parleras pas ma langue consacré au bilinguisme. Sa thèse prend naturellement racine, dès le début, dans l’étude du Coran (traduction Kasimirski, 1970). Comment [IMG]http://passouline.*****************/files/2009/02/iran.1234289404.jpg[/IMG]rendre compatible une prophétie d’inspiration divine et une poésie de nature démoniaque ? A partir de là, il s’empare du Livre de Kalîla et Dimna écrit par le philosophe hindou Bidpaï à la seule intention du roi de l’Inde et de ses plus proches courtisans. Il ne devait pas quitter sa bibliothèque, sous la garde d’un dragon, et n’être pas traduit, surtout pas par les Persans qui auraient pu y trouver un regain de puissance en en tirant des enseignements. Le texte sera finalement traduit en pehlvi avant de nous parvenir en arabe. Ce qui suggère à Kilito une réflexion sur la dialectique refus d’être traduit/refus de traduire, la farouche hostilité de nombreux peuples à voir leurs textes sacrés tomber dans des mains étrangères qui les agresseraient en le transposant dans leur langue et la conception belliciste de la traduction vue comme une “conquête” (Nietzsche dixit). En traduisant ce livre interdit au regard, ou plutôt à “l’épreuve de l’étranger”, le médecin persan Borzouyeh aura d’une certaine manière conquis l’Inde après Alexandre, en subjuguant non ses habitants mais sa pensée. D’une apparente simplicité mais d’une intense complexité allégorique, Le Livre de Kalîla et Dimna ne se donne pas facilement. Traduit par les Arabes, il n’en demeure pas moins crypté. Son auteur aura finalement réussi à ne le conserver véritablement intelligible qu’à quelques uns. Cela dit, qu’on ne s’y trompe pas : si les auteurs classiques de la littérature arabe dédaignaient eux aussi d’être traduits, aujourd’hui, c’est “leur principal souci”.
    Dans un autre chapitre, Abdelfattah Kilito s’attarde sur Le Collier de la colombe d’Ibn Hazm (994-1064), paru dans la traduction de Gabriel Martinez-Gros sous le titre De l’amour et des amants (Sindbad, 1992). Chose exceptionnelle, dans ce récit, l’initiative de la déclaration d’amour revient à la femme. Ce qui était rien[IMG]http://passouline.*****************/files/2009/02/one_thousand_and_one_nights17.1234289308.jpg[/IMG] moins que scandaleux. L’essayiste, qui a bien exploré le corpus, n’a rien trouvé d’analogue dans la littérature narrative ou poétique. Sinon ailleurs, lorsque la reine Guenièvre embrasse Lancelot, ou, en écho, lorsque Francesca fait le premier pas vers Paolo dans L’Enfer de Dante. L’initiative de Ibn Hazm n’en est que plus risquée puisque, enchevêtrant l’amour et l’écriture, elle brave à la fois le censeur, l’oeil hostile et le délateur. “A la différence de la copie mutilée dont nous disposons, la copie céleste du livre, consignée par les deux anges, est complète…” conclut Kilito.
    Et Les Mille et une nuits ? Non qu’il les ait oubliées. Un problème que ce classique des classiques arabes, si répandu qu’il éclipsa longtemps le reste. “Futile” aux yeux des lettrés arabes des temps anciens, nécessairement lu dès l’enfance par nombre d’Arabes des temps actuels, que faut-il en faire ? Abdelfattah Kilito reconnaît qu’il n’y est revenu que par des chemins détournés. Parce que Zadig, Jacques le fataliste, Le Sopha et surtout A la recherche du temps perdu s’y référaient, parfois en abondance. Sinon, il convient que l’art arabe du récit s’en est très bien passé, et qu’il continue sans dommages, alors [IMG]http://passouline.*****************/files/2009/02/mille-et-une-nuit1.1234289335.jpg[/IMG]que les “odes suspendues” (mu’allaqât) lui sont indispensables. Sous sa plume, les Mille et une nuits sort ainsi :“Il n’a pas d’auteur, il se présente sous diverses versions, son style est vulgaire (même s’il ne dédaigne pas systématiquement la prose rimée), il n’est pas commenté et ne fait pas l’objet d’un enseignement.” Il n’en est pas moins le livre arabe le plus traduit au monde. D’une puissance d’évocation inégalée, il demeura cependant boudé par les lettrés arabes et tenu en marge de l’institution littéraire jusqu’à une période récente où on le vit sortir de ce purgatoire. Grâce aux Européens, Proust et Borges notamment. Grâce à cette “épreuve de l’étranger”, pour reprendre le belle formule d’Antoine Berman, le grand théoricien français de la traduction. Car ce sont les Européens qui en ont fait le grand livre des Arabes, objet de la fierté de ceux-ci désormais :”Se regarderaient-ils, seraient-ils regardés de la même façon sans ce livre ?” C’est ainsi qu’ayant finalement adopté des formes littéraires (roman, théâtre, nouvelle) étrangères à leur tradition poétique, les écrivains arabes ont réinterprété leur patrimoine littéraire, l’ont réévalué et se le sont réapproprié pour rendre “la littérature arabe désormais inséparable de la littérature européenne”. Ainsi ceux qui se sont toujours voulu le peuple poète par excellence se retrouvent-ils loués pour leur grand art du récit. De l’art de transformer un malentendu historique en paradoxe très actuel…
    (”Ibn Hazm, auteur de Le collier de la colombe” ; illustrations extraites des “Mille et une nuits”)
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