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Sur les pas des Khmers rouges

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  • Sur les pas des Khmers rouges

    La matinée renferme déjà une promesse. Cette fois, elle vient d’un conducteur de tuktuk. Il essaie d’appâter les touristes. La plupart d’entre eux, craignant de se faire escroquer, poursuivent leur chemin en regardant droit devant eux, comme il se doit.

    Certains conducteurs de tuktuk, déjà résignés, disent en anglais aux passants : “Maybe later” [Plus tard, peut-être]. Mais pas celui-ci. Inspectant ses clients potentiels, il entonne une formule magique mélodieuse : “Killing Fields ?” Il ajoute parfois : “Stands de tir ? Massages ?” Si cela ne suffit pas à attirer les clients sur son vélomoteur-taxi, on se demande bien ce qu’il leur faut !

    Le tourisme s’adapte aux touristes. Phnom Penh n’a rien à voir avec Bali ou Torremolinos, et ce n’est pas non plus Bangkok. Les Killing Fields sont une affaire des plus sérieuse, qui attire des visiteurs sérieux, eux aussi. Les touristes dans la capitale cambodgienne achètent des livres ; les enfants, qui dans d’autres régions du monde vendraient des colliers et des bracelets, traînent ici derrière eux des bacs remplis de livres le long des terrasses donnant sur le Mékong. Les livres sont, tout comme les DVD, des contrefaçons expertes et se vendent 1 ou 2 dollars.

    Les titres trahissent le public auquel ils s’adressent. Ici, pas de Robert Ludlum ou de Danielle Steel mais, entre autres, L’Alchimiste et, bien entendu, tout le répertoire sur le génocide, depuis A Cambodian Prison Portrait jusqu’à The Killing Fields [La Déchirure], le livre à partir duquel le film éponyme a été adapté en 1984 par Roland Joffé, en passant par Stay Alive, My Son et The Lost Executioner. Et, bien entendu, les guides de Lonely Planet.

    Un touriste en sandales a entrepris en tuktuk le trajet de 15 kilomètres qui mène vers les Killing Fields. Il a presque terminé son tour des charniers. Il est à présent au bout de son parcours, au pied du monument de Choeung Ek, le tristement célèbre camp d’extermination où, de 1974 à 1979, 17 000 prisonniers des Khmers rouges ont été tués à coups de matraque. Dans le bâtiment sont entassés derrière une vitre les crânes de centaines de victimes, que tout le monde peut venir voir. Une image connue.

    Les touristes ne se sentent pas totalement à l’aise face à tant de morts qui les regardent fixement. Bien entendu, ils prennent des photos, mais là encore ils se sentent tout de même gênés. “On a le sentiment que, d’une certaine manière, ce n’est pas correct”, explique une femme.

    A plusieurs endroits, la vitre a été découpée pour qu’on puisse mieux observer les crânes. “No touch”, dit l’inscription en mauvais anglais accrochée à côté. Avec les touristes on ne sait jamais. Les crânes du dessous sont soigneusement disposés les uns contre les autres. Sur une pancarte est inscrit : “Jeune femme cambodgienne. Entre 15 et 20 ans”. C’est une description presque clinique, mais ça donne tout de même la chair de poule. J’ai vu ces jeunes filles quand elles étaient encore en vie – sur les photos exposées à Phnom Penh, dans le centre de détention S-21, aussi appelé Tuol Sleng, le lieu où la plupart des touristes commencent leur journée. A Tuol Sleng, les Khmers rouges amenaient les gens pour les interroger et les torturer. Tous les prisonniers étaient photographiés à leur arrivée à la prison. Quand il n’y avait plus rien à en tirer, ils les chargeaient dans un camion à destination de Choeung Ek. Ici les crânes n’ont pas de nom, mais là-bas ils ont un visage. Il s’agit de jeunes filles, de jeunes hommes, d’enfants, même très jeunes, dont le seul crime était d’être nés de parents qui portaient des lunettes, parlaient français ou étaient plus riches que d’autres. Les Khmers rouges pouvaient vous supprimer pour moins que ça.

    Seuls 14 prisonniers sont sortis vivants de Tuol Sleng. Toutes les autres personnes présentes sur les photos sont mortes. Ce sont leurs crânes et leurs os qu’on retrouve à Choeung Ek. Quand les Khmers rouges ont été chassés du pouvoir, 129 charniers ont été découverts ici. Près de 80 d’entre eux ont été par la suite ouverts et vidés. Chacun contenait plusieurs dizaines, parfois même des centaines de corps – soit 8 985 personnes au total. Les autres personnes sont encore enterrées alentour. Il arrive qu’on en trouve les restes, même trente ans plus tard. Mon pied rencontre une racine d’arbre. Je jette un coup d’œil, puis je regarde plus attentivement, je me penche. Je tapote du bout de l’ongle. C’est plus dur que du bois. C’est un os qui est remonté à la surface, usé par d’innombrables pieds qui ont négligemment marché dessus. Un os ! On se réjouirait presque de voir ce morceau de squelette à l’état sauvage, qui n’a pas encore été enfermé dans une vitrine. Nous ne sommes pas dans un musée, nous sommes au cœur des Killing Fields, me dis-je. Mais je sens aussitôt qu’une telle pensée n’est pas convenable.

    Voyage

    Le chemin foulé par les passants longe des fosses où des écriteaux indiquent qu’étaient enterrées là “450 victimes”, ou “166 victimes décapitées”, ou “des femmes et des enfants, tous nus”. On peut même voir l’arbre contre lequel les enfants étaient tués à coups de matraque. Sur un autre arbre, on avait suspendu un haut-parleur dont le son devait couvrir les cris des victimes “afin de ne pas déranger les gens dans les environs”. Un panneau explique que des produits chimiques étaient répandus sur les cadavres, contre la puanteur, mais aussi pour achever ceux qui n’étaient pas encore morts. Ici et là, des os sont réunis en grappe ou disposés en petits tas et des vêtements à moitié décomposés sont empilés au pied des arbres. “Je suis venu pour ça”, explique le touriste aux sandales, puis il s’empresse d’ajouter : “Pas pour les crânes, bien sûr…” Lui aussi a le sentiment de devoir s’excuser. On ne vient pas ici regarder des squelettes pour son plaisir, mais “cela fait tout de même partie de l’histoire du pays…”

    La boutique de souvenirs jouxtant le portail de Choeung Ek vend des livres sur les Killing Fields. “Des livres d’histoire”, comme on les présente de façon neutre. Ils sont proposés au milieu des foulards en soie, des tee-shirts imprimés de dessins représentant des crânes aussi bien que les ruines mondialement célèbres d’Angkor, les vitrines pleines d’objets d’artisanat cambodgien en argent et des bouddhas sculptés à la main. C’est un commerce et, maintenant que le nombre de touristes augmente, c’est devenu un bon commerce. Sur le parking, des mendiants estropiés se traînent dans la poussière. Les enfants vous accompagnent en tirant sur votre tee-shirt et en geignant pour vous soutirer un dollar. La plupart du temps, c’est agaçant, mais, après la visite de Choeung Ek, on se sentirait presque libéré. Je suis de nouveau dehors, je peux de nouveau respirer, quitter ma mine sombre et ma cravate, l’enterrement est fini. Il est temps d’aller déjeuner ! Le conducteur de tuktuk sait ce dont j’ai besoin.

    “Stands de tir ?” Nous parcourons un kilomètre sur la nouvelle route recouverte d’asphalte, tournons à gauche, traversons un pont, puis descendons à droite en prenant une petite route de campagne. Nous passons devant une base militaire. Nous franchissons un portail, arrivons dans une cour intérieure, et nous nous arrêtons devant une terrasse abritée où sont disposées des chaises et des tables. Sur une des chaises est assis un gros monsieur en short. Il donne des ordres à quelques hommes d’un abord revêche qui s’avèrent être des militaires en civil.

    Sur le terrain circulent d’autres touristes au visage sombre qui viennent de visiter les Killing Fields. Les conducteurs de tuktuk savent dans quel ordre proposer leur “programme”. Quelques touristes norvégiens sortent d’une baraque à l’extrémité de la terrasse, puis montent dans leur tuktuk. Ils ont tiré ! Vraiment tiré ! L’adrénaline est encore palpable autour d’eux. “Ça, c’était vraiment une expérience macho…”, dit l’un. “Oui, vraiment macho, dit l’autre. On ne peut pas faire une chose pareille en Norvège, pas vrai ?” J’en ai toujours eu envie. Les armes sont suspendues au mur et, sur une table, le menu du Happy Club Shooting Range indique qu’on peut commander du Coca-Cola et du Fanta, mais aussi des kalachnikovs, des M-16 et des Colt 45 ; 15 dollars [10 euros] pour une séance de revolver, 30 dollars pour tout un chargeur de kalachnikov. Le menu est vite dissimulé sous une nappe quand l’homme derrière la table n’a pas entièrement confiance en vous. “Pas de photos”, lance-t-il. Ni dehors ni à l’intérieur. Pas de magnétophones non plus. Rien. Le gouvernement a interdit les stands de tir et, depuis, tout se passe ici clandestinement. “Récemment, il y a eu un article dans un magazine et on a eu beaucoup de problèmes”, explique l’homme. Il ne faut pas longtemps pour vider toute une kalachnikov. Surtout quand le militaire, au bout de trois coups, pousse le bouton pour passer du coup par coup au tir en rafales. Takatakatakata… voilà mon argent parti en fumée.

    Les cartouches vides qui m’ont coûté 30 dollars continuent de cliqueter par terre quand un homme m’apporte mon carton. J’ai atteint ma cible ! L’homme en papier a un trou dans l’estomac. Il est mort ! Mais la plupart des autres balles ont disparu sans gloire dans les pneus de voiture au bout du champ de tir. Quelle déception ! Sans me sentir vraiment macho, je monte dans le tuktuk et je me fais ramener à Phnom Penh. Je ne vais pas au massage.

    Et, quand le soir tombe, j’essaie d’ignorer les conducteurs de tuktuk. “… Un truc à fumer ? Des belles filles, 10 dollars seulement ? Vraiment ?…” Je redresse le dos et je marmonne : “Maybe later.” Et je poursuis mon chemin.


    Par Michel Maas De Volkskrant, Courrier International
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