A travers la lecture et l’étude des romans de Mouloud Mammeri on remarque qu’une certaine errance spatiale les caractérise : de la montagne isolée et coupée du monde à un ailleurs plus ouvert, risqué et périlleux qu’il s’agisse de la ville ou du désert dans La Traversée.
Les personnages sont confrontés à l’exil, forcé ou volontaire interne ou externe. Cet itinéraire romanesque et scriptural suit une logique en trois temps allant de l’intérieur vers l’extérieur en passant par la découverte d’un ailleurs hypothétique.
Cela constitue, à notre avis, la signature propre de l’écrivain. Par ailleurs, une sorte de constante revient dans tous ses romans : ils sont tous caractérisés par un goût d’amertume qui colle à la peau de ses personnages lesquels ne finissent pas de désenchanter. C’est le cas, à titre illustratif de Arezki dans l’épisode où il brûle ses livres par dépit, de Mokrane qui découvre que la civilisation n’est qu’un leurre ou de Mourad qui meurt faute de ne pas pouvoir réaliser ses idéaux démocratiques et de justice. En substance, la promesse du meilleur est illustrée sous forme d’une illusion. Cette illusion est traduite sous forme de retour sur un lieu clos et vide de vie (Tasga, Ighzer ou Tala). Finalement, les personnages préfèrent la misère quotidienne et la vie au ralenti mais palpable au village que les mirages d’ailleurs.
La Traversée, un cadre spatial ouvert sur des incertitudes…
C’est un roman qui retrace la situation concrète de l’Algérien vivant dans une période déterminée : l’Indépendance. Il traite des problèmes humains (somme toute communs à tous les hommes), qui surgissent au lendemain de fêtes mais surtout met en évidence la grande désillusion qui a suivi la grande liesse populaire de 1962. C’est la même société que celle décrite dans les trois premiers romans mais à des époques différentes et avec des visages métamorphosés épousant ainsi les contours de la réalité de l’heure !
Comparativement aux trois premiers romans, dans La Traversée, l’auteur opère un choix d’un cadre particulier- Le désert- en un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, c’est à dire du village au Sahara ; et d’un moment déterminé- la période post-coloniale- Ce mouvement dans l’espace et dans le temps est la caractéristique de l’écriture romanesque chez Mammeri et traduit l’évolution de son écriture et de sa pensée. Du cadre circonscrit et étroit qui était le village de Tasga dans les premiers romans, à un espace plus large et plus ouvert qu’est le Sahara, la dimension spatiale revêt une importance capitale dans la mesure où le cheminement de la pensée de l’auteur suit un mouvement régulier et surtout bien déterminé.
Un cadre temporel déterminé, les lendemains de fêtes
Au regard des énormes sacrifices consentis par tout un chacun, les attentes et les espoirs nourris des années durant étaient trahis. Les vieux évoquaient les moments du passé avec une pointe de nostalgie pour montrer à quel point était grand leur désespoir : «Ce qu’ils voulaient, c’était la grande vie- la grande vie pour tous et, si ce n’était pas possible, au moins pour eux : il fallait bien commencer par un bout [...] La grande vie c’est quoi ? Puis les plus vieux se rappelèrent celle que jadis, ils voyaient mener aux Européens, les plus jeunes préférèrent apprendre dans les films ou à la fête. Danser, boire, manier de grands jouets, faire semblant de n’être pas jaloux de sa femme.» Beaucoup de dégâts pour peu de résultats, finalement. Tout passe par les apparences et l’illusion de la liberté et du développement, rien n’est authentique. Mais est- ce cela qui est attendu ou promis ? Que cachent les liesses populaires menées à grandes pompes ? Que promettent les grands discours prometteurs ? Qu’en est-il en réalité ? Avec une pointe de pessimisme non dissimulé, l’auteur nous dévoile des éléments de réponses sous forme de constats accablants: «[...] de l’autre côté, tu seras quoi ? Le chômage ambiant, les yeux bruns d’inflation, la peur des autres, la tienne te colleront à la peau ; ils te relégueront dans un coin de réserve indienne, d’où tu crieras au secours en vain : ici on t’aura oublié».
Finalement c’est l’oubli qui nous guette. Vains efforts pour si peu de résultats ! L’auteur prend quand même le soin de distinguer les deux périodes que tout sépare. Le temps de la barbarie est certes fini et tant mieux puisque, au delà des dégâts collatéraux qu’il a engendrés et des blessures inguérissables qu’il a laissés, il demeure néanmoins circonscrit et limité dans le temps : celui d’une révolution. Mais la vraie question est celle qui s’impose d’elle-même : après la Révolution, que sera-t-il advenu de ce petit peuple exsangue et essoufflé après tant d’années de guerre et de souffrance? Une fois de plus, le constat de l’auteur est accablant car l’indifférence s’installe durablement et rien n’augure de lendemains meilleurs si ce n’est des banalités de la vie quotidienne sans grande incidence sur l’état général du développement et de l’évolution de la société : «Mais le temps des sauvages est passé. Il dure l’espace d’une révolution. Après, vient le temps des lois, des bakchich, des balises sur les routes, le temps des papiers d’identités et des brouets noirs.» Le brouet noir s’installe en dur et pour longtemps encore car il fallait recommencer à zéro et rebâtir sur des bases solides et pas sur du sable fin : «ça ne pouvait pas être toujours la fête, il fallait vivre aussi, tout était à remettre en place, tout était à inventer dans ce pays !»
Oui, mais comment et quoi inventer ? Pour les uns - un courant de la société représenté par le frère Boualem, islamiste invétéré et journaliste, le retour «aux sources» est la solution idoine : «Qui sait si entre le désert et la foi, Dieu n’a pas crée une secrète connivence comme si, pour se découvrir, la vérité a besoin de la parfaite nudité ? Au désert aucune des perverses inventions de Satan ne s’interpose entre les hommes et Dieu. Du désert le frère Boualem va rapporter les images des temps bénis où la vérité vivait parmi les hommes.»
Pour rappel, Boualem signifie en arabe, l’homme à l’étendard, le porte-drapeau, le drapeau des croyants s’entend. Pour les autres, un courant aux antipodes du premier, symbolisé par la personne de Mourad (Mourad, un autre athée et un berbériste » ) ne l’entendent pas de cette oreille : «Le destin des héros est de mourir jeunes et seuls. Celui des moutons, est aussi de mourir, mais perclus de vieillesse, usés et, si possible en masse.» Ainsi une vision antinomique de l’Algérie indépendante s’installe d’ores et déjà non pas comme une tare mais comme une chance qui augure un combat d’idées prometteur et générateur d’une vraie démocratie : «Des héros, il fallait qu’il en reste pour déblayer la route jusqu’à l’oasis, il fallait aussi qu’ils meurent pour qu’on puisse enfin se retrouver entre soi et respirer.»
Les personnages sont confrontés à l’exil, forcé ou volontaire interne ou externe. Cet itinéraire romanesque et scriptural suit une logique en trois temps allant de l’intérieur vers l’extérieur en passant par la découverte d’un ailleurs hypothétique.
Cela constitue, à notre avis, la signature propre de l’écrivain. Par ailleurs, une sorte de constante revient dans tous ses romans : ils sont tous caractérisés par un goût d’amertume qui colle à la peau de ses personnages lesquels ne finissent pas de désenchanter. C’est le cas, à titre illustratif de Arezki dans l’épisode où il brûle ses livres par dépit, de Mokrane qui découvre que la civilisation n’est qu’un leurre ou de Mourad qui meurt faute de ne pas pouvoir réaliser ses idéaux démocratiques et de justice. En substance, la promesse du meilleur est illustrée sous forme d’une illusion. Cette illusion est traduite sous forme de retour sur un lieu clos et vide de vie (Tasga, Ighzer ou Tala). Finalement, les personnages préfèrent la misère quotidienne et la vie au ralenti mais palpable au village que les mirages d’ailleurs.
La Traversée, un cadre spatial ouvert sur des incertitudes…
C’est un roman qui retrace la situation concrète de l’Algérien vivant dans une période déterminée : l’Indépendance. Il traite des problèmes humains (somme toute communs à tous les hommes), qui surgissent au lendemain de fêtes mais surtout met en évidence la grande désillusion qui a suivi la grande liesse populaire de 1962. C’est la même société que celle décrite dans les trois premiers romans mais à des époques différentes et avec des visages métamorphosés épousant ainsi les contours de la réalité de l’heure !
Comparativement aux trois premiers romans, dans La Traversée, l’auteur opère un choix d’un cadre particulier- Le désert- en un mouvement de l’intérieur vers l’extérieur, c’est à dire du village au Sahara ; et d’un moment déterminé- la période post-coloniale- Ce mouvement dans l’espace et dans le temps est la caractéristique de l’écriture romanesque chez Mammeri et traduit l’évolution de son écriture et de sa pensée. Du cadre circonscrit et étroit qui était le village de Tasga dans les premiers romans, à un espace plus large et plus ouvert qu’est le Sahara, la dimension spatiale revêt une importance capitale dans la mesure où le cheminement de la pensée de l’auteur suit un mouvement régulier et surtout bien déterminé.
Un cadre temporel déterminé, les lendemains de fêtes
Au regard des énormes sacrifices consentis par tout un chacun, les attentes et les espoirs nourris des années durant étaient trahis. Les vieux évoquaient les moments du passé avec une pointe de nostalgie pour montrer à quel point était grand leur désespoir : «Ce qu’ils voulaient, c’était la grande vie- la grande vie pour tous et, si ce n’était pas possible, au moins pour eux : il fallait bien commencer par un bout [...] La grande vie c’est quoi ? Puis les plus vieux se rappelèrent celle que jadis, ils voyaient mener aux Européens, les plus jeunes préférèrent apprendre dans les films ou à la fête. Danser, boire, manier de grands jouets, faire semblant de n’être pas jaloux de sa femme.» Beaucoup de dégâts pour peu de résultats, finalement. Tout passe par les apparences et l’illusion de la liberté et du développement, rien n’est authentique. Mais est- ce cela qui est attendu ou promis ? Que cachent les liesses populaires menées à grandes pompes ? Que promettent les grands discours prometteurs ? Qu’en est-il en réalité ? Avec une pointe de pessimisme non dissimulé, l’auteur nous dévoile des éléments de réponses sous forme de constats accablants: «[...] de l’autre côté, tu seras quoi ? Le chômage ambiant, les yeux bruns d’inflation, la peur des autres, la tienne te colleront à la peau ; ils te relégueront dans un coin de réserve indienne, d’où tu crieras au secours en vain : ici on t’aura oublié».
Finalement c’est l’oubli qui nous guette. Vains efforts pour si peu de résultats ! L’auteur prend quand même le soin de distinguer les deux périodes que tout sépare. Le temps de la barbarie est certes fini et tant mieux puisque, au delà des dégâts collatéraux qu’il a engendrés et des blessures inguérissables qu’il a laissés, il demeure néanmoins circonscrit et limité dans le temps : celui d’une révolution. Mais la vraie question est celle qui s’impose d’elle-même : après la Révolution, que sera-t-il advenu de ce petit peuple exsangue et essoufflé après tant d’années de guerre et de souffrance? Une fois de plus, le constat de l’auteur est accablant car l’indifférence s’installe durablement et rien n’augure de lendemains meilleurs si ce n’est des banalités de la vie quotidienne sans grande incidence sur l’état général du développement et de l’évolution de la société : «Mais le temps des sauvages est passé. Il dure l’espace d’une révolution. Après, vient le temps des lois, des bakchich, des balises sur les routes, le temps des papiers d’identités et des brouets noirs.» Le brouet noir s’installe en dur et pour longtemps encore car il fallait recommencer à zéro et rebâtir sur des bases solides et pas sur du sable fin : «ça ne pouvait pas être toujours la fête, il fallait vivre aussi, tout était à remettre en place, tout était à inventer dans ce pays !»
Oui, mais comment et quoi inventer ? Pour les uns - un courant de la société représenté par le frère Boualem, islamiste invétéré et journaliste, le retour «aux sources» est la solution idoine : «Qui sait si entre le désert et la foi, Dieu n’a pas crée une secrète connivence comme si, pour se découvrir, la vérité a besoin de la parfaite nudité ? Au désert aucune des perverses inventions de Satan ne s’interpose entre les hommes et Dieu. Du désert le frère Boualem va rapporter les images des temps bénis où la vérité vivait parmi les hommes.»
Pour rappel, Boualem signifie en arabe, l’homme à l’étendard, le porte-drapeau, le drapeau des croyants s’entend. Pour les autres, un courant aux antipodes du premier, symbolisé par la personne de Mourad (Mourad, un autre athée et un berbériste » ) ne l’entendent pas de cette oreille : «Le destin des héros est de mourir jeunes et seuls. Celui des moutons, est aussi de mourir, mais perclus de vieillesse, usés et, si possible en masse.» Ainsi une vision antinomique de l’Algérie indépendante s’installe d’ores et déjà non pas comme une tare mais comme une chance qui augure un combat d’idées prometteur et générateur d’une vraie démocratie : «Des héros, il fallait qu’il en reste pour déblayer la route jusqu’à l’oasis, il fallait aussi qu’ils meurent pour qu’on puisse enfin se retrouver entre soi et respirer.»
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