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France: Le sport à l'épreuve de la religion

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  • France: Le sport à l'épreuve de la religion

    Ici, nul signe ostensible de richesse. Dans le gymnase du quartier Sainte-Geneviève, à Auxerre (Yonne), une douzaine de femmes suivent une séance de fitness. Foin des baskets de marque ou des survêtements tape-à-l'oeil, chacun vient comme il veut ou comme il peut. Il y a là Jamila Harid, 39 ans et agent de service, Marie Brulé, 30 ans, assistante scolaire, Annie Penin, 35 ans, ancienne esthéticienne devenue peintre en bâtiment, ou Nadia Bourouma, 38 ans et mère au foyer. Dans la pièce mitoyenne, leurs enfants jouent sous la surveillance d'un animateur.

    D'une voix douce, presque flûtée, le sourire aux lèvres, Souad Aouami, 27 ans, mène la séance de torture, se moque gentiment des visages contractés par la douleur. Au dernier accord de musique, les victimes poussent un soupir de soulagement, plaisantent, enfilent leur manteau et rameutent les enfants. Quelques-unes, il y a cinq minutes encore en tenue de sport, emprisonnent discrètement leurs cheveux dans un foulard avant de sortir.

    Musulmanes ou non, ces femmes apprécient avant tout d'échapper au regard, à l'inquisition. "Il n'y a pas de remarques, constate Annie Penin. Du coup, on est bien dans son corps et bien dans sa tête en repartant." "Depuis longtemps, je me trouve trop forte, explique Marie Brulé. Dans les salles traditionnelles, je me sentais examinée de la tête aux pieds. Ici, on ne se juge pas entre nous. Alors, qu'une femme porte le voile au-dehors ne me dérange pas."

    Née à Oujda, au Maroc, Souad Aouami a été élevée en France. Nantie d'un diplôme ad hoc, elle est devenue professeur de fitness dans une salle de sport à 350 euros l'abonnement annuel. Elle s'est très vite lassée de sculpter les abdominaux d'une population par trop uniforme, par trop loin de son milieu d'origine aussi. "Je ne me sentais pas finir ma vie dans un club." A la fin de 2005, elle crée une association, baptisée Forme et bien-être, qui propose à des milieux défavorisés, moyennant 10 euros par mois, la possibilité d'une quinzaine de cours par semaine, dans différents lieux de la ville.

    Les premiers mois sont déprimants. "Je me retrouvais seule à chaque séance, raconte la jeune femme. J'ai compris qu'il fallait absolument faire tomber les barrières, les préjugés, aller à la rencontre de femmes qui n'imaginaient même pas que mes cours leur étaient accessibles." Elle écume alors les maisons de quartier, propose des démonstrations. Le bouche-à-oreille fait le reste. Aujourd'hui, l'association revendique 250 adhérents, dont 5 hommes.

    Peu à peu, Souad Aouami a vu se présenter des femmes voilées. "Elles me disaient qu'elles voulaient travailler leurs fessiers. Elles avaient envie de plaire." La professeur ne se leurre pas : elle sait que bien d'autres ne franchiront pas le pas, qu'un interdit moral plane encore. "Ce n'est pas forcément dans les moeurs." Elle n'en reste pas moins persuadée que les mentalités évoluent favorablement. "J'ai le sentiment que des obstacles culturels tombent, que se développe un cheminement intellectuel sur les femmes issues de l'immigration et le sport, que les familles accordent plus facilement leur consentement aux jeunes filles", se réjouit Souad Aouami.

    A ses côtés, Nadia Bourouma acquiesce. "Nos mères ne faisaient pas de sport. Leur éducation ne le permettait pas. Elles s'occupaient plus de nous que d'elles." "Il y a vingt ans, même nous, nous n'avions pas le droit à ce genre d'occupation, renchérit Jamila Harid. Aujourd'hui, ma fille fait du foot et je trouve cela très bien." Mais la mère de famille admet également que des réticences demeurent : "Auparavant, je vivais à Avignon. Là-bas, une fille qui allait courir était critiquée : on disait qu'elle cherchait les hommes."

    L'originalité du projet de Souad Aouami est remontée jusqu'à Paris. En 2007, l'association est devenue lauréate nationale du concours Fais nous rêver, lancé par l'Agence pour l'éducation par le sport. La jeune femme est également devenue conseillère municipale d'Auxerre aux dernières élections. Elle parle volontiers mais sans forfanterie de la réussite de son projet, qui contrebat bien des idées reçues. Elle s'agace des intégristes mais également de la publicité qui leur est faite.

    Régulièrement, des exemples de "dérives communautaires" traversent l'actualité. Médias traditionnels ou blogs laïcs évoquent les cas de piscines réservant des créneaux horaires aux femmes, comme ce fut le cas dans l'agglomération lilloise ou à La Verpillière (Isère). Les prêches de Tariq Ramadan affirmant, en 2008, dans l'île de La Réunion, que "les piscines ne sont pas islamiques", inondent Internet.

    En juin 2008, la commune de Vigneux-sur-Seine (Essonne) a défrayé la chronique. Le gymnase municipal avait été réservé par une association culturelle pour une compétition de basket féminin qui s'est révélée être un tournoi inter-mosquées. Les affiches en interdisaient l'accès aux hommes. Averti, le maire (UMP) Serge Poinsot a empêché la manifestation. "Nous, c'est la République, le drapeau bleu-blanc-rouge, pas le drapeau vert", assure l'élu. Il tient cependant à relativiser : "Nous n'avons pas de problème communautaire, juste deux ou trois personnes qui essayent de faire monter la mayonnaise."

    "Cela reste marginal", assure également Jean-Philippe Acensi, 38 ans, délégué général de l'Agence pour l'éducation par le sport. L'homme écume depuis treize ans les banlieues à la recherche de projets à soutenir. Il constate également, ici ou là, des tentatives de récupération religieuse. Dans quelques associations, des "éducateurs" tentent de faire du prosélytisme. Dans tel club du Nord, l'un d'eux imposait même la prière aux jeunes licenciés. "Ceux-là tentent de profiter d'un certain vide, regrette Jean-Philippe Acensi. Dans le contexte de détresse sociale, de paupérisation, il faut que les pouvoirs publics occupent le terrain, investissent les projets sportifs, afin de défendre notre modèle républicain d'intégration."

    A Strasbourg, dans la partie populaire du quartier de la Robertsau, l'Association sportive et éducative de la Cité de l'Ill a lancé en 2006 une équipe féminine de football. Son effectif est composée à 80 % de joueuses d'origine maghrébine. Au sein du comité directeur, une seule voix s'est élevée contre cette innovation, un intolérant aussitôt écarté de la direction. En revanche, un imam, qui jouait dans l'équipe masculine, n'a rien trouvé à redire à cette présence féminine. "Depuis, cela se passe très bien, constate Yves Fritsch, 46 ans, le président du club. Dans un ou deux cas, des parents se sont opposés à ce que leurs filles jouent, mais elles sont venues quand même, en cachette. En fait, le problème n'est pas dans le quartier mais plutôt quand l'équipe se rend dans les villages environnants : les filles ne sont pas toujours très bien reçues, essuient parfois des insultes des jeunes, là-bas."

    "Il n'y a pas de montée du communautarisme dans le sport, veut croire Ilal Bindermann, 32 ans, responsable juridique de la Ligue d'Alsace de football. En dix ans, sur une centaine de nouveaux clubs qui ont demandé leur inscription aux différents championnats, nous n'avons dû en refuser que deux ou trois qui étaient douteux." A l'entendre, la concentration, dans une équipe, de joueurs musulmans serait avant tout géographique. "Cela correspond à des quartiers de Mulhouse ou de Strasbourg. Mais ce phénomène était aussi vrai avec les vagues d'immigration précédentes."

    Au fil de notre histoire, les clubs de Polonais, d'Italiens ou de Portugais ont eu pignon sur rue sans que personne n'y trouve à redire. Les patronages ont survécu à la séparation de l'Eglise et de l'Etat. William Gasparini, directeur du Laboratoire de recherche des sciences sociales du sport à l'université Marc-Bloch à Strasbourg, le rappelle : "Il y a toujours eu des regroupements identitaires. Et puis le creuset républicain fait son oeuvre. Le "métissage" se met en place."

    Mais le sociologue constate que, cette fois, "dans le contexte d'une fragmentation des sociétés et de nouvelles revendications identitaires", l'intégration est plus difficile, notamment parce qu'est "mise à mal la mixité sexuelle". "Les dispenses de natation sont de plus en plus courantes à l'école, constate William Gasparini. Les certificats médicaux de complaisance se multiplient. La France n'est pas la seule confrontée à ce problème. En Allemagne, la loi permet une dispense de l'imam. Au Royaume-Uni, la dérogation religieuse est également autorisée. Alors faut-il s'inspirer du modèle multiculturaliste anglo-saxon ? Je serais plutôt laïque dans ma réponse, car ces demandes risquent d'enfermer les sportifs et surtout les sportives dans leurs différences et les éloigner ainsi d'un espace civique commun."

    En novembre 2008, un colloque baptisé "Le sport à l'épreuve des diversités", organisé à Strasbourg dans le cadre du Conseil de l'Europe, a permis de confronter les expériences. L'invité le plus célèbre en était le footballeur Lilian Thuram. L'ancien joueur de l'équipe de France, qui a débuté dans l'équipe des Portugais de Fontainebleau, estime également que la géographie compte plus que la culture dans les apparentements. "Dans les équipes de banlieue, il y a des équipes uniquement formées de Noirs, c'est vrai. Mais il suffit de regarder qui habite dans les cités autour pour comprendre ce phénomène, assure le Guadeloupéen. Je crois qu'il faut d'abord déconstruire les préjugés. Prenez une bande de jeunes. Mettez-y cinq Beurs, cinq Noirs ou cinq Blancs, vous verrez que les réflexions ne seront pas les mêmes."

    Par le Monde
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