Et le Mossad dans tout ça ?
par HAMID BARRADA
Quarante ans après la disparition du leader de la gauche marocaine, on connaît enfin le rôle des services israéliens.
Quarante ans après, l'affaire Ben Barka n'a pas dévoilé tous ses mystères. Les nombreux livres comme les enquêtes de presse qui ont été publiés ces derniers temps n'ont pas dissipé les zones d'ombre. Ils sont souvent inspirés davantage par la quête frénétique du scoop que par la recherche de la vérité, quand ils ne ressortissent pas d'opérations tordues de manipulation ou carrément de l'escroquerie.
Rappelons d'abord les faits avérés. Le leader de la gauche marocaine est enlevé à Paris le 29 octobre 1965 vers 12 h 30. Accompagné d'un compatriote, il allait à un rendez-vous lorsqu'il est invité par deux policiers français à les suivre. Il s'y prête sans réticence. Sans doute parce qu'on lui a dit quelque chose pour le rassurer. On le conduit ensuite à la villa de Georges Boucheseiche, un caïd du milieu, à Fontenay-le-Vicomte, en banlieue parisienne. Dans la voiture avait pris place, entre autres, Antoine Lopez, chef d'escale d'Air France à l'aéroport d'Orly et honorable correspondant du SDECE, les services d'espionnage français. Lopez est un rouage essentiel dans le complot. Après avoir récupéré Ben Barka à Saint-Germain-des-Prés, il téléphone à Fès à Mohamed Oufkir, le ministre marocain de l'Intérieur, pour lui dire que « le paquet est arrivé ». Même message au colonel Ahmed Dlimi, patron de la police qui se trouve à Alger. Les deux hommes arrivent à Paris et gagnent aussitôt la villa de Fontenay-le-Vicomte. À partir de là, rien n'est sûr. Georges Figon, un personnage interlope qui a participé au traquenard, confiera à L'Express un récit publié sous le titre : « J'ai vu tuer Ben Barka ». En fait, son témoignage n'était pas direct, il le contestera lui-même. Avant de se « suicider à bout portant » (Le Canard enchaîné).
Les questions qui se posaient alors demeurent sans réponse. Mehdi Ben Barka, qui avait 45 ans, est mort. Mais dans quelles conditions : accident ou assassinat ? Et qu'est devenu son cadavre ?
Sur le plan des responsabilités politiques, les vérités établies, les certitudes, les évidences ne dissipent pas les mystères et les interrogations. L'affaire Ben Barka est un crime d'États. États au pluriel : certains visibles, voyants même, presque à découvert ; d'autres plus discrets, restés dans l'ombre. À qui profite le crime ? La réponse est claire : au Maroc de Hassan II, qui est, à tout le moins, le principal commanditaire du rapt. La responsabilité de la France est engagée, et pas seulement à « un niveau vulgaire et subalterne », comme le dira de Gaulle. Le crime s'est déroulé sur son territoire, et ce sont ses flics, agents et voyous qui ont procédé au kidnapping, mais il est tout aussi clair que la France n'a aucun intérêt dans l'élimination de l'opposant marocain.
On ne peut en dire autant des États-Unis. Au moment de sa disparition, Mehdi Ben Barka n'était pas seulement un adversaire de Hassan II. « Commis voyageur de la Révolution », il était à la tête d'une grande entreprise qui n'était pas pour plaire à Washington : la Conférence tricontinentale de La Havane regroupant les mouvements de libération et d'opposition d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Le gouvernement français a levé le « secret défense » sur le dossier Ben Barka (sans résultats probants, à notre connaissance). Mais rien de tel côté américain, et quand Me Maurice Butin, l'avocat de la famille Ben Barka, s'est adressé aux services compétents des États-Unis, il a reçu des... coupures de la presse française.
CAB 1 (Services marocains), SDECE, CIA... Et le Mossad dans tout ça ? Dès les mois suivants, on en a beaucoup parlé : surtout des supputations, des déductions, des hypothèses. Curieusement, c'est Bul, un hebdomadaire israélien réputé pornographique, qui a exacerbé les soupçons. Le 11 décembre 1966, il publie, sous les signatures de Maxim Gilan et de Shmuel Mor, un article de trois pages intitulé : « Les Israéliens dans l'affaire Ben Barka ? » Il ne répond pas à la question et affirme qu'une enquête est en cours, qui risque d'entraîner la chute du cabinet Eshkol. Il n'en faut pas plus pour que le gouvernement, en accord avec le Mossad, ordonne la saisie, y compris dans les kiosques, des 30 000 exemplaires de Bul. Les deux journalistes sont traduits en justice pour atteinte à la sécurité de l'État. Ils demandent la clémence du tribunal, en expliquant qu'ils n'ont fait que véhiculer des rumeurs. Ils seront condamnés à un an de prison et libérés au bout de 135 jours. Enfin, la cour décide que le verdict ne sera pas publié. On ne devrait rien savoir des charges retenues contre les deux journalistes. Tant de vigilance intrigue.
« Ce que l'homme ne fait pas, enseigne le Talmud, le temps le fait. » On a aujourd'hui la réponse à la question posée par Bul en 1966 et qui a suscité tant d'émotion. Tout se trouve dans un livre publié l'année dernière aux États-Unis : Israel and the Maghreb de Michael M. Laskier (University Press of Florida). L'auteur est professeur d'histoire du Moyen-Orient à l'université Bar Ilan en Israël. On lui doit plusieurs travaux sur les Juifs dans le monde arabe. Dans le livre qui nous intéresse, il consacre un chapitre aux « relations israélo-marocaines à l'ombre de l'affaire Ben Barka ». L'ouvrage répond aux exigences de sérieux et de crédibilité en vigueur dans les universités. Il arrive qu'on tique ici ou là sur une péripétie ou sur un détail, mais on peut aussitôt en relativiser l'importance en se référant à l'origine précisée en note. S'agissant de l'affaire Ben Barka, Laskier s'est informé à bonne source, ayant eu accès aux documents du Mossad et à certains acteurs, dont le patron de l'espionnage à l'époque.
On découvre ainsi que le Mossad a suivi l'affaire dès la conception de l'enlèvement de Ben Barka ; il était aux premières loges et n'était pas un témoin passif. Mais pour bien saisir la nature de l'implication d'Israël, ses circonstances et ses visées, il convient d'évoquer les relations, avant l'affaire, entre l'État juif et le royaume chérifien. Et, pour commencer, entre le Mossad et Mehdi Ben Barka.
Les Israéliens s'intéressaient beaucoup au Maroc, terre d'émigration, d'abord clandestine puis tolérée, et d'où près de 250 000 juifs rejoindront Israël par vagues successives entre 1948 et 1975. Au lendemain de l'indépendance, la lutte pour le pouvoir entre le Palais et le Mouvement national n'était pas tranchée. Par son formidable dynamisme, son sens de l'organisation et sa capacité de travail, Mehdi Ben Barka occupait une grande place. Il suscitait également la méfiance. On lui avait confié la présidence du Conseil consultatif, ébauche d'un futur Parlement. Ses amis étaient au pouvoir depuis la formation en décembre 1958 du gouvernement Abdellah Ibrahim. Il devait prendre l'Éducation nationale, mais le Palais avait opposé in extremis son veto. La situation demeurait néanmoins fluide et le rapport de force évolutif. Ben Barka choisit de voir venir et quitte le Maroc en février 1960, pour ne revenir qu'en mai 1962.
C'est au cours de cette période qu'ont lieu des contacts entre Ben Barka et les Israéliens. Le 28 mars 1960, l'écrivain (et futur traducteur du Coran) André Chouraqui, ami de Ben Barka, diligente une rencontre à Paris avec Yaacov Karoz, du Mossad, qui se présente comme un collaborateur du chef du gouvernement. Chouraqui s'est alors persuadé que Ben Barka est le futur Premier ministre du royaume. Au cours de son exposé, le leader marocain n'est pas tendre pour le prince héritier, le futur Hassan II. À ses yeux, l'effondrement de la monarchie n'est pas exclu et risque d'entraîner troubles et chaos. Solution ? Un gouvernement de coalition qu'il est disposé à diriger. Les Israéliens devraient user de leur influence auprès de leurs coreligionnaires marocains et dans le monde pour soutenir cette perspective. Les juifs restés dans le royaume ne peuvent-ils plus correspondre avec leur famille en Israël ? Ben Barka rassure son interlocuteur : il trouvera une solution en en parlant avec ses amis au gouvernement.
Une autre rencontre est organisée par Meir Tolédano avec Alex Easterman, secrétaire politique au Congrès juif mondial (CJM), que préside alors Nahum Goldmann. Elle a lieu également à Paris, le 5 avril 1960. Tolédano, qui est marocain, a servi à l'ambassade à Washington et il sera élu sous les couleurs de la gauche au conseil municipal de Casablanca. Lui aussi est convaincu que Mehdi Ben Barka a un destin national. Du côté du CJM, la prudence est de rigueur. On mesure certes le poids de Ben Barka, mais on n'est pas sûr qu'il incarne l'« alternative à la monarchie ». En juin, le gouvernement Abdellah Ibrahim est renvoyé. Easterman fait le voyage de Rabat et s'entretient longuement, le 11 août, avec le prince Moulay Hassan, qui dirige en fait le gouvernement.
par HAMID BARRADA
Quarante ans après la disparition du leader de la gauche marocaine, on connaît enfin le rôle des services israéliens.
Quarante ans après, l'affaire Ben Barka n'a pas dévoilé tous ses mystères. Les nombreux livres comme les enquêtes de presse qui ont été publiés ces derniers temps n'ont pas dissipé les zones d'ombre. Ils sont souvent inspirés davantage par la quête frénétique du scoop que par la recherche de la vérité, quand ils ne ressortissent pas d'opérations tordues de manipulation ou carrément de l'escroquerie.
Rappelons d'abord les faits avérés. Le leader de la gauche marocaine est enlevé à Paris le 29 octobre 1965 vers 12 h 30. Accompagné d'un compatriote, il allait à un rendez-vous lorsqu'il est invité par deux policiers français à les suivre. Il s'y prête sans réticence. Sans doute parce qu'on lui a dit quelque chose pour le rassurer. On le conduit ensuite à la villa de Georges Boucheseiche, un caïd du milieu, à Fontenay-le-Vicomte, en banlieue parisienne. Dans la voiture avait pris place, entre autres, Antoine Lopez, chef d'escale d'Air France à l'aéroport d'Orly et honorable correspondant du SDECE, les services d'espionnage français. Lopez est un rouage essentiel dans le complot. Après avoir récupéré Ben Barka à Saint-Germain-des-Prés, il téléphone à Fès à Mohamed Oufkir, le ministre marocain de l'Intérieur, pour lui dire que « le paquet est arrivé ». Même message au colonel Ahmed Dlimi, patron de la police qui se trouve à Alger. Les deux hommes arrivent à Paris et gagnent aussitôt la villa de Fontenay-le-Vicomte. À partir de là, rien n'est sûr. Georges Figon, un personnage interlope qui a participé au traquenard, confiera à L'Express un récit publié sous le titre : « J'ai vu tuer Ben Barka ». En fait, son témoignage n'était pas direct, il le contestera lui-même. Avant de se « suicider à bout portant » (Le Canard enchaîné).
Les questions qui se posaient alors demeurent sans réponse. Mehdi Ben Barka, qui avait 45 ans, est mort. Mais dans quelles conditions : accident ou assassinat ? Et qu'est devenu son cadavre ?
Sur le plan des responsabilités politiques, les vérités établies, les certitudes, les évidences ne dissipent pas les mystères et les interrogations. L'affaire Ben Barka est un crime d'États. États au pluriel : certains visibles, voyants même, presque à découvert ; d'autres plus discrets, restés dans l'ombre. À qui profite le crime ? La réponse est claire : au Maroc de Hassan II, qui est, à tout le moins, le principal commanditaire du rapt. La responsabilité de la France est engagée, et pas seulement à « un niveau vulgaire et subalterne », comme le dira de Gaulle. Le crime s'est déroulé sur son territoire, et ce sont ses flics, agents et voyous qui ont procédé au kidnapping, mais il est tout aussi clair que la France n'a aucun intérêt dans l'élimination de l'opposant marocain.
On ne peut en dire autant des États-Unis. Au moment de sa disparition, Mehdi Ben Barka n'était pas seulement un adversaire de Hassan II. « Commis voyageur de la Révolution », il était à la tête d'une grande entreprise qui n'était pas pour plaire à Washington : la Conférence tricontinentale de La Havane regroupant les mouvements de libération et d'opposition d'Afrique, d'Asie et d'Amérique latine. Le gouvernement français a levé le « secret défense » sur le dossier Ben Barka (sans résultats probants, à notre connaissance). Mais rien de tel côté américain, et quand Me Maurice Butin, l'avocat de la famille Ben Barka, s'est adressé aux services compétents des États-Unis, il a reçu des... coupures de la presse française.
CAB 1 (Services marocains), SDECE, CIA... Et le Mossad dans tout ça ? Dès les mois suivants, on en a beaucoup parlé : surtout des supputations, des déductions, des hypothèses. Curieusement, c'est Bul, un hebdomadaire israélien réputé pornographique, qui a exacerbé les soupçons. Le 11 décembre 1966, il publie, sous les signatures de Maxim Gilan et de Shmuel Mor, un article de trois pages intitulé : « Les Israéliens dans l'affaire Ben Barka ? » Il ne répond pas à la question et affirme qu'une enquête est en cours, qui risque d'entraîner la chute du cabinet Eshkol. Il n'en faut pas plus pour que le gouvernement, en accord avec le Mossad, ordonne la saisie, y compris dans les kiosques, des 30 000 exemplaires de Bul. Les deux journalistes sont traduits en justice pour atteinte à la sécurité de l'État. Ils demandent la clémence du tribunal, en expliquant qu'ils n'ont fait que véhiculer des rumeurs. Ils seront condamnés à un an de prison et libérés au bout de 135 jours. Enfin, la cour décide que le verdict ne sera pas publié. On ne devrait rien savoir des charges retenues contre les deux journalistes. Tant de vigilance intrigue.
« Ce que l'homme ne fait pas, enseigne le Talmud, le temps le fait. » On a aujourd'hui la réponse à la question posée par Bul en 1966 et qui a suscité tant d'émotion. Tout se trouve dans un livre publié l'année dernière aux États-Unis : Israel and the Maghreb de Michael M. Laskier (University Press of Florida). L'auteur est professeur d'histoire du Moyen-Orient à l'université Bar Ilan en Israël. On lui doit plusieurs travaux sur les Juifs dans le monde arabe. Dans le livre qui nous intéresse, il consacre un chapitre aux « relations israélo-marocaines à l'ombre de l'affaire Ben Barka ». L'ouvrage répond aux exigences de sérieux et de crédibilité en vigueur dans les universités. Il arrive qu'on tique ici ou là sur une péripétie ou sur un détail, mais on peut aussitôt en relativiser l'importance en se référant à l'origine précisée en note. S'agissant de l'affaire Ben Barka, Laskier s'est informé à bonne source, ayant eu accès aux documents du Mossad et à certains acteurs, dont le patron de l'espionnage à l'époque.
On découvre ainsi que le Mossad a suivi l'affaire dès la conception de l'enlèvement de Ben Barka ; il était aux premières loges et n'était pas un témoin passif. Mais pour bien saisir la nature de l'implication d'Israël, ses circonstances et ses visées, il convient d'évoquer les relations, avant l'affaire, entre l'État juif et le royaume chérifien. Et, pour commencer, entre le Mossad et Mehdi Ben Barka.
Les Israéliens s'intéressaient beaucoup au Maroc, terre d'émigration, d'abord clandestine puis tolérée, et d'où près de 250 000 juifs rejoindront Israël par vagues successives entre 1948 et 1975. Au lendemain de l'indépendance, la lutte pour le pouvoir entre le Palais et le Mouvement national n'était pas tranchée. Par son formidable dynamisme, son sens de l'organisation et sa capacité de travail, Mehdi Ben Barka occupait une grande place. Il suscitait également la méfiance. On lui avait confié la présidence du Conseil consultatif, ébauche d'un futur Parlement. Ses amis étaient au pouvoir depuis la formation en décembre 1958 du gouvernement Abdellah Ibrahim. Il devait prendre l'Éducation nationale, mais le Palais avait opposé in extremis son veto. La situation demeurait néanmoins fluide et le rapport de force évolutif. Ben Barka choisit de voir venir et quitte le Maroc en février 1960, pour ne revenir qu'en mai 1962.
C'est au cours de cette période qu'ont lieu des contacts entre Ben Barka et les Israéliens. Le 28 mars 1960, l'écrivain (et futur traducteur du Coran) André Chouraqui, ami de Ben Barka, diligente une rencontre à Paris avec Yaacov Karoz, du Mossad, qui se présente comme un collaborateur du chef du gouvernement. Chouraqui s'est alors persuadé que Ben Barka est le futur Premier ministre du royaume. Au cours de son exposé, le leader marocain n'est pas tendre pour le prince héritier, le futur Hassan II. À ses yeux, l'effondrement de la monarchie n'est pas exclu et risque d'entraîner troubles et chaos. Solution ? Un gouvernement de coalition qu'il est disposé à diriger. Les Israéliens devraient user de leur influence auprès de leurs coreligionnaires marocains et dans le monde pour soutenir cette perspective. Les juifs restés dans le royaume ne peuvent-ils plus correspondre avec leur famille en Israël ? Ben Barka rassure son interlocuteur : il trouvera une solution en en parlant avec ses amis au gouvernement.
Une autre rencontre est organisée par Meir Tolédano avec Alex Easterman, secrétaire politique au Congrès juif mondial (CJM), que préside alors Nahum Goldmann. Elle a lieu également à Paris, le 5 avril 1960. Tolédano, qui est marocain, a servi à l'ambassade à Washington et il sera élu sous les couleurs de la gauche au conseil municipal de Casablanca. Lui aussi est convaincu que Mehdi Ben Barka a un destin national. Du côté du CJM, la prudence est de rigueur. On mesure certes le poids de Ben Barka, mais on n'est pas sûr qu'il incarne l'« alternative à la monarchie ». En juin, le gouvernement Abdellah Ibrahim est renvoyé. Easterman fait le voyage de Rabat et s'entretient longuement, le 11 août, avec le prince Moulay Hassan, qui dirige en fait le gouvernement.
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